Le corps précaire des images
Souvent saisies au prisme d’une lecture théorique et métaphorique, les archives constituent un lieu de réflexion qui s’est accru depuis le tournant de l’an 2000, ponctuellement réactivées au fil d’une littérature académique et critique de même que de pratiques artistiques et cinématographiques attentives à la révélation, aux enjeux de mémoire et d’oubli, de trace et d'effacement, de violence et de restitution, et parfois au gage surréaliste de l’objet trouvé. Du Mal d’archive qui, sous la plume de Derrida, se faisait puissance de spectralité — une « fièvre » si l’on suit la traduction anglaise du titre de l’ouvrage 1 — en allant vers l’ensemble des initiatives travaillant les archives effacées ou survivantes issues de régimes coloniaux, la question de l’archive dans son versant conceptuel et des archives dans leur versant pratique s’est trouvée en outre propulsée par les importants changements médiatiques du numérique et du libre accès. Comme le souligne Annaëlle Winand dans un ouvrage consacré aux croisements entre pratiques cinématographiques et cadre disciplinaire de l’archivistique, un questionnement nouveau « prend racine dans le cadre des mutations technologiques et des développements numériques qui marquent notre société et bouleversent notre rapport au temps, à la mémoire, à l’espace et à l’autre. 2 ». Aussi l’impulsion archivistique que théorisait Hal Foster en 2004 3 n’a-t-elle jamais été aussi vive, comme le montre cette chercheuse et nouvellement membre du comité éditorial de la revue, notamment incarnée dans les pratiques cinématographiques du réemploi.
Depuis plusieurs années, l’archive et les archives occupent une place de prédilection au sein des pages de Hors champ. D’abord, une rubrique intitulée « Le goût de l’archive » d’après le titre de l’ouvrage phare d’Arlette Farge, leur est consacrée. Cette rubrique qui « invite les chercheur.e.s à décrire une découverte, un document trouvé en archives, une photographie, un fragment de film, une note manuscrite qui peut être à la fois une énigme insoluble et une promesse de savoir ou de rêverie » a proposé au fil du temps des textes qui portent sur une diversité de facettes et de pratiques mettant en scène autant des notions que des documents inédits liés aux archives. Des auteurs comme André Habib, Karine Abadie, Anne Klein, Peggy Larouche, Chantal Partamian et Rémy Besson ont alimenté cette section, par le biais de contributions consacrées au travail de chercheurs en archives, aux cinéastes du réemploi et plus largement à des approches tantôt matérielles, tantôt théoriques, participant d’une réflexion sur l’histoire culturelle du cinéma. Plus récemment, paraissait en janvier / février 2022, un dossier dirigé par Nour Ouayda et Ghada Sayegh intitulé « Circuler dans les archives du cinéma : rencontre, gestes et affectivités 4 », lequel interrogeait ce que la rencontre et la manipulation d’archives entrouvrent d’interrogations voire d’incertitudes et d’émerveillement paradoxal. « Je sens que lorsque je rencontre une image d’archive, tout se joue dans ces premiers instants où celle-ci, éblouissante, apparaît en face de moi », confiait Nour Ouayda à Ghada Sayegh dans l’introduction de ce dossier en forme de correspondance. Du pouvoir d’apparition de l’archive en allant vers son « non-alignement », selon ce que désigne de réparation l’expression forgée par Léa Morin à l’endroit des archives disparues et réapparaissant, ce dossier constituait l’un des jalons sensibles et prégnants de la réflexion portée aux archives chez Hors champ.
Mais si les archives — en plus de sites de trouvailles, de ruines, d’apparition, d’objet ambigu et de réparation — se formulaient également dans les termes d’un travail de soin ? Et si pour ainsi dire elles étaient également le lieu d’une éthique et pratique du « care » dans la foulée de l’important legs féministe attaché à cette notion ? Un prendre-soin-du-monde qui comprend les quatre dimensions que cette éthique circonscrit : l’attention, la responsabilité, la compétence et la capacité de réponse 5 ; et s’engageant sur le terrain de la relation personnelle, voire d’une approche de la vulnérabilité et du corps.
Il pourrait paraître étrange de considérer une sphère matérielle dans cet orbe. Mais pourtant, le dossier qu’ont assemblé les archivistes, conservatrices et cinéastes Eva Létourneau et Chantal Partamian pour ce numéro de Hors champ, et qui s’intitule « Par deça les images : pratiques et réflexions sur la conservation des films », montre bien que le travail des archives entretient quelques parallèles avec le care en question. L’ensemble et l’apanage des soins que prodiguent les travailleur·e·s œuvrant à la préservation, la conservation et la restauration des films évoquent fortement, comme les contributions de ce dossier permettent de le détailler, un effort émotionnellement infirmier et une attention techniquement médicale, voire une petite thérapeutique de la vie des images.
Il n’est d’ailleurs pas innocent de constater que le terme de « pratiques » précède celui de réflexions, dans l’intitulé du dossier choisi par ses directrices invitées. Cet accent mis sur la pratique reflète en effet un renversement méthodologique invoqué dans l’introduction que signent Eva Létourneau et Chantal Partamian, et qui étoffe le parallélisme aux approches du care : soit un souci de mettre l’accent sur des métiers peu discutés, des « savoir-faire discrets 6 », des « voix différentes » pour emprunter le terme de Carole Gillian 7 , pionnière du care, et par le fait même l’expertise de practicien·e·s de l’image à laquelle Létourneau et Partamian ont voulu prêté oreille.
Mais davantage, cette primauté manifeste de la pratique dans l’approche m’évoque l’heuristique du « faire » et d'activités techniques que l’on qualifiait autrefois de « banausiques », longtemps écartées des discours artistiques par faute de se prêter au jeu intellectualiste de la théorie et de la littérature. A contrario d’une approche conceptualiste, nous avons avec ce dossier des descriptions et des pensées émanant de manipulations journalières de même qu’un accès privilégié à des formes inédites de conscience artisanale. Que se passe-t-il pour que les image nous parviennent ? Les contributions assemblées par les directrices du dossier déploient et distillent ce « faire » inhérent au care, en autant de touches personnelles et de manœuvres délicates. Elles redonnent de la sorte une vigueur à la sphère de la technè, en encerclant une singulière poétique du fragment, de la matérialité, du support et de la gestualité.
Dans son ouvrage Un monde vulnérable : pour une politique du care, Joan Tronto, définissait le « care » dans ces mots :
Une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre « monde », de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie 8 .
De manière critique, il importait à Tronto d’étendre, voire de décloisonner, les espaces privés du care vers des sphères publiques et diversifiées, en tant que « pratique processuelle, contextuelle et située 9 ». Cette redistribution politique des gestes et rôles dévolus au soin me fait penser, par ricochet, à notre rapport subjugué et de dépendance aux images (ou à tout le moins, au mien). À ce que voudrait dire un réseau complexe, en soutien à la vie, dans le régime de l’image. Et il me semble encore ici que le dossier « Par deça les images » donne quelques pistes de résonance.
Ce dossier en effet met en scène un certain « corps des images », pour détourner l’expression du médiéviste Jean-Claude Schmitt 10 , laquelle visait notamment à dégager leur agentivité. Nous y trouvons de nombreuses images d’images, et de ces images de cinéma que nous avons peut-être moins l’habitude de fréquenter : pellicules détériorées, bobines enroulées, étagères contenant des vidéocassettes, disques, négatifs, positifs, copies. Tout un arsenal au fond bien fragile et qui, en travaillant le dossier dans ses étapes de préparation, m’a fait penser à certains termes liés à la corporéité : la peau des films de Laura U. Marks 11 ou encore, les « organismes énigmatiques » d’Aby Warburg. Non seulement les nombreuses images fournies par Eva et Chantal et leurs collaborateur·rice·s m’ont émue et donné l’impression de tenir dans mes mains une matière précieuse, à l'instar de corps et d'êtres à soigner, mais en lisant tous les textes assemblés, j’ai eu le sentiment d’entamer une sorte de petite cure de mon rapport maladif aux images. Cure au regard de l’épaisseur matérielle en jeu, d’une prise de conscience de tout ce qui rend possibles les images et inversement impossibles ; cure d’attention également, via l’appel aux relations de proximité et de temps long passé en leur compagnie.
Si ce dossier prend ainsi le contre-pied de l’archive comme métaphore, il contient en revanche une courroie métonymique à même son approche de la réalité des images (leur vie, leur mort, leur survie). En ces temps de vulnérabilité et de précarité grandissantes pour les organismes culturels, les revues, les artistes, cinéastes et auteur·rice·s, la mise en visibilité de la fragilité des images de même que du travail de préservation qui leur incombe — cet en deça des images — par Eva Létourneau et Chantal Parmatian me semble en effet criant de nécessité et de vérité reconduite : elle relève toute l’importance des économies souterraines de nos mondes culturels et le positionnement de sollicitude individuelle et collective à l'endroit de ce que nous estimons être des images justes de nous-mêmes et de notre environnement. Les chercheur·se·s, vidéastes, archivistes, technicien·e·s, conservateur·rice·s de ce dossier mettent non seulement en lumière des gestes essentiels, mais actent un prendre-soin-des-images à l'instar d’un prendre-soin-du-monde et des mémoires qu’il contient.
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Outre le dossier « Par deça les images : pratiques et réflexions sur la conservation des films », ce numéro hivernal de Hors champ contient également des textes de Charlotte Lehoux, Ghada Sayegh, Maude Trottier et Annaëlle Winand rendant compte de certains films projetés durant les RIDM (« Éclats des RIDM »). De même, il intègre un texte écrit par l’une des participant·e·s au tout premier atelier d'écriture qu'a donné Hors champ, durant la campagne de sociofinancement mené à l’automne dernier, au sujet de la soirée consacrée aux films du cinéaste expérimental Karel Doing, à la lumière collective.
Dans la foulée de notre initiative de sociofinancement et de la réflexion qu’elle a suscitée, nous avons également aménagé de nouveaux espaces sur notre site internet. Nous y trouvons désormais un onglet « Collaborer » où la ligne éditoriale de Hors champ de même que l'ensemble de ses rubriques sont explicitées, munies de consignes pour les personnes souhaitant soumettre un texte à l'attention du comité éditorial de la revue. À l’intérieur du nouvel onglet « Soutenez-nous », nous trouvons cette fois le mur des donateur·rice·s de cette campagne de financement, lequel comprend également les artistes, les organismes et les entreprises qui se sont prêtés au jeu de la collaboration et du soutien. Nous en profitons pour les remercier, de nouveau, chaleureusement.
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SOMMAIRE
Introduction au dossier
Eva LÉTOURNEAU, Chantal PARTAMIAN, Par deça les images : pratiques et réflexions autour de la conservation des films
Rubrique « Entretiens »
Eva LÉTOURNEAU, Contribuer à l'histoire du cinéma : entretien avec David Marriott et Jonathan Doyle, fondateurs de Canadian International Pictures (PIC)
Sam MEECH, untitled_video_conservation_FINAL_v2.docx
Anne GOLDEN, Une archive de l'incertitude
Margaux CHALANÇON, Une chronologie du mouvement
Oscar BECHER, Decay the Earth Stood Still : comprendre le syndrome du vinaigre
Zoé ROGEZ, Regénérer les bobines : le traitement réhydratant des pellicules
Collectif (Ana LEVISKY Tania L. ESPINAL, Eva LÉTOURNEAU, Fidel GONZALEZ ARMATTA, Chantal PARTAMIAN, Sara VALLE ROCHA, Oscar BECHER, Innover pour préserver : les outils et les techniques des archivistes
Chantal PARTAMIAN, André HABIB, Annaëlle WINAND, La bobine oubliée
sur Zoom Out : Mirror of Breath (Shahin Parhami, 1996)
Eva LÉTOURNEAU, Chantal PARTAMIAN, Premiers jalons vers une cartographies des institutions et organismes qui œuvrent à la préservation des films au Canada
Eva LÉTOURNEAU, Chantal PARTAMIAN, Glossaire visuel
Chalotte LEHOUX, Ghada SAYEGH, Maude TROTTIER, Annaëlle WINAND, Éclats des RIDM
Alexandra TREMBLAY, Croisement épistolaire autour de Karel Doing et RÖDÄÏSÜN
Notes
- Jacques Derrida, Mal d'Archive : une impression freudienne, Paris, Éditions Galilée, 1995 ; Archive Fever: A Freudian Impression, trad. par Eric Prenowitz, Chicago-, University of Chicago Press, 1996. ↩
- Annaëlle Winand, Aux marges de l'archivistique : exploitation des archives et cinéma de réemploi, Québec, Presses de l'Université du Québec, 2024, p. 2. ↩
- Hal Foster, « An Archival Impulse », October, n° 110, automne, 2004, p. 3–22. ↩
- https://horschamp.qc.ca/filtre/janvier-fevrier-2022. ↩
- Joan Tronto, Un monde vulnérable : pour une politique du care, coll. « TAP/Philosophie pratique », trad. H. Maury, Paris, Éditions La Découverte, 2009 [1993], p. 28. ↩
- Pascale Molinier, « Le care à l’épreuve du travail », Le souci des autres, Patricia Paperman et Sandra Laugier (éd.), Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2011 p. 343. ↩
- Carol Gilligan, Une si grande différence, trad. A. Kwiatek, Paris, Éditions Flammarion, 1986. ↩
- Tronto, 2009 [1993], p. 143. ↩
- Tronto, 2009 [1993], p. 55. ↩
- Jean-Claude Schmitt, Le corps des images. Essais sur la culture visuelle au Moyen Âge, Paris, Gallimard, Collection « Le temps des images », 2002. ↩
- Laura U. Marks, The Skin of the Film. Intercultural Cinema, Embodiment, and The Senses, Durham / London, Duke University Press, 2000. ↩