Par deça les images

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0. Introduction

On m’a initialement demandé d’écrire sur l’expertise de Vidéographe en matière de conservation vidéo. La vérité est que je ne peux qu'écrire sur les lacunes de notre — ou, plus honnêtement, de ma propre — expertise et de ma navigation sur ces eaux, avec en main une carte incomplète. J’ai rejoint le centre d'artistes en janvier 2023 pensant avoir une bonne compréhension de la vidéo, pour ensuite me rendre compte qu’il y avait tellement de choses que je ne savais pas ; et que le peu que je savais, je ne le comprenais pas complètement. La nature et le contexte de l’image en mouvement ont tellement changé au cours des 25 dernières années qu’il peut être difficile de saisir ce qu’est la « vidéo ». Les soumissions que nous recevons continuent de travailler et d’élargir les définitions de « film », « vidéo » et « numérique ». Le poids de l’histoire et l’ampleur de notre collection croissante représentent un défi de taille, en particulier pour un centre d’artistes autogéré. Je me soucie passionnément de bien faire les choses, de m’assurer que l’immense corpus d’œuvres soit pris en charge et rendu disponible dans le meilleur état possible et dans le format le plus fidèle. Le défi concerne autant la capacité que la compétence. Je m’adapte encore à ceci : il s’agit d’un marathon, et non d’un sprint. Mais j'ai souvent l'impression qu'« en attendant on est mal pris 1  ». J’ai donc écrit ce texte à la façon d’un journal rétrospectif, parsemé d’événements réels, de réflexions authentiques et d’angoisses sincères sur la manière de conserver les images.

1. La salle

Je suis dans une pièce. La pièce est petite. Il y a des étagères bien remplies de cassettes vidéo. Les cassettes ont toutes un numéro et un titre, et la plupart d’entre elles comportent des points rouges. Ces cassettes font partie de notre collection physique. J’en déduis que ça doit être notre salle d’archives.

Les cassettes sont en grande partie classées dans l’ordre d’un numéro de collection, mais les formats sont mélangés, avec des cassettes / bandes mini DV et DVCAM maladroitement intercalées parmi les Betacam moyens et grands formats. Mais je peux à peine atteindre les étagères, car la pièce est également remplie de cartons ; des boîtes de cassettes, étiquetées selon une série de numéros. Il semble y avoir peu de logique ou d’ordre entre les boîtes. Est-ce que ces boîtes se retrouvent dans cette pièce parce qu’elles devaient y être archivées sur les étagères ? Devaient-elles au contraire repartir ailleurs ? Si je sors les cassettes des boîtes, est-ce que cela va bouleverser le plan ? Y avait-il un plan ?

Le technicien qui me forme n’est là que depuis 6 mois et ne connaît pas l’histoire qui se cache derrière ces cartons.

2. Dylanologie

Un jour, j’ai rencontré un gars à Liverpool qui avait piraté tous les concerts de Bob Dylan sur des cassettes C-90, à l’exception de cinq d’entre eux, laissés néanmoins à l’état de vides sur l’étagère. Il est parfois important de souligner ce qui manque.

3. Hara Kiri

Nous préparons une programmation spéciale de vidéos de la regrettée vidéaste Manon Labrecque. Denis Vaillancourt repère une petite erreur dans notre copie numérique de Hara Kiri : Exercices (1998) 2 . Sur le carrelage de la salle de bain, un cafard tourne sur le dos ; ce qui dénote un « glitch » d'une demi-seconde — une trame à entrelacement simple manque à l'image. Il manque un champ entrelacé. Denis a des yeux de faucon. Je vais renumériser l’œuvre, mais je dois d’abord me rendre à l’entrepôt pour voir quelles copies nous avons sur cassette.

Je numérise la bande submaster ; ce qui n’a pas fière allure. J’essaie une copie d’exposition qui semble nettement plus propre même si, au premier passage, j’y attrape un problème momentané de glitch. J’essaie un deuxième passage et, cette fois, j’obtiens tout, pas de glitchs, pas de pépins. Nous voici donc équipés d’une meilleure copie numérique pour notre collection. Seulement « meilleure » d’une demi-image, mais que je ressens comme une grande différence.

Hara Kiri : Exercices (Manon Labrecque,1998)

4. Bien sûr

En préparant un programme, je remarque quelque chose d’étrange à propos de notre copie numérique du film Bien sûr de Sylvie Laliberté (2010). La qualité n’est pas terrible. On dirait que le film a été tourné en HD, mais le fichier est pourtant en SD. C’est difficile à expliquer — on dirait une ombre. Vithèque m'indique que le film a été tourné en HDV.

Le HDV était très populaire entre 2006 et 2014, avant de se voir remplacer par les cartes SD. Il était enregistré sur les mêmes cassettes MiniDV que le DV en définition standard. Quoi qu’il en soit, nous n’avons pas de magnétoscope ou de caméra HDV. Est-il possible que nous n’ayons jamais reçu ces derniers ? Je ne sais pas comment les choses fonctionnaient ici à l’époque ni qui était le technicien. Les festivals de films indépendants pouvaient-ils alors projeter en HD ? Pouvions-nous envoyer un fichier aussi gros ? Encore ici, il se peut que nous n’ayons tout simplement jamais demandé à avoir accès au format HD. En tant que format, il est arrivé trop tôt. Peut-être qu’il nous manque de versions HD d’autres films de cette époque dans notre collection.

J’envoie un courriel à Sylvie pour lui demander si elle a un export HD. Elle me répond qu’elle possède un disque dur avec l’ancien projet dans Final Cut Pro. Je lui demande de l’apporter. Nous devons à présent trouver un vieux Mac muni d’un ancien système d’exploitation, et une vieille copie de Final Cut Pro Studio (la bonne version). Si nous arrivons à trouver tout cela, et si toutes les images sont là, nous pourrons alors l’exporter en HD. Mais la dernière vieille tour Mac que j’ai essayé d’allumer me donnait l’impression qu’elle allait exploser.

Bien sûr (Sylvie Laliberté, 2010)

5. MiniDV et HDV

Le MiniDV semble être le pire de tous les mondes — électromagnétique, codé numériquement, fragile et avec des dépendances matérielles, logicielles et codecs importantes. Le HDV, encore plus — un format physique et numérique fantastique, rapidement devenu redondant, piégé dans le temps entre des couches de développements technologiques, comme une sorte de bizarrerie géologique.

Imaginez si notre capacité à accéder aux 100 premières années d’images animées dépendait de l’accès à un adaptateur obscur pour connecter un vieux magnétoscope à un ordinateur grinçant capable de démarrer OS X Weetabix afin d’exécuter une copie crackée de Final Cut 1967, et pour être en mesure d’utiliser un codec obscur permettant de capturer les images en temps réel. Les vidéos réalisées entre 1995 et 2015 sont foutues. Celles de 2006 à 2011 le sont doublement.

6. Bummock 3

La petite salle « d’archives » n’est que la pointe de l’iceberg.

Le fond de l’iceberg existe dans une unité de stockage séparée, hors site, près de De Lorimier. C’est vaste. Plusieurs rangées d’étagères, chacune remplie de boîtes d’archives standard de cassettes. On décèle le squelette d’un système utilisant des numéros de collection, mais encore une fois, les formats sont mélangés. Certaines boîtes sont presque vides tandis que d’autres sont pleines. J’éprouve une forte réaction physiologique devant cette abondance semi-ordonnée — une excitation mêlée d’anxiété. J’enlève mon manteau et mon pull. Je sors une caméra 360 et un ruban de mesure.

7. Syntax

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Le protocole de dénomination des fichiers est ici vraiment important. Il a évolué depuis les débuts de Vidéographe (les versions en langue anglaise utilisent toujours « a » pour « anglais » plutôt que la norme internationale de « en »), et ce n’est pas appliqué de manière cohérente à 100 %, mais quoi qu’il en soit, c’est un système, et c’est ce qui compte.

8. Boucles étranges

Je donne une conférence dans le cadre d’un événement organisé par l’International Association for Media and History (IAMHIST) à l’université McGill. Ma conférence s’intitule « Strange Loops Within and Beyond the Vidéographe Collection ». Je présente des exemples précoces de rétroaction vidéo et de synthèse vidéo comme des manipulations explicites de mauvaise utilisation du signal vidéo. La conjuration d’images électroniques par Jean-Pierre Boyer 4 sur son Boyetizeur ; les portails de rétroaction tourbillonnants de Charles Binamé 5 inspirés des expériences de Gilles Chartier ; les fractales hurlantes de free-jazz qui percent Y’a du dehors dedans (1973) de Pierre Monat 6  ; les auras érotiques de Libidante (1972) de Micheline « Mousse » Guernon 7 , et un aperçu de l’abîme de l’au-delà dans L’homme au yoyo meurtrier 8 de Luc Sanche (1974). Je soutiens que ce sont des documents remarquables témoignant de phénomènes éphémères en temps réel, propres au médium de la vidéo. Ce sont, en fait, des fantômes.

Y’a du dehors dedans (Pierre Monat, 1973)

9. Béton

Les travailleurs de la construction ont creusé un énorme trou devant Vidéographe. Aujourd’hui, ils vont couler le béton. J’enterre une clé USB dans le béton. Elle contient des vidéos qui documentent le creusement du trou dans lequel elle est enterrée. Elle restera intacte au moins jusqu’à la prochaine fouille archéologique.

10. Politique

Où est le document de la politique de conservation ? Ai-je seulement le temps de le trouver s’il existe ?

11. Entretien

Nous avons trop de lecteurs cassés ou non testés. Mais je ne peux même pas les inspecter parce que cette tâche n’est pas urgente. J’ai acheté des tampons de nettoyage, mais je n’ai pas eu le temps de les utiliser.

Nous devons tous partir du principe que tout doit être réparé en permanence. L’entretien et la réparation devraient être au cœur de notre façon de travailler, de notre philosophie. Qu’on appelle cela soin, peu importe, mais partons du principe que les choses se cassent, et puis mettons en place des systèmes et du temps pour les résoudre. N’achetons pas un autre objet. La vidéo pourrait redevenir radicale, simplement parce que son existence repose sur la réparation.

12. Anicinabe

Le cinéaste Jacques Leroux nous demande de numériser les rushes Hi8 de son documentaire Anicinabe 9 , daté de 1994, qui porte sur la communauté algonquine éponyme. Les rushes sont répartis sur 28 cassettes. Ce sont des documents extrêmement importants que Jacques restitue à la communauté. Je ne veux pas me tromper. Les bandes contiennent des interviews avec de nombreux membres de cette communauté, mais aussi des documents relatifs à des réunions communautaires, à des événements, ou contenant de la musique.

C’est un long processus. Je numérise chaque bande sous forme de vidéo non compressée, avant de réaliser une vidéo Pro-res 422HQ en utilisant les paramètres d’origine (pixels entrelacés, non carrés), puis une vidéo h264 648x486p avec des pixels carrés. Je réalise également une feuille de calcul détaillée pour suivre la progression. Au final, le total pèse 3,7 To et comprend 27 heures, 29 minutes et 14 secondes de matériel.

Anicinabe (Jacques Leroux, 1994)

13. Betamax

Je découvre une cassette Betamax dans une boîte à l’entrepôt externe. Betamax et non Betacam. Elle se trouve dans une boîte au hasard dans l’allée, avec quelques cassettes VHS. L’étiquette indique « 1-3-7, En attendant on est mal pris, B.01.315, 45 min ». En la regardant à la maison ce soir-là, je me rends compte qu’il s’agit d’un documentaire ancien (1979) 10 de notre collection, sur la lutte pour l’accès à un logement abordable. 45 ans plus tard, rien n’a changé.

Betamax. Crédit photo : Rob Feuler

14. U-matic

Nous avons trois énormes magnétoscopes Sony U-matic dont, apparemment, aucun ne fonctionne. Christian, le technicien du Musée des Ondes Emile Berliner, propose d’y jeter un œil et en apporte un à son atelier. Il m’envoie un courriel quelques semaines plus tard avec une vidéo du magnétoscope en fonctionnement. Christian m’explique que le compteur de bande était bloqué et que, comme il était connecté au mécanisme sous-jacent, il empêchait en fait la bande de jouer. Une conception inhabituelle. Il est étrange de penser qu’une minuscule composante de mesure du temps a effectivement arrêté le temps.

Je cherche une cassette U-matic à emporter pour tester et j’en trouve quelques-unes dans la salle d’archives. J’en choisis une intitulée Musique populaire et musique du Peuple (1975). Elle ne fait pas partie de la collection, je n’ai donc aucune idée de ce que c’est, ni de comment c’est arrivé ici.

À l’atelier, Christian est tout excité lorsqu’il me montre le schéma de conception de l’U-matic et se met à décrire comment le lecteur ne contient aucune puce électronique, seulement des composantes électroniques de base, ce qui est inhabituel, mais témoigne encore une fois de l’ancienneté de la conception. Le lecteur lui-même a l’air industriel.

Le mécanisme d’éjection est percutant et le plateau de la cassette se soulève violemment, tel un piège à ours. J’apprécie le « clunk » et le « thunk » de chaque opération lorsque je charge la cassette, abaisse le plateau, réinitialise le piège et appuie sur le bouton play. Les bobines de cassette tournent dans des directions différentes. Cela n’a aucun sens. Il n’y a pas d’image, pas de signal. Pas de flou, juste du noir. Et puis soudain : une image en noir et blanc d’un carton de titre peint à la main, suivie de celle d’un vieil homme jouant de l’harmonica et chantant du yodel. Claire et nette, comme si elle était d’aujourd’hui. C’est un moment incroyable. Nous regardons une vidéo qui a presque 50 ans.

15. Bernard Émond

Il n’y a aucune trace de Musique populaire et musique du Peuple dans notre collection ou dans notre base de données. Je ne trouve pas grand-chose en ligne non plus, à part une liste minimale sur le site de la Cinémathèque québécoise, qui indique que le film a été réalisé en 1976. Il n’y a pas d’images ni d’extraits, ici ou ailleurs. Le film est du réalisateur Bernard Émond qui a également réalisé Trois mille fois par jour (1978) ; ce qui me rappelle quelque chose. Je fouille dans la salle des archives et trouve une autre cassette U-matic sur l’étagère étiquetée 3000 fois par jour. Je consulte notre base de données et il s’avère qu’elle se trouve dans notre collection 11 .

16. 2670 sauvegardes

Pourrions-nous avoir un système de sauvegarde distribué, où chaque membre s’occuperait d’un seul film de la collection ? Nous leur donnerions une carte SD à gérer et, en cas d’urgence, nous les appellerions pour que chaque membre nous les renvoie. Nous aurions besoin de 2670 membres, mais je pense que cela fonctionnerait.

17. Vidéo numérique

La vidéo numérique n’est ni un film, ni une vidéo.

Quand avons-nous distribué pour la dernière fois une vidéo — une vraie vidéo ? Ou projeté une œuvre devant un public en utilisant un signal vidéo analogique, les images se manifestant sous forme d’électrons tirés sur l’écran phosphorescent d’un téléviseur à tube cathodique ?

Les œuvres les plus anciennes de la collection ont leurs « pixels » non carrés et leurs champs entrelacés. Le DVD est l’équivalent numérique le plus proche de ces œuvres plus anciennes, préservant en grande partie les paramètres d’origine avec en moins quelques rangées de pixels. Par la suite, Vimeo désentrelace les champs et réencode le film avec des pixels carrés. Les DCP nous obligent en outre à mettre à l’échelle les œuvres plus anciennes, soit à 225 %. Est-ce vraiment la « vidéo » de nos jours ?

18. Never Forget

Robert Forget, le fondateur de Vidéographe, nous rend enfin visite, après de nombreuses tentatives annulées en raison de problèmes de santé et de la pandémie. La première chose qu’il rencontre est un moniteur CRT Sony Trinitron diffusant un enregistrement de lui-même plus jeune, 50 ans auparavant, de la vidéo Entrée en scène (1972) 12 . Dans la vidéo, il a de grands cheveux bouclés et nous fait visiter Vidéographe à l’époque où l’organisme était sur Saint-Denis.

Robert explique que la Vidéo s’avérait révolutionnaire au début des années 1970 parce que les cinéastes pouvaient « rembobiner [et] revisionner tout suite ! ». À plusieurs reprises, il répète que le contexte politique était très différent à l’époque. Il se souvient du moment où, alors qu’il avait installé des haut-parleurs dans la fenêtre de Vidéographe, il a entendu une explosion dans un immeuble de l’autre côté de la rue. Un jeune homme au troisième étage s’était fait exploser le bras avec une bombe artisanale.

Je montre à Robert Forget le lecteur U-matic réparé, et l’invite à charger la cassette de Musique Populaire et musique du Peuple. Un vieux bonhomme à l’écran joue de l’harmonica et chante du yodel, ce qui fait sourire Robert qui tape du pied au rythme de la musique ; un demi-siècle sépare le public et l’interprète.

19. Lysanne Thibodeau

Nous sommes entourés de projets inachevés qui ont survécu à plusieurs réalisateurs. Il y a une boîte de cassettes appartenant à la cinéaste Lysanne Thibodeau. Ces cassettes ont été données par sa famille et devaient être intégrées à la collection, mais la pandémie a frappé. Le travail lent et patient des projets à long terme est souvent mis de côté. Ce qui est important n’est jamais urgent, et ce qui est urgent n’est jamais vraiment important.

Comme nous devons numériser l’un de ses films, Éloge du retour (2001) 13 pour Tënk, je suppose que le projet commence maintenant. Son fils était un de mes étudiants à Concordia, je ressens par conséquent un sentiment de responsabilité supplémentaire à l’idée de mener correctement ce travail. J’ouvre la boîte. Une cassette attire immédiatement mon attention : Bad Blood for the Vampyr (Lysanne Thibodeau, 1984). Je cherche le titre sur IMDb. Il s’agit d’un film de vampire en noir et blanc de style Nosferatu, tourné sur pellicule à Berlin. Blixa Bargeld des Bad Seeds y fait une apparition dans le rôle d’un prêtre maléfique. C’est le film le plus « Berlin années 80 » que je puisse imaginer.

20. Échecs

Encoder une vidéo, c’est comme transcrire une partie d’échecs. On pourrait décrire chaque case et chaque pièce de l’échiquier entre chaque mouvement (ProRes), mais il est plus efficace de décrire uniquement les mouvements dans une syntaxe codifiée, à l’instar d’un « e4 e5 ». En fait, ce serait plutôt un cas « H264 », bien que ça soit conçu pour être lu dans une seule direction, vers l'avant. Mais quand aurions-nous besoin de reculer ?

21. Testicules

Un artiste a connu une panne de disque dur, perdant plusieurs de ses œuvres d’il y a 20 ans. Il m’envoie par courriel une liste de titres de films dans l’espoir d’en trouver une copie dans notre collection. Je recherche le titre du premier film dans notre base de données et, heureusement, je le trouve. J’ouvre le fichier dans QuickTime, et je suis confronté à une paire géante de testicules velus. Le fichier est un ProRes avec un débit binaire décent, c’est donc quelque chose.

22. Laserdisc

Mathilde trouve un « Laser Videodisc enregistrable » dans le bureau. Il n’a pas d’étiquette, et la surface enregistrable rose géante présente quelques rayures. Nous n’avons pas de lecteur de laserdisc, je le ramène alors chez moi pour le tester sur mon propre lecteur. Étonnamment, malgré les rayures, le lecteur fonctionne bien, et me voici contemplant une belle version propre d’Entrée en scène (1972), avec le jeune Robert Forget. C’est une très belle surprise.

23. Article pour Hors champ

On me demande d’écrire un article sur la conservation vidéo pour la revue Hors champ. Je me sens trop occupé. Écrire un article sur la conservation vidéo sera également un obstacle à la conservation vidéo elle-même. Mais peut-être que si je peux décrire l’obstacle, cela m’aidera à le surmonter à l’avenir.

Je n’ai aucun moyen de parler de « comment conserver la vidéo » sans révéler immédiatement mon ignorance et mes incompréhensions.

Expertise ? Quelle expertise ? Notre expertise est le fruit du hasard : elle va et vient avec la personne. Il n’existe pas de véritable structure pour transmettre les connaissances et les compétences au sein de l’équipe ou entre les générations. Où est le manuel ? Où est La Dernière bande de Krapp 14  ? Où est la note cachée (« si vous lisez ceci, c’est que je suis mort »). La question n’est pas « comment préserver l’image en mouvement », mais « comment préserver (la connaissance de) comment préserver l’image en mouvement ».

24. Une nouvelle attitude

Je me décide enfin à tester le magnétoscope S-VHS Mitsubishi qui nous a été donné par la Biosphère. Je le branche sur un moniteur Sony Trinitron, et je prends une cassette VHS de la pile sur mon bureau. Je choisis CherFitness: A New Attitude (1991), une cassette que, je m’en souviens, ma mère possédait, mais aussi mon ami Richard. Elle est suffisamment importante culturellement pour marquer de manière appropriée l’occasion d’une première écoute sur ce superbe magnétoscope, mais pas spéciale ou rare au point d’être navré de la voir mâchée. J’insère délicatement la cassette dans le lecteur. Un message d’erreur « Avertissement 05 » s’affiche immédiatement. La cassette est coincée et ne peut pas être éjectée.

25. Enregistrer sous

Qui s’occupera de cet article ? Qui conservera mes mots et préservera mes idées ? Qui sera le gardien de la conception graphique et de la composition soignées de la page ? Qui peut rendre compte du codage du site ? Aimez mes mots, sauvez mes GIFs.

Si vous lisez ce texte en ce moment, copiez-le et collez-le, enregistrez-le au format PDF, puis imprimez-le et reliez-le parfaitement, avant de le placer furtivement sur les étagères de la BAnQ. Enregistrez-le à l’écran et téléchargez-le via un torrent. Copiez-le sur une bande U-matic. Envoyez-le au CPS de Londres, faites-le transférer sur un film 35 mm. Mieux encore, mémorisez-le et récitez-le chaque jour.

26. NAS 15

Le NAS est en panne. Il émet un bip, un voyant orange « d’alerte » clignote. Nous ne pouvons pas accéder à la collection. Pierre me dit de l’éteindre et de le redémarrer. Je maintiens le bouton d’alimentation enfoncé pendant 7 secondes et le laisse faire son travail. J’attends 20 minutes et je le redémarre, mais il continue à biper comme un oisillon.

Pierre arrive dans l’après-midi pour tester le NAS. L’extension du cache SSD est en panne, et cela semble affecter le disque NAS principal. Le cache est comme une zone de chargement, et il semble que la porte du garage soit foutue. Nous allons commander une nouvelle pièce, mais cela prendra une semaine. Nous avons toujours accès aux vidéos les plus récentes (2550 et plus) sur la deuxième extension NAS, mais nous ne pouvons pas accéder à 95 % de notre collection.

C’est un coup de poing dans la figure. Pourquoi avoir un système qui peut être mis hors service par un seul composant ? Des pieds d’argile.

Nous avons une sauvegarde de la Collection 01 sur LTO chez Post Moderne, et nous en avons une autre hors site sur des disques durs, mais dans les deux cas, il leur manquera des numérisations plus récentes d’œuvres plus anciennes, nous avons donc peut-être perdu du temps et du travail. Quoi qu’il en soit, nous devons repenser nos systèmes de sauvegarde.

27. Inondation

Nous essayons tous de comprendre comment naviguer dans le numérique, comment exister dans un nuage ou distinguer les clones. Il est vraiment très facile de partager son film, de copier ses fichiers, sans avoir besoin de préméditation ni de planification, de multiplier et de réencoder à l’infini. Mais il est également facile d’égarer un fichier ou de l’effacer, de heurter ou de perdre le disque dur et encore, tout simplement, de le retrouver en panne parce que… c’est mercredi. Un logiciel n’est plus pris en charge, ou votre portail de licences n’est plus pris en charge, ou un périphérique n’est plus pris en charge, ou un pilote n’est plus pris en charge, ou un système d’exploitation n’est plus pris en charge, ou un codec n’est plus pris en charge.

Nous sommes une institution, nous avons une histoire et nous avons un logo, mais si vous pensez que cela nous sauvera du déluge, détrompez-vous. Nous avons quelques sacs de sable de même que le squelette d’un système, mais la réalité est fragile.

Bien sûr, nous ne sommes pas vraiment confrontés à une véritable inondation — contrairement aux archives d’autres pays qui doivent faire face aux défis du stockage dans des conditions humides, ou de la recherche d’énergie pour maintenir la climatisation, ou de la survie à des événements météorologiques de plus en plus instables, ou tout simplement à la menace d’effacement par un nouveau régime politique.

28. Artistes

En fin de compte, les artistes perdront leur travail, car ils sont des artistes, pas des conservateurs. Chaque fois que nous créons une nouvelle œuvre, nous devrions également en concevoir le cercueil.

Bien que Vidéographe soit avant tout un distributeur, l’une des conséquences de ce rôle est que nous sommes également un conservateur officieux. Nous ne sommes pas obligés de conserver les vidéos, mais nous en prenons soin afin de les distribuer. Et c’est tout. Malgré tout, la distribution et la programmation sont un excellent moyen d’assurer la conservation des matériaux, des équipements, des compétences et des réseaux d’exposition. Elles mettent constamment vos méthodes à l’épreuve. Vous ne découvrez qu’une vidéo n’est pas là que lorsque vous la cherchez.

Je soutiens que, même si nous ne sommes pas obligés de conserver les fichiers pour toujours, nous sommes les gardiens de ces œuvres. Je dirais même que, si vous possédez une copie d’un film sur DVD ou un téléchargement d’un film à partir d’un torrent, vous devenez également le gardien de cet artefact culturel. Bien sûr, le streaming ne vous offre pas cette opportunité, et peut-être que les gens l’apprécient parce qu’il est implicitement dépourvu de tout sens des responsabilités.

Les pirates sont également d’importants conservateurs, construisant leurs propres collections, enfreignant la loi juste dans leur recherche et leur partage des meilleures versions disponibles de films (parfois obscurs). Conservation décentralisée sans institution ni stratégie. Peut-être qu’un film n’est vraiment sauvé que dans la mesure où il est partagé.

29. Précarité

La précarité des centres d’artistes signifie que les connaissances institutionnelles sont souvent perdues avec le renouvellement du personnel. La mémoire se réinitialise, les compétences sont désapprises, les stratégies s’évaporent. Nous nous réveillons et examinons nos tatouages ​​​​dans le miroir pour essayer de comprendre qui nous sommes et ce que nous faisions.

Il existe de bons systèmes comme les numéros de collection, mais ils côtoient des projets inachevés, un chaos général et d’anciens systèmes enterrés. Des couches de taxonomies, semi-instiguées et semi-redondantes. En l’occurrence, depuis que je suis ici, j’ai ajouté au problème, le compliquant plutôt que le résoudre.

30. UPS

UPS a livré la pièce de rechange pour le NAS. Pierre l’installera demain. Croisons les doigts pour que cela fonctionne.

*

Traduction : Chantal Partamian

Notes

  1. Ce bout de phrase est inscrit sur une Betamax déposée chez Vidéographe, à laquelle réfère l'entrée #13 de ce texte.
  2. https://vitheque.com/en/titles/hara-kiri-exercices.
  3. Terme utilisé en océanographie pour désigner : « Du point de vue d’'un sous-marinier, saillie de la face inférieure de la voûte de glace. »voûte de glace », https://vitrinelinguistique.oqlf.gouv.qc.ca/fiche-gdt/fiche/26512857/bummock.
  4. Jean-Pierre Boyer, L'amertube, 1972, https://vitheque.com/en/titles/lamertube.
  5. Charles Binamé, Réaction 26, 1971, https://vitheque.com/en/titles/reaction-26.
  6. https://vitheque.com/en/titles/ya-du-dehors-dedans.
  7. https://vitheque.com/en/titles/libidante.
  8. https://vitheque.com/en/titles/lhomme-au-yoyo-meurtrier.
  9. Françoise Dugré et Jacques Leroux, Anicinabe, 1994, https://vitheque.com/en/titles/lhomme-au-yoyo-meurtrier.
  10. https://vitheque.com/en/titles/en-attendant-on-est-mal-pris.
  11. https://vitheque.com/en/titles/trois-mille-fois-par-jour.
  12. https://vitheque.com/fr/oeuvres/entree-en-scene.
  13. https://www.tenk.ca/fr/documentaires/intime/eloge-du-retour.
  14. Krapp’s Last Tape est une pièce de Samuel Beckett parue en 1958 et traduite aux Éditions de Minuit sous le titre de La Dernière bande en 1959.
  15. Ou stockage en réseau.