Par deça les images : pratiques et réflexions autour de la conservation des films
Le travail de conservation de films, souvent relégué à l’arrière-plan des discussions sur le cinéma, reste largement méconnu et sous-représenté dans la littérature accessible que constituent les revues de cinéma. En tant qu’archivistes et conservatrices, il nous a également été donné de constater que les écrits actuels qui se penchent sur le sujet privilégient généralement des approches théoriques, philosophiques ou politiques, en négligeant bien souvent les dimensions techniques et pratiques du domaine. Pourtant, la conservation et la restauration de films implique des gestes concrets et minutieux : par exemple, l’identification d’éléments audiovisuels, la manipulation des supports, la réparation de pellicules endommagées, la numérisation, la restauration de l’image et du son. Autant de tâches essentielles pour permettre l’accès et la valorisation du patrimoine audiovisuel.
Ce dossier résulte du désir de mettre en lumière l’importance et la complexité du travail en arrière-plan des films, et d’une volonté sous-jacente de sensibiliser le lectorat à des pratiques invisibles par nature, voire invisibilisées. Un travail insoupçonné et en réalité fondamental, exécuté par des techniciens, des conversateur·rice·s, des archivistes, et d’autres corps de métiers peu discutés. Depuis les croisements de nos différents parcours et expériences, unis par un amour commun pour le film et sa matérialité, l’idée d’inviter des collègues et des ami·e·s aux spécialités variées afin de discuter de leurs gestes quotidiens nous paraissait à toutes deux pouvoir répondre à ce que nous aurions souvent voulu pouvoir lire dans la littérature sur le cinéma.
Le domaine des archives attire des gens qui préfèrent souvent l’ombre, qui trouvent plus de (ré)confort dans la compagnie des bobines et des cassettes que dans celle de leurs semblables, mais qui sont généreux de leur savoir dès qu’un véritable intérêt est porté à leur travail. Nous avons ainsi souhaité donner la parole à des personnes dont l’expertise nous impressionne et qui ont tant à offrir, mais peu d’occasions de le faire.
L’approche qui prévaut à la formation de ce dossier repose aussi sur certaines conversations que nous avons eues au fil du temps, et sur un ensemble de rencontres issues de divers contextes. Une fois l’idée générale de cette initiative acceptée, nous avons lancé un appel, afin de tendre la perche à des collègues travaillant dans le domaine de la conservation, et de définir avec leur aide ce que nous souhaitions partager par amour pour le travail que nous accomplissons. Beaucoup ont répondu avec générosité, nous orientant également vers d’autres acteur·rice·s du domaine. Les textes reçus se sont avérés de belles surprises. Ils étaient riches en informations et en réflexions, et ils ont confirmé ce que nous savions : que ce sont ces esprits particuliers, souvent tapis dans les archives ou les laboratoires, qui contribuent à faire vivre les collections.
Défis et menaces des archives
Nous voulions ainsi nous attarder spécifiquement sur la dimension technique des pratiques de conservation de films, en soulignant l’importance du travail des professionnels du domaine, mais en jetant une lumière également sur les problèmes rencontrés en conservation. Ce que nous entendons par dimension technique concerne le travail concret et manuel mené dans les coulisses ainsi que les pratiques rigoureuses et réfléchies qui permettent d’assurer la pérennité et l’intégrité des matériaux filmiques archivés. Si le but de la conservation est l’accès, nous pouvons nous demander quelles sont toutes les étapes nécessaires entre l’acquisition et la valorisation. En particulier, nous avons souhaité explorer les initiatives actives de conservation et de restauration des films qui rendent le patrimoine cinématographique accessible au Canada, tout en maintenant un dialogue avec des initiatives internationales.
Dans un contexte où les défis liés à la conservation sont de plus en plus pressants, tels l’absence d’installations adéquates, le manque de ressources financières et humaines ainsi que la rareté des institutions dotées des infrastructures pour bien mener une restauration, il nous semblait important de prendre un moment pour dresser, dans une certaine mesure, un état des lieux.
Les archives audiovisuelles font en effet face à une multitude de menaces, dont la dispersion des collections et la perte graduelle de l’expertise nécessaire à leur conservation. Outre les problèmes liés aux supports audiovisuels mêmes, dont la dégradation est inévitable du fait de leur composition, le savoir entourant le soin de ces supports et des machines pour les lire se perd graduellement. Le manuel sur les sinistres de la Fédération internationale des archives du film (FIAF) publié en 2024 1 inclut d’ailleurs la perte d’expertise comme l’un des dangers qui guettent nos collections d’archives. Et la numérisation n’est souvent qu’une solution imparfaite, la préservation numérique demandant elle aussi des ressources coûteuses qui ne sont pas à la portée de tous. Ces enjeux fragilisent davantage la pérennité de ces œuvres et engendrent de plus des inégalités d’accès.
En outre, les archives résident souvent au sein d’institutions ou d’organismes qui, comme évoqué plus haut, ne disposent pas des ressources ou du mandat nécessaires pour assurer une préservation efficace ou pour le partage avec les communautés de chercheurs susceptibles de bénéficier de leur utilisation. En conséquence, tout le potentiel de ces collections reste largement inexploité. Par ailleurs, alors que les efforts pour protéger les collections de films se poursuivent malgré tout, la dispersion des archives entre diverses institutions, le manque de visibilité des archives des personnes ou des communautés en situation de minorité — pensons plus particulièrement aux luttes auxquelles sont confrontées les communautés des Premières Nations afin d’avoir accès à leurs propres documents historiques — continuent de présenter des défis, soulevant d’importantes questions sur la propriété et l’accès. En l’absence de soutien et de partenariats appropriés, et sans le soin et les ressources nécessaires de préservation, ces archives courent le risque d’être perdues ou dégradées.
Au fil des échanges entamés pour la préparation de ce dossier, force a également été de constater que plusieurs organisations se sont vues devenir le lieu d’« archives accidentelles » (terme que nous empruntons d’un échange par courriel avec Jillian du Winnipeg Film Group). Des organismes d’abord voués à la création, la distribution ou la diffusion sont ainsi devenues gardiennes de collections témoignant de pans majeurs de notre patrimoine cinématographique et qui échappent parfois aux grandes institutions. Et ces organismes se retrouvent face aux mêmes enjeux liés à la conservation de ces collections pour continuer à rendre leur accès possible sans pour autant avoir les moyens d’y répondre. Afin de rendre tangible cet autre versant de problèmes, notre approche a voulu tenir compte de la dimension institutionnelle et de la différence de statuts des différents organes de conservation en jeu. Nos contacts professionnels étant souvent avec de grandes institutions ayant somme toute plus de moyens, il semblait nécessaire de s’attarder davantage aux petites organisations, aux indépendants tels le GIV et Vidéographe, et de voir comment chacun fait face aux enjeux grandissants du milieu. Ces organismes se retrouvent à devoir gérer une obsolescence certaine qui ne se simplifie pas au passage d’une technologie à une autre et qui semble souvent une lutte sans fin.
C’est afin de pouvoir reconnaître et valoriser les efforts déployés pour préserver notre héritage filmique et pour mieux contrer ces diverses menaces mentionnées que nous avons souhaité rassembler quelques voix amies, avec tout ce que cela contient d’enthousiasme, de questions et d’incertitudes. Les archives, ce sont à la base des personnes qui se consacrent à en prendre soin, un travail fait pour la postérité. C’est un travail de l’ombre, parfois ingrat, qui consiste à se défaire des impacts du temps et qui vise non sans paradoxe à en effacer le passage. Les réflexions et les pensées de nos collègues, anciens et nouveaux, sont souvent ancrées dans leur quotidien comme pour mieux nous montrer cette dimension sensible de soin.
*
Dès la première lecture des textes de nos collègues, leurs propos nous ont interpellés. Ils évoquaient des aspects d’une réalité vécue de façon isolée et que l’on peine souvent à partager, faute d’oreilles attentives à ce genre de considérations. Nous y avons reconnu des questionnements que nous éprouvons nous-mêmes régulièrement dans l’exercice de nos fonctions.
Un entretien avec David Marriott et Jonathan Doyle de Canadian International Pictures (CIP) nous permet de découvrir les activités d’une compagnie canadienne phare, qui restaure et distribue sur support physique des œuvres importantes ou oubliées issues de la cinématographie canadienne des années 1960 à 1980. David Marriott et Jonathan Doyle reviennent sur leur parcours respectif, et discutent avec générosité des étapes et obstacles insoupçonnés qu’impliquent la restauration et la mise en valeur d’un patrimoine méconnu.
Dans un texte empreint d’humour, Sam Meech, coordinateur technique de Vidéographe, nous propose un « journal rétrospectif, parsemé d’événements réels, de réflexions authentiques et d’angoisses sincères sur la manière de conserver les images ». Pour Meech, préserver les images s’avère un « marathon » d’adaptation et d’apprentissage, où l’objectif est non seulement de conserver, mais aussi de comprendre et de naviguer dans le terrain changeant de la conservation vidéo. En trente courtes entrées qui ne sont pas sans évoquer l’aphorisme, l’auteur décortique avec force les détails de son quotidien, entre préoccupations personnelles et expériences concrètes.
Anne Golden poursuit la réflexion en abordant des problèmes liés à la gestion des archives du Groupe Intervention Vidéo (GIV), un centre d’artistes autogéré qui se consacre exclusivement à la vidéo dont elle est la co-directrice artistique. « Comment archiver quelque chose en constante fluctuation, quelque chose qui se dévore au sens propre comme au sens figuré ? » demande l’autrice et cinéaste. En plus de faire état du récit d’obsolescence de l’histoire de l’art vidéo, Anne Golden nous expose aux enjeux de la classification des œuvres du GIV et se penche sur l’effort mis à la valorisation de sa collection. Elle se confie également au sujet de l’impact qu’ont les changements technologiques sur sa propre pratique artistique tout en réfléchissant la dimension spectrale de ce médium « en suspens ».
L’archiviste, restauratrice de films et photographe Margaux Chalencon relate son expérience de collaboration avec l’association libanaise Nadi Lekol Nas, un organisme à but non lucratif qui propose de programmer, de numériser, de restaurer, de publier, de distribuer et de traduire une collection de films issus du patrimoine local et arabe. Se penchant plus spécifiquement sur le travail entourant Le Libérateur (Waheb al Horriyah), un film réalisé en 1989 par Kais al-Zubaidi, Margaux Chalençon documente les différentes étapes de restauration de cette œuvre, allant de l’inspection des pellicules à la manipulation minutieuse des collures. Son journal de bord déploie ce qu’elle appelle bellement une « chronologie du mouvement ».
Oscar Becher, archiviste chez Vinegar Syndrome, compagnie de distribution de films qui se consacre au cinéma de genre, s’interroge quant à lui sur la bonne gestion des éléments atteints du syndrome du vinaigre dans une collection. Est-ce que nos procédures et nos outils sont réellement adaptés afin de bien identifier les éléments et les maux dont ces objets souffrent ? Dans un texte alliant sens de l’analyse et esprit pince-sans-rire, Oscal Becher détaille d’abord de quoi est fait ce fameux syndrome, pour ensuite proposer une nouvelle façon d’approcher le problème de la dégradation des films triacétates d’après son expérience de la collection de Vinegar Syndrome qui, par la nature des œuvres qu’ils conservent, lui a fait voir parmi les pires cas de détérioration possibles.
Quant à Zoé Rogez, chargée de l’inspection, de l’analyse et du traitement des bobines dont l’état chimique est dégradé pour le réputé laboratoire de restauration L’Immagine Ritrovata de Bologne, en Italie, elle se penche sur le cas du traitement réhydratant. Avec méthode et soin, cette restauratrice explique ce processus qui permet d’offrir « une seconde jeunesse à des pellicules autrement condamnées ».
Le petit texte Innover pour préserver rassemble les voix de quelques-uns de nos amis archivistes, autour de leurs outils préférés, ces « petits trésors cachés au fond des armoires ». Souvent contraints d’innover face aux limites des méthodes traditionnelles, les archivistes réparent, réinventent des outils, et utilisent diverses techniques pour conserver et valoriser chaque objet. De l’écailleur d’huître en passant par la carte de métro, les outils convoqués sont la démonstration d’un sens sûr de l’inventivité et d’un certain « amour pour les petits objets bizarres et uniques ».
À l’été 2024, en inventoriant le fonds des films de Shahin Parhami ayant été confiés à André Habib, Eva Létourneau a trouvé une copie de l’un de ses premiers films intitulé Mirror of Breath (1996). Cette bobine était en l’occurrence gravement affectée par des dommages causés par l’eau et montrait des signes de moisissure. L’archiviste a entrepris les étapes d’évaluation et de reconditionnement de cette fragile bobine afin d’en permettre la numérisation, une opération que le texte que signe Chantal Partamian retrace, étape par étape. Encadré par un prologue signé par André Habib, professeur de cinéma (UdeM), et un épilogue signé Annaëlle Winand, professeure d’archivistique (UdeM), ce texte témoigne de la vulnérabilité des films et nous rappelle encore une fois l’importance du travail et de la coordination entre chercheurs, académiciens et techniciens pour préserver, reconditionner et mettre en valeur des morceaux de patrimoine cinématographique menacés par l’oubli. En supplément de cette enquête, une capsule vidéo incrustée à la suite du texte montre les étapes de réalisation du processus, et sur la plateforme Zoom Out, la bobine restaurée de Mirror of Breath a été mise en ligne avec l’accord des ayants droit.
Nous avons également voulu créer une cartographie, par curiosité, afin de recenser les différentes initiatives. Nous avons rapidement constaté toutefois qu’il était impossible d’établir une liste exhaustive des institutions travaillant avec des collections audiovisuelles. Cette cartographie, aussi partielle soit-elle, donne tout de même un aperçu des institutions présentes au Canada ainsi que de leur contribution au domaine de la conservation et de la restauration. C’est une première proposition, le début d’une recherche continue à alimenter en permanence.
Enfin, un glossaire visuel et textuel contenant des exemples imagés ainsi que des termes et des liens vers des outils a été élaboré afin d’introduire et de clarifier certains concepts évoqués dans le dossier.
*
Ce numéro vise ainsi à démystifier le travail effectué sur le terrain et, peut-être, à inspirer d’autres personnes à joindre cet effort. Nous souhaitons permettre à chacun·e de retrouver sa voie dans cette démarche collective, et aider à rendre les archives de l’ombre aussi accessibles que celles qui existent déjà et qui réclament tout autant d’amour et de soin. En mettant en lumière ces efforts, nous espérons non seulement souligner l’importance qu’il y a à préserver ces patrimoines fragiles, mais aussi encourager un engagement plus large pour la sauvegarde et l’accessibilité des archives audiovisuelles, dans toute leur diversité.
Les médiums, les machines pour lire les archives et l’expertise pour le faire disparaissent, un après l’autre. Et c’est dans cette optique que nous voulions récolter la parole de gens actifs qui, chacun de leur côté, travaillent à faire (re)vivre ces œuvres accessibles, encore un peu plus longtemps. Ce numéro, nous voulions qu’il soit réalisé par et pour ceux et celles qui sont sur le terrain, en train de se battre à ouvrir de vieilles « cannes » rouillées, à courber l’échine sur quelques pieds de pellicule pour refaire des centaines de collures, à supplier des decks vidéos de ne pas avaler leurs cassettes, ou à patiemment tenter d’enlever les traces du temps sur les éléments entre leurs mains.
