Contribuer à l’histoire du cinéma : entretien avec David Marriott et Jonathan Doyle, fondateurs de Canadian International Pictures (CIP)
Canadian International Pictures 1 est une compagnie de distribution de films qui se dévoue à la restauration et à la mise en valeur du cinéma canadien des années 1960, 1970 et 1980. Cet entretien avec ses fondateurs a eu lieu par courriel en novembre 2024.
_______________________________________________
Eva Létourneau : Comment avez-vous décidé de créer Canadian International Pictures (CIP) ?
David Marriott : CIP (2021) est née de notre amour commun pour le cinéma canadien et québécois, et du constat qu’une grande partie de cette riche histoire cinématographique était méconnue du public moderne, voire de nombreux cinéphiles. Nous savions que les films trouveraient un écho auprès des gens, et les questions importantes qui se sont posées pour nous étaient donc de savoir comment accéder aux œuvres ou, autrement dit, comment créer des versions restaurées de haute qualité, et comment les commercialiser et les distribuer d’une manière intéressante.
Jonathan Doyle : Dans une certaine mesure, d’autres sociétés d’édition de disques Blu-ray — dont Blue Underground, Code Red, Kino Lorber, Severin Films, Shout! Factory et Vinegar Syndrome — avaient déjà tâté le terrain, et nous avaient montré que les films canadiens classiques pouvaient avoir leur place auprès du public des Blu-ray. Néanmoins, la plupart de ces excellents films appartenaient au cinéma de genre en langue anglaise. Bien que nous aimions la Canuxploitation 2 , et que c’est une partie importante de CIP, nous étions également enthousiastes à l’idée de présenter ces films en dialogue avec des œuvres plus dramatiques, des films d’art et d’essai, et aussi des documentaires, ce qui comprend l’abondance de films québécois oubliés et restaurés par Éléphant et l’ONF.
EL : Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser au cinéma et à la restauration de films ?
DM : Mon intérêt pour le cinéma est une obsession de longue date. Enfant, je vivais essentiellement dans les deux clubs vidéo locaux de ma ville natale de Saint-Bruno, et j’ai fini par étudier en Film Production à l’Université Concordia (où j’ai rencontré Jon pour la première fois). J’adorais tourner et monter des films en 16 et 35 mm, mais à l’apogée de la « révolution numérique », il était de plus en plus difficile de le faire. C’est pourquoi, lorsque j’ai appris que la restauration de films était un domaine de travail et d’étude, j’ai été immédiatement attiré par cette filière. Il n’y a pas beaucoup de postes dans notre secteur à travers lesquels on peut contribuer de manière tangible à l’histoire du cinéma tout en travaillant avec du vrai film ! J’ai obtenu une maîtrise en archivistique cinématographique à UCLA en 2014, et je travaille dans le domaine depuis.
JD : J’ai littéralement grandi dans un club vidéo. Pendant mes années de formation, ma mère était propriétaire et gérante de l’un des premiers clubs vidéo de ma ville natale de Sarnia (Ontario). Le contenu de ce club vidéo a d’ailleurs progressivement migré vers notre maison — et cette collection n’a jamais cessé de s’agrandir — alors je dirais qu’une vue d’ensemble de l’histoire du cinéma a toujours fait partie de ma vie. Cet ancrage m’a également amené à m’intéresser, depuis mon jeune âge, aux différentes incarnations vidéo pour usage domestique (je possède toujours un lecteur de disques laser fonctionnel dans mon salon), à la diffusion de films (j’ai également une collection relativement importante de copies 16 mm), et à l’histoire du cinéma dans son ensemble, ce qui m’a aussi mené vers Concordia, où j’ai obtenu un BFA et une MA en études cinématographiques. En tant que journaliste de cinéma, éditeur, programmateur de festival et fanatique de disques Blu-ray, j’ai développé une compréhension approfondie de la restauration des films, et CIP m’a donné l’occasion de mettre mes connaissances en pratique.
EL : Comment choisissez-vous les titres que vous souhaitez restaurer ? Avez-vous déjà travaillé sur des films que vous n’aviez pas vus ?
JD : Nous avons une très longue liste de films que nous aimerions restaurer, et pour la plupart, ce sont des films que nous vénérons personnellement et/ou des films canadiens historiquement importants qui ne sont pas facilement disponibles en restauration HD. Compte tenu du coût élevé de la restauration, nous devons aussi tenter de prévoir quels films sont susceptibles de rapporter suffisamment pour justifier l’investissement. Dans certains cas, nous choisissons simplement le film que nous avons le plus envie de restaurer, nous contactons alors le détenteur des droits, confirmons que des éléments viables du film sont disponibles, et nous procédons à partir de là. Souvent, un projet de restauration en amène un autre. Par exemple, The Rubber Gun (Alan Moyle, 1977) fut un de nos projets de restauration prioritaires, dont le détenteur des droits est le scénariste et acteur Stephen Lack. Le même groupe de cinéastes avait travaillé sur deux autres films que nous souhaitions également restaurer (Montreal Main, Frank Vitale, 1974 ; et East End Hustle, Frank Vitale, 1976). Stephen nous a mis en contact avec leur réalisateur, Frank Vitale, qui détenait les droits des deux films et qui était heureux de conclure un accord. En fin de compte, la restauration d’East End Hustle a eu lieu un an avant celle de The Rubber Gun, tandis que celle de Montreal Main est toujours en cours.
Il nous est également arrivé de contacter des cinéastes admirés (comme Janis Cole, Holly Dale, Larry Kent, Paul Lynch et David Secter) afin d’avoir des informations sur les droits et les éléments de film disponibles, ce qui a fini par déterminer le choix des films que nous restaurons. Lors du travail sur The Hard Part Begins (1973) de Paul Lynch, nous avons fait la connaissance de Hugh Curry — acteur et producteur du film — qui, à son tour, nous a suggéré d’envisager Abducted (1986) de Boon Collins, puisqu’il en détenait les droits. N’ayant pas vu le film, nous avons tout de même rapidement convenu qu’il méritait d’être restauré. Quant à Lynch, il a joué un rôle essentiel dans l’acquisition de Ghostkeeper (1981) de Jim Makichuk, un film que nous admirions déjà et que nous espérions restaurer. Jim Makichuk en possédait l’une des seules copies film encore existantes.

East End Hustle (Frank Vitale, 1976).

Abducted (1986) de Boon Collins

Abducted (1986) de Boon Collins
EL : Y a-t-il des films que vous avez voulu restaurer, mais que vous n’avez pas pu restaurer ? Quels sont les obstacles qui vous ont empêché d’y arriver ?
JD : Les principaux obstacles sont les plus évidents : lorsque les droits et/ou les éléments du film ne sont pas disponibles. Dans le cas des films que nous tenons le plus à restaurer, nous savons qui détient les droits. Nous leur avons même parlé préalablement, mais souvent, les détenteurs ne pensent pas qu’il vaille la peine d’y consacrer du temps ou des efforts, ou encore, tentent activement de retenir le film parce qu’ils le considèrent comme une source d’embarras. Aux yeux de certaines grandes sociétés, les titres du catalogue ne sont pas prioritaires, et leurs ressources sont déjà trop sollicitées pour des projets plus importants. Il y a également une dimension juridique à cela, car les sociétés qui possèdent de vieux films ne connaissent souvent pas quel est le statut exact des droits musicaux ou des redevances résiduelles qu’elles pourraient avoir à payer si les films étaient réédités, et elles n’ont pas le budget nécessaire pour payer des avocats afin d’éclaircir ce type d’affaires.
EL : Quelles sont les principales étapes de la restauration d’un film à CIP ? Comment sélectionnez-vous les éléments à utiliser ? Comment les trouvez-vous ? Avec quels prestataires de services travaillez-vous ? (Nous voulons que les gens comprennent mieux le processus de restauration et de distribution des films.)
DM : Lorsque nous restaurons nous-mêmes un film (par opposition à la distribution d’une restauration existante provenant de partenaires comme Éléphant : mémoire du cinéma québécois ou l’Office national du film du Canada), notre première question est toujours : « Où se trouve le négatif original ? ». C’est-à-dire le morceau de pellicule qui a passé dans la caméra au moment où le film a été tourné. C’est presque toujours le meilleur élément à numériser et à utiliser à la base d’une restauration, car il contient nativement la résolution d’image et les détails les plus élevés. Si le négatif original est trop endommagé pour être numérisé ou s’il a été perdu, nous essayons de trouver le prochain meilleur élément, généralement un internégatif ou un interpositif. Mais l’objectif est de localiser le négatif original, car plus on s’en éloigne, plus on hérite des défauts en aval, tout en perdant les détails d’origine. C’est comme une copie d’une copie d’une copie, un phénomène appelé « generation loss ».
En ce qui concerne l’audio, dans l’idéal, nous recherchons le mixage final magnétique original en 16 ou en 35 mm. Et s’il n’est pas disponible ou trop endommagé, nous effectuons souvent un transfert à partir d’une piste optique.
La recherche de ces éléments peut aller d’un travail relativement simple à un travail de détective extrêmement complexe. Dans le cas de CIP, nous localisons souvent des documents à Bibliothèque et Archives Canada (BAC). Cette institution dispose d’une équipe formidable, d’une base de données complète et facile à consulter, et d’un numériseur d’archives 4K sur place. Mais il arrive souvent que les éléments que nous cherchons ne soient pas consultables, et qu’on ne puisse les trouver qu’en nous adressant aux archives régionales, aux entrepôts commerciaux, aux collectionneurs de films et aux anciens laboratoires photochimiques. Parfois, les négatifs se trouvent dans le sous-sol ou dans le grenier du réalisateur ou du producteur !
EL : Que pensez-vous de la disponibilité des services au Canada (laboratoires, services de numérisation, etc.) et des connaissances associées à la restauration des films ? D’après mon expérience, lorsqu’il s’agit de cas complexes ou de formats rares, nous devons généralement travailler avec des entreprises situées à l’étranger. Cela a-t-il été un problème pour les projets sur lesquels vous avez travaillé ?
DM : Les fournisseurs sont toujours spécifiques à un projet dans le cadre de notre travail à CIP. Le lieu de numérisation est généralement celui où les éléments sont entreposés. D’après notre expérience, cela signifie que nous travaillons avec des entreprises spécialisées au Canada et aux États-Unis. Ces documents étant précieux et irréparables, nous nous efforçons donc de ne pas les faire circuler, sauf en cas d’absolue nécessité. Une grande partie du travail de numérisation effectué dans le cadre de nos projets se fait également sur le Scanity [un modèle de numériseur de films] de BAC, mais uniquement dans les cas où les éléments sont entreposés sur place.
Une fois le film numérisé et l’audio transféré, nous travaillons souvent avec des fournisseurs situés aux États-Unis, et plus particulièrement à Los Angeles, pour le nettoyage/la réparation numérique et l’étalonnage 3 . La plupart des experts hyperspécialisés dans ce domaine ont tendance à se regrouper autour de Los Angeles pour l’ensemble de l’industrie cinématographique, du moins en Amérique du Nord. En général, nous travaillons avec deux ou trois prestataires de services différents sur un projet donné, et il est beaucoup plus facile, du point de vue de la gestion du projet, qu’ils soient tous localisés dans la même ville. Cela dit, nous avons fait des percées intéressantes avec des fournisseurs et des spécialistes canadiens au cours de la dernière année et nous espérons que nous pourrons continuer à travailler davantage au pays dans le futur.
EL : L’accès au cinéma canadien est un problème majeur. La plupart des films qui ne sont pas en format numérique ou sur des plateformes de diffusion sont aujourd’hui presque impossibles à trouver en dehors des archives. Je suis dans une position privilégiée en tant qu’archiviste de films, car j’ai accès à des films que presque personne n’a vus, et l’on me demande souvent comment accéder à certains films qui sont désormais indisponibles. La publication de supports physiques, comme le fait le CIP, est un moyen de permettre au public d’accéder à certains films qui n’étaient pas disponibles auparavant. Que pensez-vous de ce qui pourrait être fait pour améliorer l’accès au cinéma canadien ?
DM : L’accès est absolument essentiel, et c’est au cœur de la mission de CIP. Il est extrêmement important de préserver le cinéma pour la postérité, mais quelle valeur cela a-t-il en fin de compte si le public ne voit pas les films ? Je pense que la clé pour améliorer cet accès est triple. Tout d’abord, il faut augmenter la demande, et cela commence par la communication quant à la profondeur et l’étendue du cinéma canadien en tant qu’héritage culturel multivalent. Le cinéma canadien n’est pas monolithique, ce pour quoi nous nous efforçons d’inclure autant de genres différents que possible dans notre programmation chaque année. Le documentaire, le drame, la comédie, l’animation et le cinéma d’exploitation se côtoient dans notre catalogue, et c’est très excitant pour nous. Deuxièmement, au sein de ce large éventail de films canadiens, il est nécessaire d’approfondir et de mettre en valeur les films individuels. Je pense que beaucoup d’initiatives d’accès échouent ici. Oui, il est formidable et admirable de mettre un grand nombre de films à la disposition du public, mais il faut aussi un volet de programmation pour mettre en lumière des films individuels et dire : « Voici un film passionnant que vous ne connaissez pas encore, et voici pourquoi il est important ». Et c’est aussi pourquoi nous travaillons si fort à CIP à produire des tonnes de matériel « bonus » pour les sorties physiques, ainsi que de nouvelles œuvres d’art en couverture afin de rendre l’ensemble visuellement attrayant. Le potentiel de découverte favorise absolument l’accès, mais sans direction, il est très facile pour un public d’être submergé et de se désintéresser. Enfin, je pense que nous avons besoin d’un financement accru pour restaurer le cinéma canadien indépendant. Je suis ravi de voir le vent tourner grâce à des initiatives comme le programme « Raviver la flamme » de Téléfilm (auquel nous avons été heureux de participer l’année dernière), mais il reste encore beaucoup de travail à faire. Tant de films remarquables sont tombés dans l’oubli au fil des ans, en particulier les films qui n’ont pas de « potentiel commercial » évident, et il est essentiel que nous les reconnaissions et les soutenions officiellement comme faisant partie de notre patrimoine culturel collectif.
EL : Comment vos sorties ont-elles été accueillies à l’étranger ?
JD : Le format Blu-ray a un public de niche très spécifique, mais il ne touche qu’un pourcentage relativement faible de l’ensemble de la communauté des cinéphiles. Cela dit, les personnes qui achètent régulièrement des Blu-ray sont parmi les cinéphiles les plus curieux, les plus aventureux et les mieux informés qui soient, de sorte que la méconnaissance du cinéma canadien n’a pas été un gros inconvénient pour nous. Nous allons toujours enregistrer plus de ventes pour les films connus ayant une pertinence culturelle populaire plus large — The Amityville Curse (Tom Berry, 1990) et Hitman Hart: Wrestling with Shadows (Paul Jay, 1998) sont nos deux meilleurs vendeurs à ce jour — mais la méconnaissance de nombreux autres films que nous sortons stimule les ventes d’une manière différente. En règle générale, les collectionneurs de Blu-ray veulent faire des découvertes et avoir l’impression d’élargir leur connaissance du cinéma mondial. Si vous n’achetez que de nouvelles éditions de vos films préférés ou des films largement célébrés, un sentiment d’inertie s’installe. En élargissant leur cadre de référence, les collectionneurs élargissent leur compréhension du cinéma et se distinguent des cinéphiles occasionnels. Le fait de savoir que notre public a ce point de vue nous aide par ailleurs à réfléchir lorsque nous produisons les disques : nous voulons satisfaire leur curiosité et confirmer qu’elle est justifiée.

The Amityville Curse (Tom Berry, 1990)

The Amityville Curse (Tom Berry, 1990)

The Rubber Gun (Alan Moyle, 1977)

The Rubber Gun (Alan Moyle, 1977)

The Rubber Gun (Alan Moyle, 1977)

The Rubber Gun (Alan Moyle, 1977)
EL : Le cinéma canadien n’est généralement pas très connu à l’étranger, mais j’ai toujours pensé que beaucoup de nos films moins connus pouvaient avoir un attrait international. Je pense que des films comme Amanita Pestilens (René Bonnière, 1963), Pouvoir intime (Yves Simoneau, 1986), Mustang (Yves Gélinas et Marcel Lefebvre, 1975) ou même Manette (Camil Adam, 1967), par exemple, sont des œuvres remarquables qui pourraient trouver un nouveau public.
JD : Ces films ont tous été discutés d’une manière ou d’une autre en tant que sorties potentielles, mais au moins deux d’entre eux sont actuellement indisponibles en raison des détenteurs de droits qui ne sont pas réceptifs à l’octroi de licences pour les supports physiques. Même lorsque nous avons l’occasion de sortir un film qui semble revêtir un large attrait, il est difficile d’inciter les gens à faire un investissement, en argent et en temps, afin de découvrir cet attrait. La concurrence des films (via les disques nouveaux et anciens, les plateformes de diffusion et les projections en salle) est déjà un défi, mais il existe d’innombrables autres moyens pour les gens d’occuper leur temps en 2024. Dans cette optique, le défi primordial qui sous-tend tout ce que nous faisons, de l’octroi de licences à la restauration, en passant par la production de disques, est de consacrer le temps et les efforts nécessaires pour faire comprendre que le cinéma canadien est passionnant, unique et qu’il mérite qu’on lui consacre du temps.
*
Traduction : Eva Létourneau
Notes
- https://www.canadian-international.com/. ↩
- Terme utilisé pour référer aux films d’exploitation canadiens aussi appelés « les films de l’ère des abris fiscaux », mais qui est maintenant souvent utilisé plus largement pour référer au cinéma de genre canadien, https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/tax-shelter-films. ↩
- Étape de postproduction qui vise à corriger l’aspect visuel des plans tant au niveau de la luminosité que des couleurs, afin d’assurer la continuité visuelle de l’œuvre. ↩