Par deça les images

Une archive de l’incertitude

Video exists only during the time in which it is being experienced (played back through closed-circuit or broadcast systems). Even as a tape is played, the video image may assume a variety of sizes and intensities of light, depending on the monitor or TV set used for playback. Whereas film remains a series of visible images on celluloid (even in storage), videotape appears as an undifferentiated opaque gray ribbon with one shiny side, its message decoded only electronically 1 .

Peggy Gale

Comme Peggy Gale l’indique dans la citation ci-dessus, la disparition était autrefois l’essence de la vidéo analogique. L’histoire de l’art vidéo est, en partie, un récit d’obsolescence. Pendant de nombreuses années, j'ai travaillé à temps plein au Groupe Intervention Vidéo (GIV) où je travaille encore à temps partiel. Lorsque la vidéo était analogique, j’ai été amenée à m’interroger sur la préservation de ce support fragile qui ne cessait de disparaître. Comment archiver quelque chose en constante fluctuation, quelque chose qui se dévore au sens propre comme au sens figuré ? Même cette question me paraît, aujourd’hui, obsolète.

Au cours des trente dernières années, j’ai tourné des séquences vidéo dans les formats Betacam, Video-8, Hi-8 et MiniDV. Il me semble qu’aucune autre forme d’art n’a connu autant de changements technologiques que la vidéo. Jusqu’à l’avènement du numérique, tous les deux ans environ, un nouveau format émergeait, et les formats courants, quels qu’ils soient, tombaient en désuétude. On retrouve tant de caméras vidéo belles et inutiles, qui ont la taille de vieilles boîtes à pain, et sont juste un brin plus lourdes ! Alors qu’il était devenu possible de travailler en numérique, je me suis obstinée à utiliser ma caméra MiniDV tant aimée. Et puis, ma caméra a fini par se briser. Ma réaction fut inattendue, voire irascible. Si bien que, tournant mes propres images depuis 1989, je me suis mise à réaliser des œuvres en remixant presque exclusivement des images et des sons provenant des Archives Prelinger.

De plus d’une façon, la nature et l’histoire de la vidéo génèrent une narration floue, conforme à l’idée de flux. Autrefois, les différences entre les supports films et vidéos étaient marquées et accentuées : la grande gagnante en termes de beauté nette et précise, puis de qualité se trouvait toujours à être la pellicule. À ses débuts, la vidéo était plutôt trouble. Et alors que l’histoire du cinéma s’est constituée, qu’on l’a documentée et analysée sans elle, une histoire complète de la vidéo serait terriblement difficile à produire. Quantité d’organisations travaillent/ont travaillé avec la vidéo, et utilisent/ont utilisé le médium de différentes manières. Des personnalités et des noms se démarquent, bien sûr, mais l’histoire de la vidéo regorge de personnes, d’œuvres importantes, et de technologies diverses en constante évolution.

Une Portapak, première caméra vidéo à batterie électrique qui, en raison de sa légèreté, peut être manoeuvrée par une seule personne, aisément. 

L’histoire de l’art vidéo présente non seulement d’importantes différences d’une région à l’autre, mais aussi, bien souvent, d’un centre ou d’un organisme à un autre. La vidéo utilise une partie de la technologie associée à la télévision et était autrefois principalement diffusée sur des moniteurs semblables aux écrans de télévision que l’on trouve dans la plupart des foyers. Aujourd’hui, la dualité film/vidéo est pratiquement inexistante, effacée par la technologie numérique.

Au GIV, nous avons fait migrer des œuvres sur cassettes ¾ pouces vers le MiniDV. À présent, nous effectuons la migration des bandes MiniDV vers des fichiers numériques. Je m’historicise moi-même lorsque je parle de « bandes », puisqu’il n’y a plus de bandes depuis longtemps. De temps en temps, j’aime regarder une copie VHS d’une vidéo de la collection du GIV. On peut dire ce que l’on veut de ce format, mais le VHS a duré longtemps et s’avère particulièrement robuste par rapport au Hi-8, par exemple. Bien qu’il soit également devenu obsolète, le VHS est donc assez fiable. Avec l’avènement des formats sans bandes, il semblait évident pour les artistes travaillant avec la « vidéo » de créer, d’adopter un nouveau terme. Tom Sherman, artiste-pionnier de la vidéo et professeur, a par exemple inventé les termes « vidéo cinématique » pour désigner les œuvres qui imitent l’aspect du film (rapport d’image, « rayures » sur la surface du film, compte à rebours) ; et « vidéo vernaculaire » pour décrire celles qui, cette fois, reflètent la technologie qui les rend possibles 2 . Une autre possibilité a été de parler d’« œuvre d’art médiatique », un terme qui peut désigner tout à la fois un film, une vidéo ou des créations hybrides (utilisant les technologies du film et de la vidéo).

Le Groupe Intervention Vidéo (GIV) a été fondé en 1975, à une époque où l’activisme politique et la pratique artistique allaient de pair, fusionnaient entre elles. L’un des principes de base ayant motivé la première équipe du GIV était de s’assurer que la vidéo soit un vecteur de changement social. Cette idée directrice se retrouve dans certaines des vidéos créées dans les premières années du GIV, telles que Femmes de rêve (Louise Gendron, 1978) et Mémoire d’octobre (Jean-Pierre Boyer, 1979). Toujours dans les années 1970, la vidéo a de plus été utilisée afin de fournir, par exemple, une déconstruction marxiste de l’émission populaire Rue des pignons (Ceci est un message de l’idéologie dominante, Michel Sénécal et Michel Van de Walle, 1975) ou encore, pour exposer, à l’intérieur de sections fictives et documentaire, les problèmes rencontrés par les femmes envisageant l’avortement (Partir pour la famille ?, Hélène Bourgault, 1974).

Les centres qui existent depuis les années 1970 ont vu la prédominance de certains formats considérés comme professionnels : vidéo-bobine 1 pouce (début des années soixante-dix), ¾ pouces (années soixante-dix au début des années quatre-vingt), Betacam (milieu des années quatre-vingt), ou d’autres formats tels VHS, Betamax, Video 8, Hi-8 et DV. Chaque centre d’artistes autogéré canadien est une archive non reconnue, un dépôt d’œuvres, de documents et d’équipements vidéo ou de film anciens. Chaque centre d’artistes autogéré canadien a une approche différente de la préservation, de l’archivage et de la classification des bandes vidéo. Certains d’entre eux utilisent les numéros ISBN pour la classification, mais les systèmes de catalogage diffèrent généralement complètement d’un lieu à l’autre. Alors que les bibliothèques adhèrent à un métasystème, de sorte qu’un bibliothécaire à Vancouver classera un livre sous le même numéro qu’un bibliothécaire à Halifax, les centres de distribution ont leur propre système de classification spécifique. Dans certains cas, les œuvres d’un même artiste apparaîtront cataloguées sous certains descripteurs ou vedettes-matière dans les catalogues imprimés ou en ligne. En somme, si l’on confiait à quelqu’un la tâche peu enviable d’établir une norme pour la classification des fonds de vidéos indépendantes du pays, le premier obstacle serait de décider de la marche à suivre, étant donné qu’il n’existe pas d’archive unique pour la vidéo indépendante. Nous parlons d’« archive », mais ce mot ne correspond pas tout à fait aux aménagements d’entreposage ad hoc variés existant dans chaque centre.

Images utilisées sur le site web du GIV. 

Après presque 50 ans d’existence, le GIV se concentre sur les archives, mais de manière non traditionnelle. Deux de nos initiatives relatives à la conservation visent à célébrer des œuvres anciennes et interagissent avec les notions d’archives et d’archivage :

  • The Vault/La voûte est un programme annuel élaboré à l’aide d’un appel de projets selon un thème particulier. Aucune restriction n’est imposée quant à l’année de production des films. Ce projet a été développé pour ces raisons clés : d’une part, afin de pouvoir montrer des œuvres vidéo issues de plusieurs décennies ; d’autre part, afin de travailler de manière thématique, et de suggérer de la sorte de nouveaux contextes pour aborder ces productions.

  • Une œuvre vit quand elle est aimée/A Work Lives When It Is Loved est un programme que nous avons développé avec la commissaire et autrice Nicole Gingras. Gingras choisit un·e artiste avec qui elle aimerait travailler de même qu’une œuvre médiatique singulière produite par cet artiste. Pendant la présentation, l’œuvre est montrée deux fois : au début de la présentation et à la fin. Entre les deux, la commissaire et l’artiste discutent de l’œuvre et répondent aux questions du public. Ce programme a été conçu afin de consacrer plus de temps à une seule œuvre d’art médiatique.

Image utilisée sur le site web du GIV. 

Dans le cadre de nos activités de programmation au GIV, nous considérons les médias comme des entités vivantes, éthérées, mais présentes. Il y a tant de formats vidéo « morts ». La qualité de flux constant des formats a eu un impact sur les débuts de l’histoire de la vidéo et sur la manière dont cette histoire a été écrite. Il s’agit d’un support qui est en suspens et sans attaches. Pour le 40e anniversaire du GIV en 2015, Petunia Alves (vidéaste et directrice du GIV) et moi-même avons été invitées à organiser une exposition à Vox 3 . Pour ce projet, nous avons rassemblé des affiches datant de 1975 à 2015 et les avons assemblées sur un mur. Nous avons fouillé dans nos dossiers et sélectionné des lettres dactylographiées, d’anciens catalogues de distribution et des contrats. Nous avons sorti des Letraset. Nous avons choisi des extraits vidéos de toutes les décennies de l’existence du GIV. Les clips ont été diffusés sur des moniteurs ou projetés. L’exposition ressemblait à une archive consciente, qui vibrait avec les fantômes des vidéo-bobines d’un pouce, des formats ¾ pouces, Betacam et miniDV. Au sein des espaces que génèrent les œuvres individuelles, les spectateurs peuvent faire l’expérience de la résonance de mondes distincts. Chaque artiste crée un univers pur et unique peuplé de spectres qu’il a lui-même imaginé. Il suffit de franchir des seuils ténus pour appréhender les palimpsestes, les fantômes, les revenants, les hantés, les obsédants et les traces éthérées de la perception. La création de différents types de pratiques de présentation reflète la tentative d’engendrer l’alchimie particulière de la conservation et l’expérience toujours changeante de l’observation des œuvres.

Notes

  1. Peggy Gale, Videotexts, Toronto, Power Plant, 1995, p. 30.
  2. Tom Sherman, « Vernacular Video », Les fleurs du mal, vol. 1, n° 2, septembre 2006, p. 11-15.
  3. Faire des histoires a été présentée en 2015 (du 28 février au 28 mars), dans le cadre du 33e Festival international du film sur l’art (FIFA) (section « Arts médiatiques / FIFA expérimental »). Il s'agissait d’un partenariat entre VOX, le GIV et le FIFA, https://centrevox.ca/expositions/faire-des-histoires.