Par deça les images

Une chronologie du mouvement

En 2022, dans le cadre d’un Master en Archives audiovisuelles à l’Elias Querejeta Zine Eskola (San Sebastián, Espagne), j’ai collaboré avec l’association libanaise Nadi Lekol Nas afin de restaurer le film Le Libérateur (Waheb al Horriyah), réalisé par Kais al-Zubaidi en 1989 pour le Front national de Résistance libanaise (FNRL). Grâce aux ressources de l’école, j’ai pu échanger et apprendre avec divers spécialistes, chercheur·euses et technicien·nes basé·es dans différents pays afin de réparer, de numériser et de restaurer la copie de travail 16 mm du film, le seul élément photochimique qu’on ait pu retrouver. En entamant ce travail technique et scientifique, je ne m’attendais pas à ce que tant d’émotions resurgissent. Dans le but de documenter les diverses étapes de la restauration du film et de mes recherches, puis de (ré)concilier ce travail avec les émotions qui m’ont alors traversée, j’ai décidé de tenir un journal de bord, dont je partage ici un extrait daté du 27 avril 2022, intitulé Une chronologie du mouvement.

Retour de vacances, retour au travail. J’ai commencé l’inspection de la première bobine de la copie de travail. Il y a beaucoup de choses que je ne comprends pas. Je note des hypothèses dans mon carnet, pour les rayer complètement quelques minutes plus tard. La bobine est composée de différentes pellicules : Orwo, Agfa, Fuji, un peu de Kodak aussi. Chaque pellicule présente une décoloration différente en fonction de la marque et du type de pellicule. Un carnaval de couleurs en quelque sorte. Parfois, je peux voir, sur les bords de la pellicule, diverses dates de fabrication. Pourquoi est-ce qu’il y a autant de dates distinctes ? Elles vont de 1982 à 1989, ce qui doit être l’année de sortie du film. Nadi Lekol Nas m’a dit que le film était sorti dans les années 80.

À ce stade, j’essaie seulement de comprendre ce que j’ai entre les mains et à quoi cela peut bien correspondre. J’ai tellement de questions… Je prends des photos pour les accompagner. J’ai décidé de refaire toutes les collures, car la plupart d’entre elles n’ont du scotch que d’un seul côté. J’ai peur qu’elles ne soient pas assez solides pour passer au scanneur. Je nettoie aussi ce que je trouve sale. Je dois passer le film très lentement sur la table d’inspection pour être sûre de ne rien rater. C’est un travail extrêmement répétitif. Je dois enlever le scotch de l’ancienne collure : j’utilise un scalpel pour décoller un petit coin du scotch, mais seulement sur les bords de la pellicule, sinon je risque d’endommager l’image au milieu, puis j’utilise des pinces (une sorte de grande pince à épiler) pour bien tenir ce coin et tirer dessus pour décoller tout le scotch doucement. Ensuite, je nettoie le film à l’endroit où se trouvait cette ancienne collure et je fais une nouvelle collure.

Au bout d’un moment, cela finit par ressembler à une chorégraphie à 8 temps :

  1. placer les deux bouts de la pellicule de chaque côté de la colleuse ;
  2. dérouler le scotch ;
  3. placer soigneusement le scotch sur la pellicule de manière à ce que les bords de gauche et de droite du scotch chevauchent les lignes supérieures et inférieures du cadre — ce qui rend la collure moins visible ;
  4. passer le doigt sur le scotch pour s’assurer qu’il est bien collé, sans bulles d’air ;
  5. fermer la colleuse pour couper le scotch (clic-clac) ;
  6. tourner la colleuse dans l’autre sens ;
  7. retourner la pellicule ;
  8. répéter les étapes précédentes pour scotcher l’autre côté de la pellicule.

Je continue à dérouler la bobine jusqu’à la prochaine collure, parfois à peine quelques images plus loin. La répétition des gestes m’épuise physiquement. À la fin de la journée, j’ai mal aux yeux, aux bras et au dos. C’est surprenant. Le corps apprend tellement vite. L’autre jour, j’écoutais un podcast qui parlait du corps au travail, en interviewant des charpentiers, par exemple, qui expliquaient comment leur corps devient progressivement leur meilleur outil de travail. Naïvement, j’ai toujours été curieuse de faire un travail avec des tâches physiques et mécaniques très répétitives, pour voir comment mon corps réagirait et où mon esprit irait. Je ne supporte pas de travailler en silence, alors j’écoute des podcasts, de la musique, j’appelle des amis.

Je pense à ma grand-mère qui courbait le dos devant sa machine à coudre, je pense aussi à Kais. Est-ce qu’il faisait les mêmes gestes que moi ? Où était-il ? Quels outils utilisait-il ? Pourquoi coupait-il sur cette image et pas sur la suivante ? Je n’ai vu qu’une photo de lui et je n’ai jamais entendu sa voix. Il faut que je regarde ses premiers films, que j’ai demandés à Liana. Les outils que j’utilise s’usent rapidement et le scalpel ne coupe plus aussi nettement qu’avant. Même lorsque je coupe le scotch avec la colleuse, je dois vérifier que les perforations dans le scotch sont bien définies. Il est difficile d’obtenir une coupe nette. La fatigue prend le dessus sur l’enchaînement de mes pensées. Les coupes nettes existent-elles vraiment ? Y a-t-il forcément un moment décisif qui nous aide à définir un avant et un après ? Je regarde mon poignet. Avant l’explosion : pas de cicatrice. Après l’explosion : cicatrice. Je me dis que les collures ressemblent aussi à des cicatrices. La peau et la pellicule. La pellicule et la peau. Les deux mots peuvent se fondre l’un dans l’autre en espagnol : p(i)elicula.

Je mesure la quantité de pellicule que j’ai déjà déroulée : 180 mètres à ma droite, 360 mètres à ma gauche ; ce qui signifie que je n’en ai inspecté qu’un tiers. J’avais prévu cinq jours pour travailler sur la première bobine. Aujourd’hui, c’est le deuxième jour, je suis encore dans les temps.