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La bobine oubliée
Prologue
J’ai connu Shahin Parhami au début des années 2000, par l’entremise de Peter Rist et de Donato Totaro. Il fut, avec Farbod Honarpisheh, l’une des personnes qui ont le plus contribué à ma compréhension et à mon appréciation du cinéma iranien. Il était cinéaste et réalisait des films poétiques et émouvants : des « psychodrames de transe » qui traduisaient une expérience intime et vertigineuse de l’exil (Nasoot, Lahoot), des essais filmiques portant sur l’identité persane et ses lieux de mémoire (Faces, Shiraz 1340…), des portraits sensibles d’artistes (Amin, Jabaroot, Shahrzaad’s Tale, Every Angel is Terrifying). On lui diagnostiqua, en mai 2020, en pleine pandémie, une leucémie à plasmocytes qui l’emporta, tragiquement, le 13 mars 2021. Son dernier film, Stem Cell II, fut réalisé au cours de son hospitalisation.
Le 2 avril 2021, nous avons été quelques-uns à recevoir un courriel de Lara Braitstein, ancienne compagne et collaboratrice de Shahin, qui nous mentionnait l’existence de bobines de film qui se trouvaient toujours dans son appartement qu’elle était en train de vider. « I will look in Shahin’s place today to see what prints I can find—I know where he kept his film, I am just hoping it’s labelled and organized. I will check back in with you all about that ». Le 6 avril, elle nous écrivait à nouveau : « I found Shahin’s prints. The good news is, they were in a fridge. The bad news is, the fridge has been unplugged for years. I have no idea what condition the prints are in ». Lara me confia la garde de ses bobines à la fin du printemps, un grand sac en toile contenant de nombreuses boîtes de films 16 mm et Super 8. L’un des films 16 mm se trouvait dans un boîtier en plastique noir, sur lequel avait été tracé à l’encre, d’une écriture fine et élégante, le titre Mirror of Breath, un titre absent de la plupart des filmographies du cinéaste (je devais apprendre plus tard qu’il s’agissait d’un film étudiant datant de 1996, dont certaines images seraient reprises dans son Raga Malkauns en 2004). La bobine constituait un bloc solide qu’on peinait à dérouler. Les premiers pieds de pellicule que je parvenais à faire défiler révélaient des traces importantes de décomposition.
Ces bobines restèrent dans mon bureau jusqu’au mois d’août 2023, lorsque les conditions techniques et matérielles furent réunies pour réaliser un inventaire complet du dépôt qui m’avait été confié, que certains films ont pu être renumérisés et que le défi technique que représentait la bobine de Mirror of Breath put être pris en charge par Eva Letourneau et Chantal Partamian de la Cinémathèque québécoise.
André Habib
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Lorsqu’André Habib a reçu une bobine de film de la part des ayants droit de Shahin Parhami 1 , il a constaté que cette bobine était gravement affectée par des signes de moisissure. Cette détérioration compliquait la manipulation du film, en risquant d’endommager davantage l’émulsion fragile, restée collée à la base de la bobine. Conscient de l’importance de la bobine et de la nécessité d’un traitement spécialisé, André a fait appel à Eva Létourneau, archiviste et conservatrice de films, pour évaluer et reconditionner le film.
En examinant la bobine, Eva s’est vite rendu compte que le film nécessitait des soins particuliers en raison de son état de détérioration avancé. La fragilité de l’émulsion, combinée à la présence de moisissures et d’autres formes de décomposition, exigeait une approche méticuleuse pour assurer sa préservation. Eva a insisté pour que le film soit traité comme un objet de conservation précieux, méritant le meilleur niveau de soin et d’attention.
Travaillant sur une surface propre et contrôlée, Eva a entamé le processus délicat de déroulement du film. Elle a soigneusement procédé au nettoyage de la bobine image par image, en veillant à minimiser tout dommage potentiel à l’émulsion. Malgré les signes évidents de moisissure et de dégradation, notamment sur les bords des cadres, aucune perte d’image complète n’a été observée au premier coup d’œil. Cependant, les dommages liés à l’eau s’étaient étendus sur les bords du film, rendant ces zones particulièrement vulnérables en raison de l’infiltration à travers les perforations. De plus, nous avons constaté que la partie du film la plus endommagée correspondait à celle où le réalisateur avait utilisé une amorce noire, cela était probablement dû à sa composition ou au type d’émulsion, qui la rendaient plus sensible à la moisissure.
Plusieurs passes de nettoyage avec de l’alcool isopropylique à 99 % ont permis de neutraliser les cristaux, les particules et les moisissures accumulés, tout en stabilisant les zones endommagées.
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La boîte d’origine indiquait que le film était muet. Effectivement, la bobine ne présentait aucune piste sonore. Le titre et le générique de fin présents sur la bobine étaient cohérents avec la filmographie de Shahin Parhami, confirmant ainsi l’identité du film.
Un examen plus approfondi a révélé un « edge code » sur la bobine, « ✖△⏺ ». Ce code indiquait que le lot de pellicule avait été produit en 1996. Cette information a été corroborée ensuite par un article mentionnant un film du même titre, produit la même année (1996) ; ce qui nous a permis de confirmer une seconde fois l’identité du film.
Lors du reconditionnement de la bobine dans le but de la numériser, il est crucial de garantir que les collures du film sont sécurisées pour maintenir l’intégrité structurelle du film. Les amorces du début et de la fin sont remplacées par des matériaux plus stables afin d’offrir une protection supplémentaire.
Pour assurer la pérennité et la traçabilité du travail effectué, une documentation méticuleuse est requise. Il est important de documenter chaque étape du processus avec des photographies et des notes pour avoir une trace de l’état du film, de toutes les métadonnées trouvées sur l’amorce ou sur les bords de la bobine, ainsi que de toute intervention effectuée.
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Une fois le reconditionnement terminé, le film est correctement rembobiné et placé sur un noyau d’archive pour éviter toute déformation. Il est ensuite stocké dans un nouveau contenant sans acide, car le contenant d’origine ne répondait pas aux normes d’archivage. Cette étape finale garantit que le film sera protégé contre toute détérioration supplémentaire et préservé pour l’avenir.
Épilogue
Parcourir, dérouler, manipuler, évaluer une pellicule endommagée requiert une technique empreinte d’expérience et de soin propre aux passionné·e·s et aux restaurateur·rice·s. Autant de gestes consciencieux qui témoignent d’un savoir-faire souvent et justement décrit en termes techniques. Ce qui est moins souvent évoqué, c’est que, dans ce déploiement, il ne s’agit pas seulement de découvrir un film et son contenu. Il s’agit parfois de transmettre une mémoire sensible, un objet aux contours affectifs particuliers.
Mirror of Breath fait partie de ce spectre d’expériences. Il est façonné de multiples contacts, passages et sédimentations qui en font un film à l’aura conséquente. Grâce à un ensemble de mouvements organisés par une communauté d’ami·e·s et de proches, Mirror of Breath se révèle par-delà les voilures figurées et concrètes du temps. On y devine Shahin derrière les choix de plans, sa voix derrière les mots, tout autant que sa main tenant la caméra. Cette émotion se cristallise dans les dommages de la pellicule : des taches d’humidité encadrent le film, parfois le traversent, l’animent avec agitation, en contraste avec la douceur sévère du film. Que disent les taches du temps qui nous séparent du geste du cinéaste, de l’endroit où les bobines ont attendu, de la présence de Shahin dans l’émulsion ?
Dans la transmission effectuée par Lara, puis André. Dans les restaurations effectuées par Eva et Chantal. Mais aussi dans toutes les interventions de différente·s acteur·rice·s plus ou moins visibles. Je lis autant de célébrations du cinéma de Shahin, de sa vision singulière et superbe des personnes et des lieux qui l’entourent, mais aussi de ce qui est indécelable, au-delà des images.
Annaëlle Winand
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Mirror of Breath peut être visionné, fraîchement numérisé, sur la plateforme Zoom Out.
Notes
- Shahin Parhami (persan : شاهين پرهامى, né en 1967) était un réalisateur, écrivain, monteur et directeur de la photographie irano-canadien basé à Montréal, Québec. ↩