Festival

Éclats des RIDM

Réparer le regard

Adieu Ugarit, Mohamad Awad et Samy Benammar, 2024, Canada (Québec), 16 min. Compétition nationale courts et moyens métrages.

Ghada Sayegh

Une main effleure la surface de l’eau, on entend son clapotement, des cris d’oiseaux, un bourdonnement lointain. Un jeune homme regarde le paysage défiler, des arbres apparaissent à travers une lumière blanche, éblouissante. Il nous confie sa peur de l’eau, il nous confie un lac entaché de sang, sur lequel flotte le corps de son ami abattu devant ses yeux, il y a plus de dix ans dans la banlieue de Damas, en Syrie. C’est pourtant au bord de l’eau, de l’autre côté de la terre que le souvenir remonte, que la parole se déplie, à même sa surface.

Adieu Ugarit s’énonce comme un poème, qui s’écrit par la connivence du regard et du propos. Mohamad peut raconter son histoire, car personne n’a croisé son regard inquiet avant Samy qui peut désormais filmer, avec lui, les réminiscences du deuil et de l’exil, et tenter de réparer ce regard.

Car ce que Mohamad a vu comme ce qu’il a imaginé déborde la mémoire. La tache de sang perçue s’écoule à l’infini dans son imagination, de sorte que la limite entre l’une et l’autre s’estompe. La force et la délicatesse du film sont de parvenir à se placer quelque part sur cette lisière, cette surface d’eau à la fois terrifiante et apaisante, pour une réconciliation possible, avec soi, avec le monde. Et d’offrir, par ses sublimes textures visuelles et sonores, le souffle adéquat au témoignage. À même la surface impressionnée de la pellicule, un noir et blanc aux grains sensibles à la douleur comme aux élans vaporeux. À même son tissu sonore, composé du ruissellement de l’eau, alternant entre douceur contemplative et fureur libératrice.

Une eau qui a perdu sa couleur, pas son scintillement. Ses reflets se miroitent dans nos yeux, nous permettent de voir et de ressentir toute la souffrance et la beauté d’un pays. On y lit, on y écoute ce poème d’une sensibilité infinie que Mohamad adresse à ceux qu’il a quittés, à ce lieu perdu : Adieu Ugarit ! Comme un appel lancinant à un pays construit sur les cendres de la tristesse, à la lumière de ce qui permet de s’élever, comme une plume flottant dans les airs. Un poème que Mohamad se devait d’écrire, avant ou après le départ, quelque part entre la corniche d’Ugarit et les bords du lac Laurentien. La subtilité et la grâce du film de Mohamad Awad et de Samy Benammar se trouvent en ce lieu et ce temps, là où l’on apprend à ne pas mourir seul.

Étreintes

Archéologie de la lumière, Sylvain L’Espérance, 2024, Canada (Québec), 71 min. Compétition nationale longs métrages.

Charlotte Lehoux

Il y a des années que Sylvain L’Espérance se rend à Rivière-au-Tonnerre. Lové entre le fleuve et le cours d’eau qui lui donne son nom, ce petit village de Minganie lui a inspiré un film. À vrai dire, ce lieu lui a inspiré une envie d’images, dont est d’abord issu un projet photographique. « La photo isole les moments, alors que le cinéma les embrasse », disait bellement le réalisateur en introduction de la projection. Si Archéologie de la lumière offre une démonstration de ce pouvoir de la photographie, le film offre une représentation d’un lieu depuis le son et le mouvement de manière magistrale. Cette œuvre en est à la fois une de minutie et d’abandon, de détail et de totalité, d’ombres et de lumières qui, éternellement, s’étreignent, puis se délaissent.

Il ne s’agit pas ici d’un travelogue ni à proprement parler d’un documentaire d’observation. Archéologie de la lumière réside plutôt en ce beau et étrange lieu où rayons de soleil et obscurité nuageuse se croisent, où expérimentation et observation s’entremêlent. Le film s’ouvre à nous doucement ; il s’attarde longuement sur le fleuve Saint-Laurent qui, dans ce coin de pays, s’apparente à la mer, vaste et bleue. Les vagues se succèdent tranquillement. Non loin, un rocher perce la surface de l’eau. Si la caméra nous paraît d’abord fixe, elle effectue en fait, lentement, presque imperceptiblement, un long panoramique, et notre regard suit ces vagues qui viennent effleurer le sable sombre, la courbe de ces grandes roches qui viennent s’échouer au rivage. Une bande de plage rocailleuse, enlacée par le fleuve, se révèle à nous. Imperturbable, la caméra poursuit sa rotation sur elle-même, caresse de son objectif un grand rocher noir qui emplit l’écran. Et puis rejaillissent le fleuve, son horizon grisâtre, cette roche qui le perce ; nous avons fait un tour complet sur nous-mêmes, un tour entier de ce tableau à la fois paisible et rude. Tandis que le film se déploie ainsi, il m’est difficile d’imaginer une entrée plus douce, saisissante. Comme si le cinéaste ouvrait cette nature de l’intérieur pour nous y inviter.

Tout au long se relaient ces paysages empreints d’une lumière fugace. L’Espérance se fait non seulement l’observateur, mais aussi le médiateur de cette lumière changeante, et plus que les paysages, c’est elle qu’il regarde, c’est de son interaction avec l’eau, les algues, les roches et les arbres dont il témoigne. Il y a quelque chose de parfois ludique, de parfois tendu dans ces images de rayons de soleil qui perdent du terrain pour ensuite en regagner, quelque chose d’une histoire qui commence, quelque chose d’une étreinte. Il y a comme une intentionnalité dans ce qui est pourtant inhérent au hasard de la nature. Et nous arpentons ce territoire et lorsque l’image délicatement bascule dans une expérimentation formelle lumineuse, notre manière d’être dans le film, de traverser avec lui ces tableaux est sublimée, même exaltée. Toute cette lumière nous enlace.

Sédimentations fantomatiques

La Laguna del Soldado, Pablo Alvarez Mesa, 2024, Colombie/Canada (Québec), 77 min. Compétition nationale longs métrages.

Annaëlle Winand

L’air est chargé d’humidité dans le paramo où a été filmé The Soldier’s Lagoon. Des plans s’attardent sur des paysages imbibés, regorgeant de plantes aux tons que l’on devinerait vifs sous une lumière franche. Mais c’est la fine couche de brouillard caractéristique de cet écosystème, travaillée par le grain de la pellicule, qui marque les images, nous obligeant à lire le film à travers une sédimentation matérielle, esthétique, temporelle et mémorielle.

La beauté de La Laguna del Soldado (The Soldier’s Lagoon) réside dans ce jeu constant, cette friction, entre ce qui est montré et ce qui est latent. Le film tisse ainsi un dialogue entre les différentes strates qui façonnent l’invisible et le concret. Car le cinéma de Pablo Alvarez Mesa est résolument hanté. Hanté par l’histoire, par les archives et, plus particulièrement ici, par la présence de Bolivar en filigrane des récits et des environnements, par les corps des soldats qui reposent dans le lagon, par le passé colonial, par l’exploitation minière. Ces esprits ne sont cependant pas au repos. Ils portent avec eux une voix qui résonne clairement et fortement. Pablo et sa caméra en sont les médiums. Ils passent le message et l’arriment dans un contexte contemporain. Ils lient l’invisible au tactile, les fantômes au territoire, les voix passées aux revendications actuelles.

Participant à cet échange, la trame sonore est constituée de conversations qui interagissent avec les sons ambiants. Les chercheur·euse·s interrogent la faune et la flore. Les mineurs s’inquiètent de la réduction des espaces à excaver. Les activistes retracent les entrelacements de violences coloniales et d’expropriations sur fond de rumeurs de cités d’or cachées dans les montagnes. Cet or que l’on retrouve dans les frailejones, dont les fleurs jaunes se déploient pour capturer l’eau dans leurs fines membranes à la texture évoquant le velours. Elles nous rappellent la richesse de la biodiversité particulière du lieu, dont nous passons affectivement en revue les sons. Les bruits tapis sous la roche, qui résonnent de secrets. Le rythme des cris des chauves-souris ramenés à une fréquence audible pour nos oreilles. L’eau qui se condense, s’infiltre, clapote, coule, et qui nous guide à travers le récit.

Notre imaginaire navigue haptiquement entre contemplation et engagement à travers ces sédimentations fantomatiques. Il n’a de cesse d’être rappelé au cœur de cette tension qui mêle le territoire et le politique, façonnant dans le temps les sites, les personnes et les mouvements.

Absorption et espoir

Just Above the Surface of the Earth (For a Coming Extinction), Marianna Milhorat, 2024, Canada (Québec)/États-Unis, 69 min. Panorama — Contre-courant.

Maude Trottier

Just Above the Surface of the Earth (For a Coming Extinction) s’ouvre sur un plan rapproché de chauve-souris filmée la nuit. Plan magique qui d’emblée capte notre attention par la force d’étrangeté d’un animal rarement vu d’aussi près et par une photographie tout en clair-obscur qui concentre le regard. De l’attention : tel serait d’ailleurs le sujet par excellence du film de Marianna Milhorat, son sujet tout autant que le lieu de son faire. Voici un film-écoute-de-l’écoute, un film-captation-de-captation, qui nous situe parmi et avec les espèces les plus poreuses aux changements climatiques, par l’entremise de « citoyens scientifiques » (science citizens), individus qui prêtent leur temps libre à la récolte de données autour d’espèces menacées. La cinéaste reprend pour ainsi dire au compte du médium filmique, la gestuelle de documentation et d’attention portée au minuscule et à l’infime de ces bénévoles de la nature.

Derrière et avec les groupuscules et les personnes, la caméra tend, outre les plans rapprochés des animaux, vers deux grands pôles : suivant les sentiers, les chemins dans l’eau, embrassant le mouvement qui mène vers les sites d’étude, comme autant de participants silencieux aux excursions en cours ; ou au contraire, préférant des plans d’ensemble qui donnent à réfléchir la relativité des corps humains au sein du vivant, là où le paysage englobe, dit un voir plus grand que soi. Il y a en somme, dans Just Above the Surface of the Earth (For a Coming Extinction), un art du plan, immanent, depuis l’intérieur, avec de nombreuses nocturnes propices au secret et à l’apparaître, mais un art du plan également depuis le montage parataxique propice cette fois à conjuguer la singularité close de chaque moment convié, chaque espèce appelant son économie et ses questions propres. Nous passons du chant des grenouilles perçu de nuit à la peau de l’étoile de mer observée en plein jour, retournant vers la nuit et ses chauves-souris ou des insectes passés à la loupe sur une toile tendue rétroéclairée. Ces vies parallèles disent autant de « tandis que », alors que s’écoulent nos vies industrieuses, autant de Unwelt, de mondes qui décentrent l’anthropocène. En émane une poétique d’ensemble très riche en textures de son.

À mi-temps du film, en un ultime prolongement de méthode, une saccade d’images développées à la main introduit des procédures numériques d’échantillonnage et d’archivage. L’attention, jusqu’ici maintenue longue et lente, se réoriente, touche un nouveau point de sensorialité et d’inventivité. Ces vases communicants entre les gestes étudiés et les moyens pris pour les articuler et les déployer évoquent d’ailleurs les Geographies of Solitude de Jacqueline Mills. Nous y observons un même foisonnement du vivant et de conscience interposée, une même vivacité, à la différence de la collectivité bénévole qui, dans le film de Milhorat, canalise la méthode et la diversité de nature des procédures d’échantillonnage et d’écoute.

Tout au long de cette trame, des voix off nous accompagnent, expliquant les gestes posés, se penchant sur les particularités des animaux ou des insectes scrutés, et récitant des bribes de textes poétiques. Si ces voix participent également à porter notre attention sur ce qu’offre la nature, les passages poétiques instituent une sorte de petit jeu mental qui m’a fait chercher l’auteur potentiel, le siècle d’appartenance, un référent quelconque. Peut-être aurais-je préféré rester au plus près de ce qu’ouvre aux sens l’univers scientifique, technique et poétique convié, rester au sein de l’attention de cette chauve-souris de départ, sans penser à la notion d’auteur, sans penser à l’humain, simplement lovée dans l’inframince qui, chez Milhorat, se fait absorption et espoir.

Comme une promesse

Visión de la Selva, Grupo de Cine Liberación sin Rodeos, 1971, Pérou, 18 min. Rétrospective Carlos Ferrand et le Grupo de Cine Liberación sin Rodeos, héritage d’un engagement politique et cinématographique.

Charlotte Lehoux

En guise d’introduction à la séance, Carlos Ferrand, membre du Groupo de Cine Liberación sin Rodeos, nous dit : « On était tellement en tabarnak quand on a fait ce film ! ».

Et pour cause, la forêt amazonienne est déjà, au début des années 1970, le théâtre d’une avide exploitation industrielle qui laisse ses villages exsangues. Ses peuples indigènes sont exterminés. Son sol est creusé, fouillé, sa matière extraite. Ses arbres sont abattus, coupés, son bois transformé. C’est un écosystème entier qui est saigné et dépouillé au service, toujours, d’industries, et aux dépens, toujours, de ceux et celles qui y vivent. Le collectif sin Rodeos rend compte de la dévastation. Pellicule 16 mm noir et blanc, films chapardés ci et là (on reconnait du Flaherty), Visión de la Selva est presque un film de collage, définitivement un geste de rage alors que nous est rendue formellement, par sa construction protéiforme qui ignore sciemment toute convention, la vive émotion qui motive son message. La narration est parfois en voix off, parfois délivrée frontalement, le narrateur filmé tel un professeur en salle de classe ; nous sommes les élèves de cette colère qui croît à chaque statistique récitée. Et les images capturées par le groupe, ces images de la jungle et de ses villages sont belles, mais aussi miséreuses, comme appauvries par l’infortune ordinaire de ces peuples asservis à coups de réformes bâclées et d’idéaux déçus. Le grain du film, ses stries et ses rayures deviennent alors sites de revendications, marques de fureur et de résistance ; ces cadrages approximatifs, cette pellicule abîmée comme autant de preuves d’une urgence de créer, de crier. Toujours et sans prétention, le film témoigne de sa propre nécessité, sa forme même conditionnée, façonnée par l’impérativité de son propos. Chaque geste posé par les cinéastes traduit cette hâte de se porter messager d’une rage, mais aussi d’une espérance, et cette narration en direct, ces images grappillées, puis réutilisées viennent nous envelopper de leur urgence, et nous habiter de leur aplomb.

Le documentaire se fait ici artisanal, collectif, politique. C’est à l’intersection de ces pratiques multiformes que culmine le potentiel activateur du film, que sa force de réaction s’enclenche, et qu’en moi enfle une belle révolte, une révolte stupéfaite et admirative. À toute cette destruction, le groupe de cinéastes répond certainement avec colère, mais une colère toujours empreinte de la conviction que le changement est possible et qu’il est proche. Toutes ces années plus tard, si ce changement n’est pas survenu, son sentiment demeure ; c’est un espoir ancré à même le film et qui nous est transféré. Cet espoir reste en nous, au creux de nous, immuable comme une promesse. Puis elle est belle, cette colère. Elle est partout dans ce pamphlet didactique et oui, bellement furieux, conférant à l’œuvre une énergie libératrice ; l’emplissant de cette poésie de l’exutoire, de cette délivrance, le cinéma comme un cri. Je quitte la salle de cinéma agréablement survoltée. Plus de cinquante ans ont passé depuis sa création ; or le pouvoir affranchisseur du documentaire demeure, inaffecté sinon renforcé par le temps écoulé.

Amour sans cesse et malgré tout

Traces, Chantal Partamian, 2023, Canada, Liban, 9 min. Compétition nationale courts et moyens métrages.

Charlotte Lehoux

Et si l’amour queer ainsi élevé avait le pouvoir de désagréger, de désarticuler une histoire qui s’est échinée à l’en effacer de ses pages ? Et si la pornographie lesbienne déterrée des marges d’un récit qui se refusait à l’inclure pouvait le disloquer et alors imposer son image au creux de ses pixels ?

Dans les années 1980, à Beyrouth, est exhumé des décombres un film pornographique lesbien. À cette même période sont capturées des vidéos de combattants, visages couverts, brandissant leurs armes. Si ces images s’inscrivent au sein d’une même historicité, si faire la négation de l’une revient à invisibiliser l’autre, comment, alors, faire correspondre ces documents si divergents, par quelle manière corréler ce qui d’emblée parait s’opposer ; amour et extase secrète, guerre et combat brandi ? Et encore, par où prendre ces séquences, comment les travailler pour enfin pouvoir dire : « l’amour queer existait alors, il a toujours existé, et il existe toujours » ? Pour dire  : si ces combattants masqués, si ces bâtiments détruits sont tristement Beyrouth, ces femmes en jouissance le sont tout autant, le sont heureusement.

Chantal Partamian fait éclore de ruines et de débris, ces femmes. À leur invisibilisation, elle répond par le déboîtement de cette histoire invisibilisante et par l’insertion en son sein de cette sexualité niée. À travers ces images de guerriers émergent celles de ces amantes. Peu à peu, ces premiers se pixellisent, glitchent et s’estompent, comme absorbés par une belle et blanche lumière qui annonce ces dernières. Il ne s’agit pas ici de remplacement, mais bien de disruption, d’inclusion. Il ne s’agit pas de hiérarchiser, mais de révéler. C’est une double exposition formelle et figurative qui s’opère à même l’écran et qui vient s’inscrire en nos rétines, se surimposer doucement. La réalisatrice dégrade donc des images pour en ressusciter d’autres, dans un geste qui devient dès lors non seulement une réappropriation archivistique, mais encore plus une archéologie de l’effacement. C’est l’exhumation de ce qui a été trop longtemps caché. Et la nature pornographique de ces ébats entre femmes devient preuve d’un plaisir charnel, et surtout se présente en berceau où l’amour est possible, où l’amour naît et grandit. Après cette dislocation d’une histoire à la masculinité dominante, après ce démantèlement d’une imagerie d’armes et de violence, au-delà des gravats et des ruines, c’est ce qui reste, toujours. L’amour. Avec son film, Chantal Partamian nous rappelle à cet amour qui est et qui sera, sans cesse et malgré tout.

Dans le noir

Rising Up at Night, Nelson Makengo, 2024, Congo/Belgique/Allemagne/Burkina Faso, 96 min. Compétition Nouveau Regards.

Maude Trottier

Comment une collectivité traverse-t-elle une épreuve matérielle qui la vulnérabilise au point de potentiellement la rompre ? Comment faire face, durant des mois, à une inondation qui oblige à vivre le corps au tiers submergé et dans le noir ? Comment le christianisme, religion coloniale implantée au 15e siècle, a trouvé en République démocratique du Congo un terrain d’expression rituelle au pouvoir rassembleur ? Comment faire de la nuit une condition ou même un agent de révélation du voir cinématographique ? Ce sont, notamment, ces questions réflexives que pose l’artiste, cinéaste et producteur Nelson Makengo dans Rising Up at Night, un film qui porte sur le difficile ou inégal accès à l’électricité à Kinshaha, ville de 17 millions d’habitants.

Filmé presque entièrement de nuit, le film de Makengo concentre ainsi et transmet l’expérience politique de la noirceur et l’inégal accès à l’énergie électrique, nous plongeant dans la texture d’une obscurité éclairée aux D.E.L. Mais voilà que ce choix de la nuit comme porte d’entrée concrète à une difficulté qu’on aurait en effet du mal à imaginer sur une base quotidienne tant le moindre de nos mouvements est conditionné par l’énergie électrique, porte également en son sein une courroie métaphorique alliant lumière christique et matérialité de l’électricité même. Cette liaison étonnante survient dans les premières scènes du film lors d’une scène rituelle de lecture de la bible en petit groupe où la lumière divine se corrèle au contexte de noirceur littérale vécue par les habitants de Kinsenso, quartier de Kinshasa. Elle revient ponctuellement autour de l’arc narratif que fournit l’effort de la cagnotte amassée par les habitants du quartier afin de se doter d’un nouveau câble à temps pour le jour de l’an. Juste avant, c’est la fête de Noël, ses lumières propres et ici par petites touches, sa célébration via un père Noël qui circule dans une voiture, enguirlandé de lumières de corps multicolores.

Chercher la lumière, c’est agir collectivement pour y accéder, tandis que le projet hydroélectrique Inga 3 évoqué par la voix de la radio reste à l’état de rumeur, et c’est, individuellement, croire en un Dieu qui serait susceptible de changer le cœur des dirigeants, tel que l’énonce un vigoureux prêtre. En ce filon dissemblable, l’électricité à laquelle n’a accès qu’un infime pourcentage de la population congolaise et en tant qu’elle se dote de cette métaphore locale, est l’occasion pour Makengo de développer par aspects, par étoilement, tout ce que son sujet touche. On circule ainsi avec et parmi les habitants dans les rues et habitations inondées de Kinsenso, de même qu’à l’intérieur d’un ensemble de lieux où se rencontrent corps adultes et enfants. Les corps sont toujours multiples dans Rising Up at Night, toujours le plan les embrasse en les montrant en train de s’occuper à survivre à l’épreuve, dans une forme de tranquillité et de naturel confondant. On y circule librement à travers les strates matérielles et conceptuelles des difficultés et des mobilisations suscitées, la caméra, le regard sur les choses cherchant à suivre là où la noirceur forcée, l’aliénation de l’inondation, mène. Comme si on s’avançait de nuit justement en cherchant les filons d’un sujet, ou mieux, comme si on donnait au sujet, voire à ses sujets, à sa collectivité, la possibilité d’écrire le film, en une confiance documentaire gagnée.

En ressort une puissance de forme inscrite dans ce que le terme français d’« énergie » sollicite de double sens, l’électricité autant que l’agir, et dans ce que le mot « power » mobilise de pouvoir politique, d’agentivité formelle, collective, et bien sûr d’accès à la lumière.