Sommaire / automne 2024

Ces dernières années, Hors champ a agrandi son équipe et redéployé ses activités de programmation et de publication, mais aussi son effort d’organisation dans un moment où pourtant, il devient de plus en plus difficile d’obtenir, pour les organismes culturels, du financement. Dans cet élan, la revue a eu recours, l’été dernier, et ce, pour la première fois, au sociofinancement.

Cette campagne de sociofinancement a été une petite aventure, non seulement parce que c’était une première fois, mais aussi et notamment parce que Hors champ est une revue numérique en libre accès qui ne vend rien, qui n’a pas de substrat matériel, pas de valeur d’échange autrement que ce qu’elle propose : des idées, des formes, une mise en valeur de certains cinémas et initiatives moins souvent valorisés (le cinéma expérimental, le cinéma artisanal, les pratiques indépendantes) et qu’il nous fallait trouver quelques façons de matérialiser notre contribution au « champ » du cinéma afin d’être en mesure d’offrir des contreparties. Aussi, l’organisme La Ruche, grâce à qui nous avons pu structurer nos efforts, nous a conseillé de miser sur ce que nous pouvions offrir de mieux : des activités qui représentent les artistes, et de façon générale, le déploiement de notre ligne éditoriale. En l’occurrence, une programmation en ligne, un atelier d’écriture et une soirée de performances.

De fait, cette campagne a été l’occasion de nous poser des questions nodales. En recourant à l’aide de notre communauté, nous nous sommes forcément demandé au nom de qui, de quoi nous demandions à nous donner. Ce que Hors champ était aussi à même de combler et de nourrir : qu’est-ce que la revue amène aux artistes, aux lectrices, aux lecteurs, aux cinéphiles, quelle position occupe-t-elle ou tente-t-elle d’occuper dans l’écologie des revues et des milieux culturels ?

Tentons de récapituler là où nous en sommes : suivant des filons tracés par les fondateurs, les cinéastes et artistes, auteurs et les autrices qui ont fait de la revue tout ce qu’elle est, l’espace sur lequel tient Hors champ prend le parti de l’interstice, voire d’un certain louvoiement. La revue ne publie en effet ni critique de cinéma au sens traditionnel ni texte académique. Elle entend plutôt explorer les avenues de ce que nous proposons désormais de nommer une « critique-création », qui hérite des ferments subjectivistes, voire intimistes, qu’a su dégager ces dernières années le terme de « recherche-création », mais travaillant également les arcanes souterrains d’un cinéma élargi ici à l’écriture : des déplacements de positions, des variations de sites d’énonciation, d’autres manières de dire et de montrer.  

Comment vivre les images, le cinéma, comment diversifier leurs points de vue, comment écrire les expériences singulières, dont la création, le visionnement sous toutes ces facettes, mais encore le travail des archives témoignent, comment rendre ces explorations par le truchement de plumes diversifiées et de moyens exploratoires multiples, notamment audiovisuels avec l’intégration récente de la plateforme Zoom Out ?

Au cours des rencontres et des échanges liés à cette campagne de sociofinancement, plusieurs petits moments ou percées sont advenus. La dimension de laboratoire, de l’« en train de se faire » de nos pratiques nous est apparue comme névralgique. Les « chutes » assemblées par Nour Ouayda pour la programmation en ligne Éloge de la Chute : Out-takes, Notes and Sketches sont venues mettre en image le tremblement des matériaux qui n’ont pas encore tout à fait trouvé leur place au sein des œuvres, mais qui continuent d’exercer de la présence, une forme de hantise et de futur à dessiner. L’atelier d’écriture donné à la lumière collective a cherché à approcher l’ouverture du verbe à l’image, et à transmettre les petits filons qui nous servent de repères sans se refermer sur des tactiques par trop établies.  

Et puis lors des discussions préparatoires en vue de la soirée de performances qui a eu lieu à la Sala Rossa avec Karl Lemieux et Nadah El Shazly, Karl nous a, à un moment, confié qu’il avait envie d’orienter la performance vers l’énergie de la projection et du son. Cette ligne à la fois simple et efficace a été intuitivement adoptée. Or, après coup, cette dimension d’énergétique des images et du son nous est apparue à elle seule incarner quelque chose qui est non seulement de l’ordre de ce qui est en jeu au sein d’une campagne de sociofinancement, mais de manière plus large, qui fait signe vers une balance souhaitée pour la revue et le milieu à laquelle elle s'adresse entre le don et le contre-don. Comment recevoir l’énergie et comment en donner ? Comment les images et les sons propulsent, mais encore transportent l’énergie, la coulent, la travaillent, la mettent en scène, voire en oscillation ? Comment nos corps, individuels et collectifs, reçoivent le flux, la lumière, la vibration ? Comment d’un corps à l’autre se transmettent les énergies et les matières hardies selon le titre adopté pour cette soirée ? Ces questions émanant du médium de la performance ruissèlent dans le même temps vers notre mandat.

Nous souhaitons continuer à soutenir les artistes, les démarches indépendantes et parfois fragiles, frayer des voies de traverse, entretenir les liens avec les organismes avec qui nous collaborons, voire en créer d’autres. Plus largement que le seul appui à notre revue, le soutien qui nous a été apporté cet été veut concrètement dire croire en la possibilité d’étendre l’exploration créative et existentielle des images, des mots, du cinéma au sein de nos vies ; fortifier un espace de résistance à contrario d’une époque médiatiquement oppressive.

Un mur des donateur·rice·s est en cours de construction sur notre site web, où seront inscrites toutes les personnes ayant soutenu la campagne de sociofinancement menée au cours de l'été. Nous les remercions, d'ici là, avec coeur. 

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Ce numéro de Hors champ développe plusieurs aspects de la réflexion récente et en cours. Il contient d’abord un dossier dirigé par Annaëlle Winand et Anne Golden, intitulé « Pouvons-nous vivre excessivement ? », et qui interroge les pouvoirs du monstrueux féminin dans une perspective émancipatrice. Nous y trouvons du sang menstruel, des accouchements multiples, des films dont vous êtes l’héroïne, des prothèses en silicone et toute une fabrique matérielle des monstres, de folles trajectoires de vie, des louves-garous, des femmes-araignées, de la magie noire. Il entérine une structure éditoriale que nous avons commencé à suivre plus systématiquement au cours de la dernière année, selon la formule du dossier dirigé et de contributions spontanées dites « hors dossier ». Cette façon de procéder nous servira de fil éditorial pour l’année 2025, et permettra ainsi de concentrer l’effort, en plus d’assurer une certaine circulation de parole tout en laissant la porte ouverte aux contributions davantage reliées à l’actualité cinématographique et artistique.

En plus du dossier dirigé par Annaëlle Winand et Anne Golden, Ghada Sayegh nous offre l’écrin de sa pensée, à l’issue d’une conférence-projection qu’elle a livrée en septembre à l’Université de Montréal. Revenant sur sa propre écriture de fragments, ces « notes sur la fin du monde » dont la rédaction s’est entamée en 2020, elle s’ouvre à la déstabilisante et poreuse sensation de temps qui l’habite depuis le Liban où elle vit, et aux films qui bordent et débordent cette sensation. Le corpus de cette présentation est d’ailleurs présenté sur la plateforme Zoom Out, récréant avec nos moyens numériques le dispositif de conférence-projection choisi par l’autrice. Nous pouvons ainsi y voir les films : (Posthume) (Ghassan Salhab, 2007), The Disquiet (Ali Cherri, 2013, du 18 novembre au 13 décembre), Nights and Days (Lamia Joreige, 2007, du 18 novembre au 13 décembre), L’arbre (Chantal Partamian, 2021) et (ici loin et déjà morts (Ghada Sayegh, 2024). Nous remercions très chaleureusement les cinéastes de prêter leurs œuvres au jeu de la médiation numérique. Puissent ces œuvres et la réflexion conjointe de Ghada Sayeh circuler en nous, ouvrir de la compréhension, nous toucher et nous sensibiliser, à même les failles desquelles et depuis lesquelles elles parlent.

Nous retrouvons également, dans ce numéro d’automne, la transcription de la discussion portant sur le rôle des organismes culturels en temps de crise, laquelle a eu lieu aux RIDM, lors de l’édition 2023. Cette discussion, accueillie avec beaucoup de générosité par le Festival, avait été suscitée par l’annulation forcée d’un programme consacré aux films de Jocelyne Saab organisé par le collectif Regards palestiniens et une coalition d’organismes dont faisait partie Hors champ, en soutien financier à la Palestine. Un an plus tard, alors que la folie meurtrière ne fait que tragiquement s’aggraver et que la censure des programmes filmiques consacrés à la Palestine continue de sévir, rouvrir cette discussion, lui donner une forme pérenne contribuera, nous l’espérons aussi, à générer du dialogue.

Par ailleurs, nous retrouvons dans ce numéro non pas une couverture du Festival du nouveau cinéma, mais bien quelques éclats de son édition 2024, autour de films qui ont retenu Chantal Partamian, Charlotte Lehoux — qui s’est très récemment jointe à l’équipe de Hors champ —, Claudia Polledri et moi-même.

Sur Zoom Out, nous retrouvons aussi la captation des performances qui ont eu lieu à la Sala Rossa, le 5 septembre dernier, lors de la soirée-bénéfice organisée dans le cadre de la campagne de sociofinancement. Scénographiée par André Habib, Florence Audet et Félix Carabello et étayant le projet en devenir Cadavre exquis, la première de ces performances s’articulait autour de films didactiques 16 mm de la collection de l’Université de Montréal, et du film Autour de la perception (Pierre Hébert, 1968), formant une ode au désapprentissage traversée de flickers, de motifs se déréglant, et de fructueuses dissonances.

La seconde et principale performance de cette soirée a donné lieu à une première collaboration entre les artistes Karl Lemieux (projection) et Nadah El Shazly (voix et musique électronique), sous le signe de l'improvisation et du souffle croisé. Un véritable pneuma traverse en effet cette œuvre de l'instant, souffle vital dont la captation de Miguel Morin rend toute la sensualité et la qualité amniotique. À l'intérieur des ondes sonores et la voix profonde de Nadah El Shazly, les images de Karl Lemieux — cette partition inchoative pour six projecteurs — s'enchassent, se superposent, se froissent, se déplient. Son et images construisent une co-puissance magistrale, voire une corporéité inédite tout en peau, en textures, en strates et en fluides. Nous remercions Karl et Nadah d'avoir accepté que l'on remédie et diffuse leur performance qui, pour quiconque l'a vécue in vivo et en fait la pleine expérience restera gravée dans sa conscience voire dans son corps. D'ici peut-être un prochain croisement entre ces artistes (et d'autres !), voici une énergie à transmettre et à réfléchir.

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S O M M A I R E

DOSSIER : POUVONS-NOUS VIVRE EXCESSIVEMENT ? 
dirigé par Annaëlle Winand et Anne Golden 

Annaëlle WINAND, Pouvons-nous vivre excessivement ? Introduction au dossier

Eva LÉTOURNEAU, Un corps en révolte. Le corps féminin comme source d'horreur dans Ginger Snap (2000) et Antibirth (2016)

« Fictions »
Anne GOLDEN, Blood Letters / Lettres de sang

« Entretiens »
Annaëlle WINAND, Anne GOLDEN : Faire ensemble des monstres : entretien avec Nina Anton, artiste en maquillage d'effets spéciaux

Rachel SAMSON, Des louves-garous

« En chantiers »
Prune PAYCHA, Tarentisme — carnet #1 et #2

« Entretiens »
Annaëlle WINAND, Anne GOLDEN, Entre Possession et obsessions filmiques: entretien avec Kier-La Janisse

« Carnets de... »
Hanen HATTAB, Dachra, l'innommable hameau des associées du djinn
 

C O N T R I B U T I O N S   H O R S  D O S S I E R

Ghada SAYEGH, La fin du monde a déjà eu lieu
+ programmation sur Zoom Out
(Posthume) (Ghassan Salhab, 2007)
L'intranquille / The Disquiet (Ali Cherri, 2013)
Nights and Days (Lamia Joreige, 2007)
L’arbre (Chantal Partamian, 2021)
Ici loin / here afar et déjà morts (Ghada Sayegh, 2024)

« Festivals »
RIDM
Farah ATOUI Muhammad EL KHAIRY, Aude Renaud LORRAIN, Philippe BOUCHARD-CHOLETTE, Krista LYNES, Sharlene BAMBOAT, Chantal PARTAMIAN, Nour OUAYDA, et Monique SIMARD, Le travail de la solidarité : le rôle des organismes en temps de crise

« Festivals »
FNC
Charlotte LEHOUX, Chantal PARTAMIAN, Claudia POLLEDRI, Maude TROTTIER, Éclats du FNC

Zoom Out
MATIÈRES HARDIES
Cadavre exquis #3 : Autour de la perception (André Habib, Florence Audet, Félix Carabello, 2024)
Matières hardies, Karl Lemieux et Nadah El Shazly