Pouvons-nous vivre excessivement ?

Un corps en révolte. Le corps féminin comme source d’horreur dans Ginger Snaps (200) et Antibirth (2016)

Aimer le cinéma d’horreur quand on est une femme ne manquera jamais de surprendre nos interlocuteur·rice·s. Souvent gardée secrète, cette passion, lorsque révélée, engendre toutes sortes de réactions ; parfois amusées, d’autres fois perplexes. « Pourquoi ? », m’a-t-on souvent demandé. Après tout, les femmes jouent historiquement le rôle de victimes dans le cinéma d’horreur, qui expose généralement son public à une imagerie difficile et violente, à une mise en spectacle du corps féminin en souffrance. La mention du genre évoque, chez la plupart des gens, des images de jeunes femmes peu vêtues et en détresse, pourchassées sans relâche, qui finissent lacérées par une large figure masculine brandissant un couteau de boucher, une machette, une hache, voire une tronçonneuse, ou toute autre image typique des slashers. Les rôles traditionnels auxquels on se désole parfois de voir la femme confinée ne sont pourtant pas inhérents au cinéma d’horreur : ils relèvent du cinéma en général. Étonnamment, le cinéma d’horreur parfois s’en démarque, ne reléguant pas systématiquement les personnages féminins à des rôles qui perpétuent l’image d’une féminité convenable et conventionnelle. Par son aspect viscéral, le cinéma d’horreur donne la possibilité de mettre en scène des émotions et des réactions qui sembleraient excessives dans un autre genre. La femme peut ici se permettre d’être « trop ». Ce qu’on ne lui pardonnerait probablement pas dans un autre contexte où, si elle pleure, on la considèrerait comme trop sensible, si elle est passionnée, on la caractériserait comme (trop) intense, si elle se fâche, on la réduirait sans doute au statut d’hystérique. Dans l’horreur, elle peut hurler, être trop dramatique, (trop) enragée, (trop) corporelle. Elle n’a pas à se réduire à « être comme il faut », et peut ainsi se libérer des rôles traditionnels jusqu’à venir perturber l’ordre établi.

Genre de l’excès et de la transgression, l’horreur autorise la mise en scène de l’inconfortable et l’exploration des tabous, présentant des sujets contrariants qui sont à même de confronter et de choquer le public. De ce fait, les sujets proprement féminins prennent ici une autre tournure, et l’on y aborde ce qui est habituellement gardé sous silence ou ce qui dérange. Le cinéma d’horreur se risque donc à soumettre les femmes à des transformations traumatisantes ou brutales qui, souvent, les isolent. Pensons aux grands classiques Carrie (Brian de Palma, 1976) ou The Exorcist (William Friedkin, 1973), qui rendent ainsi le genre propice à la représentation horrifique de la féminité. Plus récemment, deux films m’ont semblé intéressants à considérer par leur manière d’aborder le côté monstrueux des fonctions reproductrices et corporelles de la femme : Antibirth, (Danny Perez, 2016), et Ginger Snaps (John Fawcett, 2000), classique du cinéma d’horreur canadien à la source d’une trilogie, écrit par Karen Walton. Deux films d’horreur corporelle ayant comme sujet les transformations et les mutations physiques les plus couramment vécues par les femmes : les menstruations et la grossesse, lesquelles deviennent sources d’une horreur proprement féminine.

Le fléau de devenir femme

Ginger Snaps (John Fawcett, 2000)

Ginger Snaps raconte l’histoire de deux sœurs obsédées par la mort, Ginger et Brigitte Fitzgerald, vivant en parias à Bailey Downs, ville terriblement terne de la banlieue canadienne. « A safe and caring community », indique une pancarte qui apparaît dans les premiers plans du film. On y voit d’ailleurs aussi un enfant jouant tranquillement dans un carré de sable tandis que sa mère racle les feuilles mortes. Mais immédiatement, le portrait de cette banlieue tranquille est perturbé par l’image du bambin barbouillé de sang et les cris de sa mère alors qu’elle découvre le cadavre massacré du chien de la famille. Cette scène donne le ton.

En parallèle à cette mise en contexte de la banlieue conventionnelle comme cadre de l’horreur est introduite Ginger, l’une des deux sœurs, une jeune femme rebelle se positionnant en marge de ses pairs. Un premier plan d’elle nous la montre couteau au poignet, avec pour trame de fond un vieux programme télévisé : « Can this happen to a normal woman? », entend-on, d’une voix d’homme autoritaire. Dans les cinq premières minutes du film, Ginger noue un pacte de suicide avec sa sœur. Toutes deux s’amusent à mettre en scène des visions de mort brutales qu’elles photographient et présentent à leur classe comme projet scolaire. Elles apparaissent aussi comme en retrait des autres de leur âge, se moquant d’ailleurs ouvertement des jeunes filles de leur année qui s’intéressent aux garçons et à leur apparence.

L’anormalité des sœurs Fitzgerald est également caractérisée par le fait qu’elles n’ont pas encore leurs menstruations, ce dont elles sont plutôt fières. Lors d’un souper de famille, leur mère témoigne d’une excitation étrange face aux premiers signes menstruels de Ginger, avant que leur père ramène sa femme à l’ordre, lui signifiant que ce n’est pas un sujet de discussion approprié à table. Plus tard, au parc, un gros plan nous montre une coulée de sang d’un rouge éclatant apparaître sur la jambe de Ginger : « B… I just got the curse. […] God, I mean, kill yourself to be different and your own body screws you. But if I start simping around tampon dispensers or moaning about PMS, shoot me, OK? ».

Pour les deux jeunes filles, la ménarche 1 de Ginger représente une malédiction qui la condamne à devenir « une fille » comme toutes les autres. La menstruation est synonyme pour elles de normalité imposée, contrariant tout ce qu’elles s’efforcent farouchement d’être. Elle suscite la colère de Ginger. Or, cette émotion est brutalement interrompue par l’attaque d’une créature qui emporte cette dernière dans les bois. Sorte de loup-garou, cette créature est néanmoins tuée par un camion lors de la poursuite, permettant aux deux sœurs de s’échapper. Mal en point, on voit Ginger ensanglantée et couverte de plaies profondes. Brigitte se demande alors si la bête a pu être attirée par le sang de Ginger, évoquant ainsi les mythes ou les croyances anciennes à propos de la femme qui, en étant femme, attire le danger. À la suite de l’attaque, la corporéité de Ginger change, elle continue de saigner bien plus que ce qui semble normal, et du poil pousse dans ses plaies. Inquiète, Brigitte insiste : « Somethings wrong. Like, more than you being just… female ».
 

Dans les toilettes de l’école, une pièce étrangement immaculée pour une école secondaire, Ginger montre les changements inquiétants de son corps à sa sœur. Sous la lumière dure des néons, Ginger se met à perdre une grande quantité de sang. 

Ginger Snaps (John Fawcett, 2000)

Les deux sœurs se tournent finalement vers l’infirmière de l’école afin d’être rassurées :

  • — Nurse: A thick syrupy voluminous discharge is not uncommon. The bulk of the uterine lining is shed within the first few days. Contractions, cramps, squeeze it out like a pump. In three to five days, you’ll find lighter bright red bleeding that may turn to a brownish or blackish sludge, which signals the end of the flow.
  • — Ginger: OK, so it’s all normal?
  • — Nurse: Very. Expect it every 28 days, give or take, for the next thirty years.
  • — Ginger: Ah, great. Thanks.
  • — Brigitte: What about hair that wasn’t there before? And pain?
  • — Nurse: Comes with the territory.

Ginger Snaps (John Fawcett, 2000)

Les craintes des deux sœurs sont ainsi banalisées par l’infirmière, leurs réactions jugées démesurées. Mais l’explication très descriptive que cette dernière fournit vient toutefois plutôt confirmer l’objet de la peur de Ginger et Brigitte, à savoir que : la féminité est un fléau.

On brosse en effet, et avec beaucoup trop d’enthousiasme à leurs yeux, un portrait assez répugnant de la féminité qui prend la forme d’une sentence, ces trente ans de vie menstruelle, qu’elles accueillent comme une malédiction. Et alors que toutes les figures féminines conventionnelles ambiantes (mère, infirmière) insistent sur le fait que les changements subis par Ginger sont normaux, son corps se métamorphose d’une manière différente de celle imaginée par son entourage. Brigitte se doute pour sa part que la transformation de sa sœur a plus à voir avec l’attaque subie dans le parc. Ici, devenir une femme équivaut à devenir un monstre. Comme le dit l’actrice Katharine Isabelle qui interprète Ginger : « You’re going along your life perfectly fine, something happens to you, boom. In one day, you have all these strange urges, you have all these weird thoughts. Your body is completely abandoning you and morphing into something else that you are not comfortable with, she says ». « It’s a complete betrayal of everything you know and how you feel. And it creates this monster in you that you have to reckon with and deal with. It’s a brilliant allegory 2 ». Dans ce passage à l’âge adulte, l’horreur n’est pas à chercher, elle y est plutôt intrinsèque. La transition de l’enfance à l’âge adulte pour les femmes est sanglante, douloureuse et aliénante. Et contrairement à ce qu’on peut voir dans les films de loups-garous modernes qui présentent souvent des scènes de transformation centrales positionnant l’humain et la bête comme deux entités séparées 3 , Ginger change physiquement et mentalement, mais pas seulement à la pleine lune. Sa métamorphose est progressive : une queue lui pousse, ses dents deviennent acérées, elle commence à être agressive et irrationnelle. Dès le début de sa transformation, la caméra insiste sur le corps de Ginger afin de montrer explicitement les étapes de sa transformation. De fil en aiguille, Ginger est possédée par une bestialité incontrôlable. Alors qu’elle vient de vomir du sang, elle avoue à sa sœur que quelque chose ne tourne pas rond : « Something is really, really wrong with me, B. […] I get this… ache and… I thought it was for sex, but its to tear everything into fucking pieces ».

Ginger Snaps (John Fawcett, 2000)

Mutation souffrante, violente et irréversible pour Ginger qui se voit également devenir plus expansive et sexuelle, et marquée du même coup comme abominable pour avoir adopté avec assurance cette nouvelle identité. Ce faisant, son lien le plus fort, celui à sa sœur, s’effrite à cause de ce changement qui l’entraîne à renoncer aux idéaux qui les unissaient. Sa mutation se manifeste autant par des pulsions sexuelles que meurtrières, elle compare même la satisfaction des meurtres qu’elle commet aux plaisirs de la masturbation. Au final, la féminité de Ginger se fait (trop) déviante, sa transformation en femme/créature (trop) révoltante et excessive pour être acceptable, ce qui mène à sa perte. Et ce sera de la main de Brigitte que Ginger mourra à la suite de sa métamorphose complète en créature, reniant le pacte sororal initial. Le dernier plan du film montre Brigitte qui enlace le corps bestial de sa sœur, corps qui, étonnamment, ne reprend pas sa forme humaine même dans la mort, Ginger étant devenue complètement et irrévocablement monstrueuse 4 .

L’horreur utérine

Antibirth (Danny Perez, 2016)

Les premiers plans d’Antibirth présentent une fête dans un édifice délabré. Parmi une foule qui se déchaîne autour d’un feu, on observe Lou, une femme immature dans la trentaine qui danse, boit et fume avant de se faire traîner par un homme hors de la foule. Quelques jours plus tard, Lou est retrouvée mal en point. Sans assurances et donc sans accès à des soins médicaux, elle consulte une connaissance qui travaille pour un vétérinaire afin d’obtenir des médicaments. Dès lors, on lui suggère qu’elle est possiblement enceinte, ce dont Lou doute, jurant qu’elle n’a pas eu de relations sexuelles depuis des mois. Lorsqu’elle finit par en considérer l’éventualité, sans aucun enthousiasme, elle affirme à son amie Sadie que cela est loin de lui convenir, son mode de vie ne se prêtant en rien à la maternité :

— Sadie, I really can’t be pregnant. It is not my style.

— You think I could find somebody to push me down a staircase or something? I can’t believe I have to quit drinking, no smoking. Who needs that shit? Jeez Louise, come on, Sadie.

— I mean, I’m not exactly cultivating a warm welcome nest down there, if you know what I mean.

Quand la grossesse de Lou semble à son grand dam se confirmer, elle ne prend pas la chose au sérieux, surtout si cela signifie qu’elle ne peut plus faire ce qu’elle veut, quand elle veut, incluant consommer beaucoup de drogues et d’alcool. Son sentiment, comme celui de beaucoup d’adultes immatures étant qu’elle : « can barely even take care of myself, let alone some weird immaculate conception shit ». Rapidement, les effets de cette grossesse indésirable et indésirée se font ressentir. Lou se sent misérable, ses seins gonflent et sécrètent du sang, elle prend rapidement du poids, peinant à enfiler ses vêtements. Malgré ces changements, elle continue de consommer de l’alcool et des drogues, en plus de manger n’importe quoi, se gavant à un moment d’une pizza trouvée sur un banc extérieur du motel où elle travaille. Bientôt, elle commence aussi à ressentir les nausées et les vomissements naturellement associés à la grossesse, mais ici, d’une rare intensité et accompagnés de visions étranges qui lui font perdre conscience du temps qui passe. Son corps devient progressivement dégoûtant, Lou perd des dents, des bouts de peau gluants se décollent d’elle et des veines protubérantes couvrent son ventre. L’on mise fréquemment sur des plans de sécrétions de divers liquides corporels accompagnés de sons organiques inconfortables pour appuyer l’idée que le corps de Lou est dégoutant. Alors que ses visions s’amplifient, la jeune femme se voit patiente d’une échographie terrifiante pratiquée par d’étranges figures poilues sorties d’une publicité vue plus tôt à la télévision. À son réveil, elle rampe hors de son lit et à l’aide d’un couteau, elle draine une cloque géante apparue sur son pied. Une série d’extrêmes gros plans accompagnée des sons révoltants du couteau perçant la cloque nous montrent un pus gélatineux écœurant s’en écoulant.

Antibirth (Danny Perez, 2016)

À travers toutes ses tribulations, Lou reste étrangement inébranlable, bien que ce qui lui arrive soit complètement inexplicable, surnaturel et troublant. Lou croise le chemin de Lorna, une femme ayant vécu une expérience similaire et qui, reconnaissant tout de suite la nature de ses symptômes, l’aide à comprendre ce qui lui arrive. Lorna lui révèle par le fait même sa propre expérience traumatique, « ouverte » contre son gré après avoir été exposée à des formes de vies étrangères.

  • — Lorna: I, I don’t know who these… these men are, but, uh, you know, they, they wanna control us because, uh, because they’re scared.
  • — Lou: They’re scared?
  • — Lorna: Yeah. They can’t accept something they don’t understand.

Dans les suites suite de cette confidence, Lou apprend que les amis de Sadie, cherchant à tester une drogue inconnue, lui ont administré cette substance alors qu’elle était inconsciente lors du fameux soir de fête. Ce qui lui arrive s’avère en réalité le produit d’une violation totale de sa personne, ce que reflète l’état de son corps, utilisé et abandonné.

Le ventre de Lou est énorme et pulse, semblant avoir une vie propre, tel un parasite implanté en elle et qui l’aurait infectée. Sa grossesse culmine d’ailleurs en un violent accouchement suivi d’une confrontation avec les hommes responsables de sa condition. Hurlant et sécrétant des fluides, Lou met au monde une tête d’extraterrestre, puis un corps complet, avant de finir annihilée par cette vie monstrueuse qu’elle a engendrée. Elle qui pensait ne pouvoir donner vie à la suite d’une fausse couche traumatique survenue des mois plus tôt, affirmant que son corps « literally rejected life » se retrouve à créer une nouvelle forme de vie ironiquement « miraculeuse », quoique cruellement contre son gré. Elle aura accompli l’impossible à ses propres yeux, et meurt pour avoir donné vie à cette création inhumaine.

À la suite de son violent accouchement qui la voit donner vie à une créature inhumaine, Lou se retrouve vidée d’elle-même. Un court plan de quelques secondes nous montre son visage se creuser. On la voit telle une enveloppe corporelle vide, ayant abruptement cessé d’exister maintenant qu’elle a servi son rôle.

Antibirth (Danny Perez, 2016)

Le corps féminin comme site de l’horreur

Bien que profondément différents, Ginger Snaps et Antibirth positionnent tous deux le corps féminin comme site de l’horreur. C’est ce qu’il représente de particulier et de différent par sa nature féminine qui le positionne comme corps monstrueux. Ginger Snaps tout comme Antibirth s’avèrent être des films « about a womans own body destroying her from the inside out  5 ». Ils mettent en scène des images similaires de femmes subissant des transformations corporelles auxquelles elles n’ont pas consenti, expulsant du sang et perdant progressivement le contrôle de leurs corps en mutation. On note que la source de la transformation provient dans les deux cas d’une attaque externe qui détourne en quelque sorte leur féminité, puisque c’est à travers ses fonctions corporelles et reproductrices que la femme devient ici monstrueuse. Pour Ginger et Lou, il n’y a rien de charmant à être femme.

Historiquement, le cinéma hollywoodien a su bien occulter les réalités de ces évènements de la vie des femmes. Dans ses romances, il a induit et prolongé un silence, aimant nous faire croire que les menstruations n’existaient pas, que les jeunes étaient immaculées et innocentes, que la grossesse était magnifique et que magiquement une femme ayant accouché était cette figure radieuse dans son lit avec un poupon parfait dans les bras. C’est ainsi qu’on a inventé pour l’écran ces femmes lisses tirées à quatre épingles, sans la moindre fonction biologique et se conformant le plus naturellement du monde à des standards physiquement impossibles. À l’opposé, le cinéma d’horreur s’est pour sa part bien amusé à exposer le caractère violent ou traumatique de la féminité. Il est le genre qui a osé présenter visuellement de façon souvent crue à quel point ces transformations peuvent avoir un aspect terrifiant et aliénant pour la femme. Le corps y subit des altérations, se modifie pour développer une nouvelle vie, expulse du sang, tous ces changements énergivores affectant l’humeur et drainant l’énergie de ses protagonistes : « Suddenly, your body becomes a very strange entity. Its like you look in the mirror and you wonder who you are 6 ». Il faut dire qu’en tant que genre spécifique comportant un registre étendu de sous-genres, le film d’horreur a ce potentiel d’ouvrir un espace de liberté qui rend possible et accepte, entre autres postures, que des personnages puissent avoir une féminité complexe et conflictuelle. La femme peut y trouver un espace qui lui donne droit de se sentir confuse et frustrée par sa féminité en plus d’attribuer la cause de ces malaises à cette féminité. Ginger déteste ses menstruations, et Lou peste contre sa grossesse. Ces processus biologiques normaux agissent dans les deux œuvres comme catalyseurs de transformations monstrueuses en poussant ces personnages à se positionner contre les normes sociales qu’imposent généralement les situations typiques où elles se retrouvent. On y voit leur refus de « grandir » confronté à l’inéluctable fait d’être femme, et alors engendrer quelque chose d’inhumain. Les ressources traditionnelles feront défaut à l’une et à l’autre, ce qu’elles vivent relevant du hors-norme. Tandis que Ginger ne trouve pas de réponse satisfaisante à son mal-être et à son anxiété lorsqu’elle consulte l’infirmière de l’école, Lou n’a pas accès à un vrai docteur. Toutes deux sentent leur corps envahi et infecté. Dans le Ginger Snaps, Brigitte compare la transformation de sa sœur à un virus, et Ginger propage son mal telle une maladie sexuellement transmissible :

Brigitte: It’s like an infection. It works from the inside out. It’s… it’s like a virus.

Dans Antibirth, Lou décrit ce qui lui arrive dans ces termes : 

Lou: Man, come on, I’m not pregnant, Sadie. I’m infected.

Lou: No, I can’t accept this shit, you know? Man, whatever is inside of me is infecting my brain, my body. Okay, it’s not just in my crotch.

Ce que l’horreur se trouve à permettre, c’est en même temps l’exploration d’une féminité qui dérange et la résistance des personnages féminins envers une féminité conventionnelle. Elles peuvent se fâcher, elles peuvent crier, elles peuvent vomir, tuer, et devenir monstrueuses pour se rebeller contre ces rôles qui les contraignent : être femme, être mère, être tout ce que la société pense qu’elles devraient être, et comment elles devraient l’être. Aucune n’avait donc en tête de se définir par rapport à ces stéréotypes, mais bien plutôt d’oser le règne du « plus » ou du « autrement », aux antipodes de ces rôles où le cinéma les a le plus souvent confinées.

On peut comprendre que puisse être contesté le fait que la féminité soit ici source de l’horreur et cause de l’anéantissement des personnages, mais on peut répondre à cela que les deux œuvres traitent le sujet comme une affirmation subversive, et ce, avec sincérité et humour. Ginger Snaps présente un traitement original du sujet de la puberté féminine décomplexée où sont montrés de façon ostentatoire des sous-vêtements couverts de sang réjouissant la mère des filles ainsi que les sœurs achetant des tampons sans gêne devant un garçon de leur école. Quant à Antibirth, il se démarque en célébrant un nouvel archétype de personnage féminin imparfait, destructif et chaotique qui mène sa vie comme bon lui semble, libre de faire ses choix, qu’ils soient bons ou mauvais. Il est également intéressant de souligner que les femmes répondent autrement que par des larmes aux évènements qui leur arrivent dans ces œuvres. Elles le font par une sexualité dépravée, par le meurtre ou par une vie d’excès. On ne leur pardonnera pas nécessairement, mais rien ne les empêchera de vivre cette vie sans compromis. Ginger se rebelle contre cette transformation qui fait d’elle une femme acceptable aux yeux de la société, Lou contre le fait de laisser une grossesse non désirée dicter sa vie. On assiste à un échec de la répression de cette féminité déjantée non conforme, et donc monstrueuse.

Il faut enfin rappeler que l’horreur est un genre qui a toujours servi à critiquer et à questionner le monde tant par ses choix de sujets que par leur traitement à l’écran. Il n’est donc pas étonnant qu’il ait aussi permis de disséquer plus en profondeur le sujet sous-représenté de l’expérience féminine, avec tout ce qu’il contient de difficile, d’éprouvant, d’horrible. Si dans Ginger Snaps et Antibirth les personnages de Ginger et de Lou sont en conflit avec leur féminité et résistent aux expériences associées au passage à l’âge adulte chez la femme, ces films ne peuvent être vus pour autant comme rejet global de la féminité. Bien que dénonciation radicale, ils se révèlent à la fois comme un appel ultime à explorer le spectre complet de l’expérience féminine et donc, à donner leur place aux sentiments négatifs sur le sujet qui sont généralement occultés. L’anxiété féminine est abordée de front, viscéralement et avec un humour mordant. Ginger et Lou n’agissent pas en victimes, malgré le fait qu’elles aient subi une agression les ayant plongées dans une situation traumatique. Quoiqu’elles vivent des transformations menant à leur disparition 7 , Ginger et Lou campent des personnages féminins complexes et captivants qui, avec leurs corps dégradés, abjects et leurs comportements provocateurs, assument leur révolte dans la perte, s’insurgent contre l’ordre établi 8 . Le rôle de ces transformations, outils sensationnalistes visant à rendre l’horreur de l’histoire encore plus abjecte, ne doit pas occulter le fait qu’elles viennent également déployer une expérience 9 . Ginger Snaps et Antibirth offrent dès lors un portrait fascinant de ce dont la femme est capable quand elle est libre d’exprimer les aspects horribles de son expérience féminine (divulgâcheur : elles laissent derrière elles des scènes de carnages). Dans ces films, les corps extériorisent l’horreur que ressentent les protagonistes vis-à-vis ce qui leur arrive, et en expriment par-là l’aspect révoltant. Cette féminité poussée à l’extrême devrait déranger, pourtant elle devient jouissive, car c’est dans leur féminité que ces femmes exposent aussi l’ampleur de leurs pouvoirs. On les voit tout autant créatrices que destructrices. Ce sentiment d’une féminité lourde et contraignante, et parfois même répugnante, qui a nul doute, ponctuellement ou de façon plus régulière, été très largement partagé par les femmes à travers les âges, est peut-être ce qui nous fait aimer autant les personnages de ces deux œuvres. Alors, en songeant à tout ce que ces scènes éveillent dans la mémoire collective, à tout ce qu’elles ont pu et peuvent encore représenter concrètement : comment ne pas penser qu’être femme en ce sens, c’est un peu l’horreur ?

Notes

  1. Terme scientifique qui décrit la période d’apparition des premières menstruations. Ce mot est, étrangement, assez peu utilisé dans les écris en français sur l’horreur au féminin. On le repère plus fréquemment dans les écrits en anglais
  2. Rosie Fletcher, « Katharine Isabelle on How Ginger Snaps Explored the Horror of Womanhood », Den of Geek, 1er octobre 2020, https://www.denofgeek.com/movies/how-ginger-snaps-explored-the-subversive-horror-of-womanhood/.
  3. Jason Barr, Gender and Werewolf Cinema, Jefferson, McFarland, 2020, p. 12.
  4. En effet, les films de loups-garous montrent généralement les personnages reprendre leur forme humaine après la mort. On peut le voir dans plusieurs grands classiques du sous-genre tels que The Wolf Man (George Waggner, 1941) ou An American Werewolf in London (John Landis, 1981).
  5. Fletcher, 2020.
  6. Tanya Krzywinska, « Menstrual Monsters: The Ginger Snaps Trilogy », dans Xavier Mendik, Hem Productions, 2005, https://www.youtube.com/watch?v=aUaRjQnVeV0.
  7. À ce sujet, il est important de noter qu’il est tout à fait valable de critiquer les deux films pour leurs fins semblant suggérer que la féminité est menaçante, et que Ginger et Lou doivent être punies pour vivre une féminité alternative. Toutefois, les fins des deux œuvres sont typiques des récits du cinéma d’horreur, la destruction des personnages « monstrueux » étant la norme, et ne devant de fait pas être associée directement au fait que les personnages sont ici des femmes.
  8. Creed, 2023, p. 201.
  9. J’ai récemment eu le déplaisir de voir un nouveau « gros » film d’horreur qui sortira dans la prochaine année. Dans ce film, la révélation qu’un personnage féminin a été marié de force, gardé en cage, et violé à répétition pendant une dizaine d’années pour produire un héritier, est utilisée dans le but de choquer sans qu’on aborde l’horreur réelle de la révélation pour ce personnage. Cela m’a semblé incroyablement daté.