Pouvons-nous vivre excessivement ?

Pouvons-nous vivre excessivement ?

Je me réjouis toujours quand, dans un film, un personnage embrasse le chaos, explose dans une euphorie féroce, enfante l’impossible, dévore des entrailles, sabote violemment le statu quo, se baigne dans l’infâme. Cette situation est d’autant plus délectable quand la scène est portée à l’écran par un personnage qui n’est pas un homme cisgenre. Il y a moins là une pure observation de l’horreur qu’une recherche d’agentivité dans un certain « monstrueux féminin » qui surgit à l’écran, me saisit de peur, de dégoût et, tout à la fois, me fascine.

Une célèbre scène de The Brood (David Cronenberg, 1979) me vient d’emblée à l’esprit : celle où Nola Carveth (Samantha Eggar), sereinement assise dans une robe blanche, défie son mari Frank. Son corps, déformé par des tumeurs, laisse voir une grosse excroissance rattachée à son ventre par l’extérieur. Elle s’en empare, la déchiquète devant le regard terrifié de son mari, et en extirpe un nouveau-né. Nola le recueille avec délicatesse et le lèche à grandes lapées, se couvrant de sang et de matière organique. Frank, ne pouvant retenir son dégoût se couvre la bouche d’une main. Nola le remarque, avant de lui confier sa déception et sa surprise : « No?! I disgust you? I sicken you! You hate me! ». Pour moi, le plaisir de cette séquence réside dans la sensation extrême communiquée par l’image qui vient renverser un mécanisme de pouvoir. Nola, en perturbant de manière radicale l’image policée de la mère (ou en la ramenant à une réalité crue) met en avant l’hypocrisie de son mari qui, bien qu’il se revendique comme sauveur, n’hésitera pas à la tuer. Pendant un bref moment, il n’y a ici personne à sauver : Nola est maitresse de sa situation, et je ne peux qu’adhérer à ce court moment de fugue monstrueuse.

Samantha Eggar dans The Brood (David Cronenberg, 1979)

L’association entre monstruosité, féminité et cinéma de genre a été popularisée en 1993 par Barbara Creed dans son ouvrage The Monstrous-Feminine: Film, Feminism, Psychoanalysis 1 . La chercheuse y utilise la notion de monstre pour reconsidérer notre façon de voir les femmes qui animent le cinéma d’horreur seulement comme des victimes passives. Creed présente les multiples visages que cette expression peut incarner, notamment la mère primitive, l’utérus monstrueux, la vampire, la sorcière, le corps possédé, la mère monstrueuse, le vagina dentata, la femme et la mère castratrices. Autant de manifestations de « ce que la femme a de choquant, de terrifiant, d’horrible, d’abject 2  ». Cette catégorisation, elle en fait la remarque, s’articule toutefois intimement autour du regard des hommes et de leurs peurs, plutôt qu’à partir du désir des femmes.

Que se passe-t-il, justement, quand le regard s’empare du monstrueux et le réinvestit de désir, en le dérobant aux logiques masculines et dominantes ? Les monstres, après tout, n’aiment pas la mesure ni la retenue, sauf si c’est pour mieux en déjouer les chemins établis.

Depuis quelques années, un accent a été lourdement mis sur la figure de la sorcière pour entrelacer l’horreur avec certains enjeux féministes. Programmations de films et dossiers thématiques se sont multipliés pour exposer « la mystique et le glamour » de ces femmes puissantes résistant, à coup de sorts et de potions, au patriarcat 3 . Tant par les thèmes soulevés que par la fréquence de leur sollicitation, les sorcières me semblent avoir été utilisées jusqu’à outrance. Comme dans tout processus de (sur)exploitation commerciale, leur potentiel subversif a été instrumentalisé, puis digéré, les laissant dépossédées de la force militante qui pouvait les caractériser. Par pitié, accordez-leur une pause.

La prudence est de mise. Nous ne voulons pas que le monstre devienne un levier consensuel pour désigner un féminisme vague et universel dans lequel les aspérités et la complexité n’ont pas de place. Un désir profond de plonger dans l’affect et de perturber le politique se met plutôt en place. « I disgust you? I sicken you! ». Heureusement, l’on retrouve dans la monstruosité, un recoin qui nous oblige à faire face à ce que l’on ne veut pas voir ; un mécanisme perturbateur qui empêche la fixation et qui réside dans l’abject. Julia Kristeva nous explique ce qui rend abject : « […] ce qui perturbe une identité, un système, un ordre. Ce qui ne respecte pas les limites, les places, les règles. L’entre-deux, l’ambigu le mixte 4  ». L ’abject est donc un concept paradoxal qui porte en lui fascination et dégoût, désir et répulsion. Mais c’est justement dans cette friction constante, dans ce caractère irréconciliable, que nous trouvons des lignes de fuites. Chaque itération du monstre a alors le potentiel de devenir un espace libérateur.

Je garde également en tête, telle une forme d’archive personnelle et émancipatrice, des images de visages déformés par une extase monstrueuse. Autant de figures saintes piétinant la respectabilité et la norme qui se font les témoins d’un désir de vivre délicieusement, extrêmement : Béatrice Dalle, un léger sourire aux lèvres, vêtue d’une robe baignée de sang (Trouble Every Day, Claire Denis, 2001) ; les multiples itérations mécaniques et agressives du personnage d’Alexia (Titane, Julia Ducournau, 2021) ; le cri de Laura Palmer (Fire Walk With Me, David Lynch, 1992). Asami (Eihi Shiina) professant son amour avec des aiguilles et de la scie à fil (The Audition, Takashi Miike, 1999) ; la consécration sainte et funeste de Morfydd Clark (Saint Maud, Rose Glass, 2019) ; le double glaçant de Lupita Nyong’o qui nous fixe au-delà de l’Uncanny valley (Us, Jordan Peele, 2019) ; Jennifer se délectant de ses inutiles amants (Jennifer’s Body, Karyn Kusama, 2009) ; Regan (Linda Blair) dévalant les escaliers sur ses mains la tête renversée, urinant au milieu d’une fête guindée, insultant les autorités religieuses (The Exorcist, William Friedkin, 1973) ; et, depuis peu, Demi Moore se liquéfiant dans sa propre vanité (The Substance, Coralie Fargeat, 2024).

Eihi Shiina dans The Audition (Takashi Miike, 1999)

Megan Fox dans Jennifer’s Body (Karyn Kusama, 2009)

Lupita Nyong’o dans Us (Jordan Peele, 2019)

Je retrouve dans ce diaporama autant d’outils pour déployer une certaine colère ; un sentiment exacerbé par l’actualité et les échos féministes qui peuvent y être lus. Ces dernières années, et plus activement depuis un an, un déferlement de violence s’est forcé un chemin dans le quotidien. Face à ce maelstrom, des voix se sont fait entendre, dépassant la bienséance et le confort pour dénoncer, pointer du doigt, protester et lutter contre l’inacceptable. Quand Virginie Despentes, à la suite d’Adèle Haenel, nous incite à nous lever et à quitter la salle quand des violeurs sont célébrés. Quand Bisan Owda dépeint sans ciller, semaine après semaine, les mécanismes du génocide qui se déroule autour d’elle. Quand Assa Traore dénonce sans tabou le meurtre de son frère aux mains de la police. Quand Rokhaya Diallo défend sa parole sur tous les plateaux de télévision auxquels elle est invitée. Quand Julia Ducournau, palme d’or à la main, nous invite à « Laisser rentrer les monstres ».

Laisser rentrer les monstres. Il ne s’agit pas seulement d’ouvrir la porte au cinéma de genre, mais bien d’accueillir celleux qui naviguent les marges, celleux qui montrent ce qu’on ne veut pas voir, celleux qui nous permettent de déployer notre colère. Ils nous permettent, dans un mouvement régulier entre les marges et les normes de nous poser des questions sous de nouveaux angles, d’interroger autrement les objets que nous observons. Le monstre montre, avertit, mais aussi transgresse et transforme.

À l’abject qui ne peut être nommé. Aux longues luttes toujours réprimées. Les monstres ne sont pas forcément là où on les place traditionnellement. Ils nous invitent à nous indigner, à protester, à nous emparer de la douleur pour mieux la renvoyer aux bourreaux.

Ce sont ces figures qui, pour la constitution de ce dossier, nous animent particulièrement. Il s’agit de célébrer un féminisme qui se déploie d’une part dans l’excès, la colère, les entrailles, l’abjection, l’inquiétante étrangeté et la transgression, mais dont émane d’autre part l’idée de transformation. Un mouvement viscéral, personnel, sociétal, teinté d’indignation et d’espoir, qui n’est pas sans rappeler le contexte plus large dans lequel ces lignes sont écrites. La monstruosité se développe de l’aberration à la libération.

Le dossier s’ouvre sur un essai d’Éva Létourneau qui partage sa relation à l’horreur à travers les transformations traumatisantes, excessives ou brutales incarnées dans les menstruations et la grossesse. L’autrice explore avec engouement Ginger Snaps et Antibirth comme des expressions de corps en révolte qui mènent à se questionner sur le spectre des expériences féminines.

Anne Golden décline le monstrueux féminin dans un caléidoscope de vignettes nous plongeant à l’intérieur d’une sélection personnelle de films cultes. Comment accompagner Carrie au bal de promo ? Faire apparaître Helen Lyle en prononçant son nom 3 fois ? Vendre son âme à Thomasin ? Ou encore « baby-sitter » le diable avec Samantha ? En mettant l’emphase sur des scènes, des moments et des affects particuliers, l’autrice nous propose une expérience complice, doublement incarnée, à la fois protagoniste et spectateur·trice.

Afin d’ancrer la monstruosité dans une expérience de la matière et du savoir-faire, nous nous sommes entretenues avec Nina Anton, créatrice et maquilleuse d’effets spéciaux. Elle y explique, entre imaginaires possédés et volonté de changement, comment elle façonne les monstres dans un atelier. De ses premiers émois horrifiques à sa passion pour le travail des matières, des couleurs, des textures et des fluides, Nina nous guide à travers la complexité d’un métier fascinant.

Des multiples peaux que la figure du monstre peut revêtir, c’est dans une certaine animalité qu’elle peut le mieux exprimer les tensions et les transformations identitaires. Le texte de Rachel Samson pointe vers différentes personnifications des louves-garous, chacune d’elles dévoilant ce qui se trame sous la surface policée de nos vies, une part de bestialité qui brise les normes.

Dans la rubrique « En chantier », Prune Paycha nous emmène à la rencontre des femmes araignées qui peuplent le sud de l’Italie grâce à une sédimentation d’extraits de carnets de voyages, d’images, de souvenirs et de pistes de recherche. Cet instant replié dans le creux des traditions nous permet d’observer les monstres intimes des femmes qui se métamorphosent en dansant la tarentelle.

Nous avons également réalisé un entretien avec la réalisatrice, écrivaine, critique, programmatrice et productrice canadienne Kier-La Janisse. En retraçant son parcours multiforme, Kier-La aborde sa colère, ses inspirations, sa vie cinématographique montréalaise, ainsi que de nouvelles voies d’exploration qui se dégagent (ou qui devraient se dégager) du cinéma de genre. 

Enfin, pour démontrer que l’exception fait partie de la règle, sorcellerie et monstruosité seront associées dans la rubrique « Carnets de… ». Hanen Hattab y expose l’intrigue du film Dachra, une œuvre unique en son genre et commercialisée sous la bannière du « premier film d’horreur tunisien ». Le texte dépeint un récit occulte qui lie les figures féminines à la folie et à la possession, brouillant les dynamiques sociales et scellant, dans le sang et la chair, des pactes innommables avec des entités maléfiques.

Sheryll Lee dans (Fire Walk with Me, David Lynch, 1992)

Notes

  1. Barbara Creed, The Monstrous-Feminine: Film, Feminism, Psychoanalysis, Oxford/New York, Routledge, 1993.
  2. Ibid., p. 10.
  3. Certains des termes utilisés sont directement repris de la récente description de la programmation « Witches » sur la chaîne Criterion.
  4. Julia Kristeva, Les pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection, Paris, Seuil, 1980, p. 12.