Faire ensemble des monstres : entretien avec Nina Anton, artiste en maquillage d’effets spéciaux
Nina Anton est artiste en maquillage d’effets spéciaux et fondatrice de l’atelier québécois Anton FX. Son portfolio inclut des productions cinématographiques et télévisées de tout genre. Elle a en effet collaboré à de grandes productions telles que les films The Whale (Darren Aronofsky, 2023), M3GAN (Gerard Johnstone, 2022) ou encore la série Transplant, mais également à des projets indépendants tels que le film Asmodeus (Éric Falardeau, 2021).
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À l’origine : L’exorcisme
HC : Pourrais-tu nous parler de ton parcours ? Qu’est-ce qui t’a amené à travailler sur des effets spéciaux, les maquillages pratiques ?
Nina Anton : Depuis toute petite, j’aime travailler de mes mains. Je n’ai jamais vraiment eu peur des films d’horreur, mais ce n’est pas quelque chose non plus qui me fascinait au point où j’étais fan. Mais ça m’intriguait. J’ai insisté pour voir L’Exorciste (The Exorcism, William Friedkin, 1973), je pense que je devais avoir sept ans, le film m’a un peu traumatisée, mais j’ai insisté, j’étais très curieuse ! Puis, en grandissant, je passais mon temps à dessiner, bricoler. J’ai un amour très profond pour les animaux, je leur construisais des parcours, je leur faisais de petits vêtements. J’étais toujours en train de patenter, j’aidais beaucoup mon père avec les travaux de la maison. Par contre, je n’avais jamais pensé, en fait, aux effets spéciaux comme un métier en soi. Je voyais que ça existait à la télévision, mais jamais, je ne me suis dit : « c’est un métier, il y a du monde qui est payé pour le faire ». Il y a peut-être neuf ou dix ans, j’ai découvert une série intitulée Face-off (2011), diffusée sur la chaîne Syfy. Il s’agit d’une compétition entre maquilleurs où les participant·e·s, en équipe ou seul·e·s, se font donner une thématique, un concept (différent à chaque épisode), et où ils ont très peu de temps pour travailler. Quand j’ai découvert l’émission, j’ai vu l’arrière du décor : j’étais fascinée de voir à quel point les skills demandés sont tellement vastes pour la conception d’un effet, que ça soit du dessin, de la sculpture… il y a du moulage, de la couleur, du airbrush : on touche à tout. Si c’est une seule personne qui fait un effet, il faut vraiment qu’elle sache toucher un peu à tout pour être en mesure de bien faire les choses, pour comprendre l’effet, encore plus si le travail se divise en plusieurs départements. À partir de là, j’ai eu une espèce de déclic, et puis j’ai commencé tranquillement à investir un peu de mes sous ici et là pour acheter des matériaux, des outils, me pratiquer, à lire des livres, à regarder des vidéos. Et j’ai commencé à avoir de petits contrats épars, à travailler dans d’autres ateliers. Aujourd’hui, je pense que j’ai fait pas mal le tour des ateliers ici, au Québec, soit la compagnie Lifemaker d’Éric Gosselin ; Adrien Morot (d’ailleurs, qui a gagné l’Oscar des meilleurs effets spéciaux pour The Whale (Darren Aronofsky, 2023)) ; et puis dernièrement, chez Avatar FX, qui est dirigé par Bruno Gatien. Depuis cinq ou six ans, je travaille comme sous-traitante pour cet atelier. C’est une équipe géniale, je m’y suis fait des amies et Bruno est une très belle personne en plus d’être un maquilleur fantastique.
En parallèle, j’ai commencé à bâtir mon propre atelier ; ce qui m’a amenée à déménager mon petit et premier espace de travail de 6 pieds par 6 pieds, au garage. En ce moment, je suis beaucoup plus équipée et je peux accueillir quelques personnes. Au fil de cette expérience, j’ai rencontré d’autres artistes avec qui ça a cliqué, on est devenu ami. Je peux donc travailler régulièrement avec ces amis-collègues de travail, que ce soit dans d’autres ateliers ou sur mes propres contrats. Je les engage directement : j’ai de cette façon ma petite équipe de fidèles. Chacun, on a nos points forts : certaines personnes très bonnes en peinture, d’autres en sculpture, en moulage, ou encore en confection de perruques. Tout ça fait en sorte qu’on arrive à bien se compléter.
HC : J’aime bien l’anecdote sur L’Exorciste…
NA : J’ai regretté de l’avoir regardé, au point où j’ai dû dormir avec mes parents pendant un petit moment… Encore aujourd’hui, j’adore le film, et lorsque je le regarde, j’ai toujours ce petit « euuhhrr ». Et maintenant, je n’aime pas trop les petites filles en robes.
HC : moi aussi, L’Exorciste me terrifie toujours. Il ne vieillit pas, fait toujours aussi peur.
NA : Exactement ! Anecdote très drôle : apparemment, la voix de Regan dans L’Exorciste, quand la petite fille est possédée, c’est la voix d’une femme qui avait des problèmes d’alcool. Pour ce rôle précis, elle s’est mise à fumer je ne sais combien de paquets par jour, elle buvait et fumait constamment pour vraiment détruire sa gorge. C’est ce qui a donné la voix ni homme ni femme, cet entre-deux vraiment étrange qu’on entend dans le film.
HC : Quel investissement dans le cinéma ! L’Exorciste est un exemple de maquillage et d’effets spéciaux extrêmes, un cas d’école dont tout le monde parle. On en parlait aussi avec Kier-La Janisse dans le cadre de son entretien ; de toutes ces stars des effets spéciaux dans les années quatre-vingt. On a parlé de Rick Baker, de Dick Smith, de Chris Wallas, de bien d’autres encore. Ce sont surtout des hommes qui sont mentionnés dans ces moments-là. On sait que, pourtant, beaucoup de femmes travaillaient aussi dans le secteur des effets spéciaux à cette époque. L’on se demandait à cet égard : quels artistes, de manière générale, avaient été une influence pour toi, et aussi quels films t’avaient le plus inspiré ? Y a-t-il des personnes ou des scènes de films qui ont particulièrement motivé ton travail ?
NA : Il y a Ve Neill : c’est elle qui est derrière un de mes films favoris, BeetleJuice, Edward Scissorhands (Tim Burton, 1990), Madame Doubtfire (Chris Columbus, 1993), Pirates of the Caribbean (Gore Verbinski, The Curse of the Black Pearl, 2003; Dead Man’s Chest, 2006; At World’s End, 2007). Mais j'ai été davantage marquée par Kazu[hiro] et Dick Smith, derrière L’Exorciste. On l’appelle : « The godfather of make-up », parce qu’il a beaucoup innové. Il a pensé out of the box, avec de nouvelles techniques qui ont changé le monde des effets spéciaux. Il a entre autres inauguré le concept des prothèses qui s’overlap : c’est-à-dire, plutôt que d’avoir un masque, il a proposé de diviser la structure en plusieurs petits morceaux qu’on peut mettre l’un après l’autre. De façon à donner aux acteurs/actrices beaucoup plus de liberté dans leurs expressions faciales. Dans L’Exorciste, et je l’ai su il y a quelques années quand je débutais, le père Merrin, un homme dans la trentaine/quarantaine, a été transformé en vieil homme. Ça marche bien encore aujourd’hui. Dick Smith a effectué un travail impeccable à l’époque.
Et puis, Kazu, j’ai beaucoup d’admiration pour lui. Il est derrière The Grinch (Ron Howard, 2018), avec Rick Baker. Et Kazu, lui, je ne sais pas si c’est vrai, mais apparemment il a une telle notoriété que lorsqu’il est appelé à faire des effets spéciaux, on respecte le temps considérable qu’il demande pour réaliser ses effets en atelier. Je trouve ça fascinant de voir qu’il a réussi à imposer ces délais. Souvent, en effets spéciaux (et généralement en cinéma), tout est censé être rapide, fait maintenant, avec le moindre coût. En somme, mes influences, c’est Dick Smith parce qu’il a pensé out of the box, avec de nouvelles idées et concepts, puis Kazu, parce que ce dernier a réussi à bâtir sa notoriété incroyable. Son travail est impeccable et ça a l’air aussi d’une personne très humble et terre à terre.
HC : Dick Smith privilégiait beaucoup l’enseignement de ses techniques. Il avait publié des ouvrages, des magazines où il expliquait justement la manière dont les effets spéciaux étaient faits. Puis il enseignait à de plus jeunes générations.
NA : Il y a eu une école en ligne, mais je n’ai jamais vraiment suivi ses cours. Ce qui m’a aidée quand j’ai commencé à apprendre les ficelles, c’est l’école Stan Winston, un grand nom des effets spéciaux derrière Jurassic Park (Steven Spielberg, 1993), décédé en 2008. Son fils, acteur de formation, a appris en travaillant dans l’atelier de son père, puis a continué à développer l’école, et c’est devenu par la suite une école en ligne très populaire : la Stan Winston School of Character Arts. Et évidemment, la pratique, BEAUCOUP d’erreurs et les conseils précieux des artistes fantastiques que j’ai côtoyés.
HC : Tu disais qu’au départ, ce n’étaient pas les films d’horreur qui t’ont motivée le plus, mais avec les années, avec ta pratique qui, évidemment, change et se complexifie, est-ce que maintenant, dans les films de ce genre, tu vois des choses qui te marquent particulièrement ? Est-ce qu’il y a de nouvelles pratiques qui t’intéressent et des films qui t’ont vraiment fascinée depuis L’Exorciste ?
NA : Ce qui me fascine, m’a toujours fasciné en effets spéciaux (et c’est ce qui est le plus difficile à faire), c’est tout ce qui est lié au vieillissement et à l’anatomie. C’est la chose la plus difficile à faire parce qu’il suffit d’un petit truc pour qu’on n’y croie plus. Avec les caméras aujourd’hui, ça pardonne beaucoup moins, il faut donc que ça soit impeccable : tu ne peux pas faire les choses à moitié. Quand j’ai travaillé sur The Whale, une grosse partie du personnage de Brendan Fraser a été réalisée en sculpture 3D et impression 3D. À partir de là, on a fait les moulages et le reste. Je suis en train, justement, de me lancer tranquillement là-dedans. Impression 3D, sculpture 3D, ça devient de plus en plus commun : c’est encore un sujet en exploration, mais il commence à prendre plus de place. On ne peut pas nécessairement faire tout entièrement avec l’impression 3D, mais c’est vraiment quelque chose qui m’intéresse, ce qu’on peut réaliser avec cette technologie.
L’impression 3D, la sculpture 3D, le scan 3D, c’est là depuis plusieurs années, mais ça n’a jamais été aussi accessible qu’aujourd’hui en termes de coût. C’est encore dans les quinze, vingt, vingt-cinq mille dollars pour un scanneur, alors que pour les imprimantes 3D, on peut s’en tirer autour de huit mille dollars pour une très bonne machine. Et c’est relativement user friendly quand on apprend un peu les ficelles.
HC : Ce que j’ai vu de ton travail contient pas mal de gore. Tu as fait beaucoup d’autres choses, mais je me demandais si tu pensais que ton travail, ou une partie de ton travail, reflétait ce qu’on appelle body horror, quelque chose d’assez viscéral. Ou, de manière plus globale, comment qualifierais-tu ton travail ?
NA : Je ne veux pas me cantonner non plus dans cette case. Je dirais que ce qui me fait vibrer, c’est tout ce qui est le plus réaliste possible. C’est un énorme défi, quelque chose que j’aime beaucoup faire, bien que ce soit également plus difficile. On peut faire de tout dans l’atelier. Il est certain qu’on me contacte souvent pour des blessures, des gens qui mangent des cœurs, par exemple, des petits trucs comme ça [rires]. C’est plutôt rare au Québec de concevoir des créatures ou d’autres personnages plus fictifs/fantastiques complexes, mais c’est quelque chose que j’aime aussi beaucoup faire, et que j’aimerais faire davantage.
HC : Tu disais qu’il y avait une grande communauté autour des effets spéciaux, que chacun avait ses spécialités. Quelle serait la tienne ?
NA : Ma spécialité… je fais pas mal de tout mais je pense que je me débrouille assez bien avec la couleur. C’est quelque chose que j’aime énormément faire, et qui touche au réalisme. J’adore aussi faire tout ce qui est dentiers et yeux en résine. Je suis du type perfectionniste, méticuleux et, généralement parlant, j’analyse sans cesse les détails dans la vie, que ce soit de petits sons, les mimiques des gens, etc., et quand je plonge vraiment dans quelque chose qui cherche à être réaliste, je suis constamment en train de chercher ce qui ne va pas. Et même sur mon travail, quand je finis par le voir à l’écran, au moniteur, je suis toujours en train de gratter. Quand on plonge dans le réalisme, on n’a pas le choix : ce n’est jamais parfait. Avec mon atelier, je n’ai pas toujours l’occasion d’engager une équipe, de reléguer des gens dans un département spécifique : aux cheveux ou à la sculpture, par exemple. Souvent, je n’ai pas le choix de tout faire. Pour y arriver, je peux faire de la couleur, de la sculpture, du moulage, coulage de prothèse, animatronic mécanique, rig de sang, etc. Je fais aussi de l’impressions 3D, de la sculpture 3D.
Plusieurs personnes que j’avais sur mon vision board quand je commençais, je peux maintenant les considérer comme des amis. J’ai beaucoup de chance et en suis très reconnaissante. Il y a Caroline Aquin, une sculpteuse incroyable ; Mathieu Baptista, excellent en couleur particulièrement, mais en tout finalement, Xavier Charbonneau, génial dans tout ce qui est cheveux/poil, en plus d’être une personne qui apprend très rapidement et Stefan Ashdown dont la spécialité est en mécanique et armature.
Se lancer
HC : Et qu’est-ce qui t’a poussée, toi, à lancer ton atelier ? L’on sent une réelle passion qui englobe ton travail.
NA : Tellement de choses [rires] ! Depuis que je suis jeune, apparemment, j’ai toujours voulu faire les choses par moi-même, du moins, c’est ce que mes parents m’ont toujours dit. Je pense que c’était aussi une question de stagnation artistique, d’impatience et d’envie d’évoluer rapidement. Je suis quelqu’un d’assez difficile avec moi-même et j’ai voulu concevoir très tôt mes propres trucs. Quand tu commences en atelier, on te demande souvent, par exemple, de nettoyer des moules, etc. Tout ce qui touche à l’aspect créatif comme tel est offert aux plus anciens, à des gens qui sont là depuis longtemps. J’ai la chance jusqu'ici de sculpter quelques prothèses, j'ai fait des moules, coulé des prothèses, mais concevoir un design en entièreté, je n’en ai malheureusement pas encore eu la chance, ayant à peine huit ans d’expérience. Artistiquement parlant, de tout le temps faire la même chose, ça me bloque. Ce n’est pas une mauvaise chose, au contraire j’ai énormément appris de cette façon, mais un moment est arrivé où je voulais toucher à autre chose. Quand j’engage un collaborateur ou une collaboratrice, je connais ce dont cette personne est capable, je la relègue aussi à un aspect pour le bien du projet, de la compagnie. Il y a moins de risque d’erreurs, c’est plus rapide. Par contre, j’essaie de ne pas mettre une personne tout le temps sur la même chose, ou cas où ça devienne lassant et que la personne soit moins en ébullition ou qu’elle éprouve moins de passion à faire les choses. Je veux que les gens apprennent de ce qui les intéressent et qu’ils se sentent constamment stimulés. Et aussi je crois, le fait de vouloir encourager la relève, les artistes de ma génération, est important.
HC : Il n’y a donc, à l’évidence, pas beaucoup de femmes dans les effets spéciaux ?
NA : En atelier, nous sommes souvent en minorité, disons. Dans l’atelier où j’étais, nous étions seulement trois. J’ai l’impression que les femmes sont davantage présentes au maquillage sur le plateau. Mais avec le temps ça change beaucoup, et c’est génial!
HC : C’est intéressant puisque souvent, dans les métiers « derrière la caméra », on compte beaucoup de femmes. Je me demande : pourquoi pas dans le maquillage d’effets spéciaux également ? On aurait peut-être tendance à penser qu’il s’agit aussi d’un milieu plus féminin.
NA : Sur les plateaux, j’ai l’impression qu’il y a plus de femmes oui. En atelier moins où c'est plus physique et salissant, où on lève des moules parfois extrêmement pesants, et où l'on travaille avec des produits chimiques, de la poussière, etc. Je pense plus que c’est une question d’intérêts, de choix.
HC : C’est un métier très physique, finalement.
NA : Oui, quand même. C’est également une exposition récurrente aux produits chimiques, et de longues heures debout.
HC : On parle des effets spéciaux physiques, matériels, mais on ne pense pas que, derrière, les gens qui créent sont aussi constamment dans cette matière, qu’ils la vivent dans leur corps.
NA : Je n’arrive pas à garder une paire de lunettes plus d’un an : la poussière, les grafigne… Et certaines personnes ont parfois des réactions même si elles se protègent bien, en étant exposées très longtemps à certains produits. Pour ma part, je suis sensible à la résine polyester qui est utilisée pour la confection de moule en fibre de verres. Après plus de 2-3 jours, ma peau commence à réagir. Mais tout le monde est différent!
HC : J’aimerais revenir à cette idée de communauté que tu as mentionnée plusieurs fois, la communauté du cinéma, la communauté des effets spéciaux. Alors si on se met à la place des personnes qui ne font pas vraiment partie du milieu, c’est vrai que, quand on pense aux effets spéciaux, au Québec, on pense beaucoup à tout ce qui est « industrie des effets spéciaux numériques », au CGI [computer-generated imagery], qui a beaucoup de place à Montréal pour le moment. Mais comment qualifierais ou présenterais-tu la scène des effets spéciaux au Québec, plus particulièrement dans les effets pratiques ? Parce que c’est quelque chose qui est important dans le cinéma d’horreur.
NA : Je trouve qu’il n’y a pas assez d’effets spéciaux pratiques, sans vouloir non plus « basher » le CGI. Les deux se marient parfaitement, tant qu’il y a un bon équilibre. Par contre, certains aspects du CGI ne marchent pas encore, selon moi, même si ça évolue rapidement. Les éléments qui marchent moins bien touchent souvent ce qui est organique : le regard humain ou les animaux, par exemple… C’est tout aussi difficile de générer quelque chose d’organique par ordinateur. Quelque chose d’organique, selon moi, est ainsi presque impossible à récréer parfaitement. C’est dur à expliquer, l’œil humain, quand il est confronté à quelque chose de semi-vrai ou qui se veut vrai, sans même être capable de mettre un mot ou le doigt dessus, sent que quelque chose ne fonctionne pas.
HC : Est-ce qu’il y a, actuellement, beaucoup de personnes qui travaillent dans l’industrie des maquillages d’effets spéciaux pratiques au Québec et au Canada ? Et est-ce qu’il y a de la relève ?
NA : Il ne reste plus beaucoup d’atelier de maquillage d’effets spéciaux. Il y a Avatar FX, avec qui je travaille depuis près de six ans en sous-traitance. Éric Gosselin [nom de l’atelier], lui, a fermé son atelier. Adrien Morot, lui, a déménagé à Los Angeles, après The Whale. Des personnes qui font des prothèses, des effets spéciaux en atelier, je n’en connais pas énormément en dehors des personnes avec qui je travaille. Je dirais qu’on est peut-être une quinzaine ou une vingtaine. Évidemment, je n’ai pas rencontré tout le monde au Québec. Puis en même temps, il n’y a plus beaucoup d’ateliers d’effets spéciaux.
Pour beaucoup d’artistes, ce qui relève de l’administration et de la gestion c’est moins intéressant. Quand tu pars ta compagnie, au début, tu n’as pas le choix, il faut tout faire, porter quarante-six chapeaux. J’ai des collègues et amis qui sont très bons, mais ne sont pas intéressés à lancer une compagnie parce qu’il faut gérer les réunions, les budgets, la gestion de l’équipe et surtout la pression de la responsabilité qui tombe sur tes épaules. De mon côté, je prends plutôt plaisir à ces tâches, comme je suis quelqu’un d’« over-organisée », même que ça m’aide à me tempérer. Par la suite, si vraiment ça marche, tu es en mesure de payer des gens qui aident à ces tâches, et encore là, tristement, on n’a pas énormément de budget au Québec pour les effets spéciaux et c’est quelque chose que je trouve évidemment dommage. La différence de budget entre le Québec et les États-Unis, ça n’a rien à voir. On pouvait par exemple, chez Adrien Morot, là où j’ai travaillé, faire de la recherche-développement. Pour le film M3GAN [Gerard Johnstone, 2022], j’ai pu faire de la recherche et développement pour ce qui est de l’armature de la poupée. Nous avons pensé aux plans, figuré comment ça devait bouger, que ça soit naturel, et on avait le temps de faire ça. Malheureusement, j’ai l’impression qu’au Québec, c’est plus difficile de lancer un atelier, après les dépenses, la sous-traitance, les matériaux, etc.
Revenir à l’enfance et regarder le futur
HC : Tu as mentionné quelques grandes productions sur lesquelles tu avais travaillé : The Whale, M3GAN. J’ai vu aussi que tu avais travaillé sur des séries, notamment Transplant. Mais tu as aussi travaillé sur des productions plus petites, comme Asmodeus d’Éric Falardeau. J’ai vu par ailleurs ton brillant travail sur le dernier film de Mario DeGiglio Bellemare en cours de production, une scène d’horreur très gore [Crucifixion]. Quelles sont les particularités de ces différents types de production pour toi ? On a évidemment parlé du budget plus tôt, qui fait une grande différence, mais qu’est-ce qui te motive fondamentalement ?
NA : Ce qui me motive, c’est l’originalité du projet, le concept. Je me mets à bouillir d’idées, à trouver des histoires derrière les moindres détails d’un personnage. Si on vient me proposer une recette déjà-vu, copié-collée, simplement parce que ça marche, je me sens moins motivée. Après, je trouve ma motivation ailleurs, dans les effets en soi à faire, mais je dirais que c’est vraiment l’originalité du concept qui me stimule. Et puis, le premier contact avec le réalisateur ou la réalisatrice est quelque chose de très important pour moi. Dès qu’on commence à parler ensemble, je vois un peu la personnalité, et c’est motivant, encore plus si la personne est fan des effets spéciaux pratiques. On devient deux enfants qui essaient de créer des monstres, et c’est génial, parce que je ne suis plus la seule à avoir les petits frissons, la chair de poule, pensant à des effets. On est deux à revenir à l’enfance, complètement. Ces trois trucs-là, voilà : l’originalité du concept, la fluidité de la relation avec le ou la réal, et puis de voir à quel point la personne est amoureuse des effets spéciaux pratiques ; lorsqu’il y a un amour, une passion partagée. Tu partages cette passion à deux. Il y a une certaine flexibilité, une ouverture à d’autres concepts, à d’autres idées. Ça devient en effet un terrain de jeu.
HC : C’est tellement beau ce que tu dis : « on est des enfants qui créent des monstres ensemble ». C’est émouvant, je trouve, parce que c’est le genre de passion qu’on ne retrouve pas toujours dans ce qu’on fait, dans nos métiers.
NA : On m’a approché pour un projet, et qui a malheureusement été repoussé, d'une réalisatrice, grande fan des effets spéciaux des années 1990. C’est ce genre de réalisatrice avec qui je partage un amour des effets spéciaux. Et elle m’a approchée en me disant : « j’admire beaucoup et je respecte votre travail en tant que maquilleuse d’effets spéciaux, je sais ce que ça prend, je sais ce que ça coûte, et je veux qu’il y ait, dans mon projet, le moins de CGI possible, je veux qu’on soit capable de faire la plupart en effets spéciaux pratiques, dans la mesure du possible ». Quand elle m’a dit ça, j’étais aux anges. Et la liste des effets spéciaux dans ce projet… est assez longue. Il y a de tout : du poil, de l’animatronic, du sang, des prothèses, des dentiers.
HC : C’est une question un peu délicate, car tu as travaillé sur plein de projets, mais quel est l’effet pratique que tu as eu le plus de plaisir à créer ? S’il y en a un, parce que tu ne veux peut-être pas le nommer, non plus ! C’est comme demander à un parent quel est son enfant préféré ! Tu peux en nommer plusieurs aussi.
NA : Le projet de Mario deGiglio Bellemare, je l’ai beaucoup aimé, parce qu’il y avait du réalisme tant dans la peinture que dans la façon dont ça devait bouger. Dans ce film, il y a des effets sur une scène de crucifixion où, durant les close-up, ce ne sont pas de vraies mains, de vrais bras ou de vraies jambes. J’ai beaucoup apprécié le défi, entre le gros close-up et le mouvement. On a fait des tests : il y avait ce qu’on appelle, de l’armature animatronic et un système de cordes, de push and pull pour que les membres bougent.
Dernièrement, j’ai travaillé sur un petit court métrage pour lequel je devais réaliser une sirène. Encore là, le concept était très cool, très original. Quand on a fait les tests fitting, le réalisateur était tellement heureux, il s’est transformé en enfant pendant un petit laps de deux secondes, j’ai tellement senti son excitation. Le concept, c’est celui d’une femme mi-sirène qui a subi des expériences, se voit transformée en viande, et se fait consommer. Il y avait vraiment une face, une espèce de blob avec des gills à créer. Il fallait être capable de transmettre un effet de « uh » [exprime du dégoût] quand tu la regardes, mais en même temps, il fallait de la compassion. Tu vois qu’elle souffre, qu’elle n’est pas dangereuse, qu’elle veut juste qu’on l’aide. Le défi, c’était d’essayer d’être capable de transmettre ces deux aspects aux gens qui regardent.
Pour ce projet, j’ai aussi eu la chance de travailler avec Vague Vartanian, qui est très bon en moulage, et avec Caroline Aquin, qui est excellente en sculpture, mais on a tous fait un peu de sculpture et de moulage, tout le monde a mis sa touche. La sculpture, à la base, je l’avais commencée, mais ensuite, Caroline Aquin a peaufiné, puis Vague est venu peaufiner encore un peu plus. Toutes nos idées ont fusionné pour créer le personnage. Il y avait des gants avec des rallonges, un masque complet à créer, il y avait toute la prothèse de poitrine, puis aussi la queue de sirène longue, énorme et visqueuse qui devait traîner derrière le personnage. C’était un beau défi.
Il y a eu M3GAN, et même si c’était dans un autre atelier, c’était génial. Ce que j’ai adoré, c’est qu’on avait le temps de pouvoir travailler à la recherche et au développement pour faire une armature fonctionnelle et réaliste, jusqu’au simple petit détail de pli du coude. Essayer de recréer ça avec du métal, des joints et de la soudure, ça a été un beau cassage de tête. C’était génial.
Et évidement, The Whale, où j’ai vraiment été introduite au monde de l’impression 3D et de la sculpture 3D. J’ai appris beaucoup de nouvelles techniques chez Morot FX, j’ai d’ailleurs une grande admiration pour Adrien, c’est un grand artiste.
HC : Je me demandais, et puis tu as déjà donné des éléments de réponse à travers l’entretien, mais qu’est-ce que, de manière générale, tu aimerais voir plus souvent dans les effets spéciaux pratiques, autour de toi, dans ton travail ?
NA : En général, plus de femmes dans les ateliers. De la nouvelle relève, ce serait très cool. Et puis au Québec particulièrement, plus de budget et plus de nouvelles techniques, par exemple l’impression 3D, le scan 3D, ça c’est quelque chose qu’on ne fait pas énormément encore en effets spéciaux maquillage ici. Quelque chose que j’aimerais beaucoup voir, puis aussi dans mon atelier, qu’on puisse intégrer et peaufiner tranquillement cette nouvelle technique 3D, qui est beaucoup plus agréable et confortable pour les acteurs au lieu de les mouler. C’est plus propre aussi pour le travail en atelier : on est moins exposé aux produits chimiques, il n’y a pas de poussière, tout est à l’ordinateur jusqu’au moment de l’impression, très propre et très précis. Pour moi, il faut suivre la tendance, l’évolution des techniques, il faut que tu sois à jour face aux dernières technologies, que tu fasses tes devoirs. Donc, oui : plus de femmes, de la relève, d’innovations, de budget, l’évolution des nouvelles technologies.
HC : Je voulais savoir si tu avais l’envie de réaliser un film à toi, puis de développer tes effets spéciaux selon l’histoire que tu souhaiterais raconter.
NA : C’est une excellente question, j’y ai pensé ! J’avais deux idées en tête. Et les deux ont des effets spéciaux, évidement. Il y a quelques années, j’ai fait beaucoup d’anxiété et une dépression, puis une façon de m’aider à me dissocier de ces états a été de personnifier mon mal-être, de le voir de façon tangible, physique. Mon personnage, c’était une espèce de créature qui est constamment agrippée à une personne et qui la serre au point de l’empêcher de respirer aisément, puis qui est constamment en train de lui chuchoter des choses à l’oreille. Sauf que personne ne la voit, cette créature-là. C’est une idée que j’ai eue, je n’ai pas encore écrit le scénario ou quoi que ce soit.
Une autre idée que j’aimerais développer est sur la paralysie du sommeil, c’est quelque chose qui m’effraie mais à la fois m’intrigue énormément. Je me suis intéressée à ce que les gens voient dans ces situations. Apparemment, il s’agit souvent d’une silhouette accroupie sur leur poitrine ou simplement debout qui les fixe. C’est un autre projet que j’aimerais réaliser avec, encore ici, une créature inspirée de ce que tous les gens voient. Un jour peut-être, je réaliserai ces projets. Je n’ai absolument aucune expérience en réalisation ni en scénarisation, mais qui sait ! Je pense que le petit projet de créature-anxiété parlerait à beaucoup de gens. Est-ce que vous connaissez le film qui s’appelle Spun (Jonas Åkerlund, 2002) ? Une autre version du titre, en français, c’est Craqué, avec Mickey Rourke, qui joue un dealer de drogue, et aussi avec Brittany Murphy. Parmi les choses que j’ai beaucoup aimées dans ce film, se trouvent les shots très rapprochées de tous les petits tics : quand le personnage se ronge les ongles, qu’il mastique, etc. Selon moi, je le vois comme une personne hypersensible, c’est agressant. Dans ce projet sur l’anxiété, j’aimerais intégrer des shots similaires : des tics, des respirations courtes, pour créer une ambiance anxiogène et étouffante.
Je suis aussi en train de travailler sur une nouvelle ligne de prothèses génériques et de fluides divers que je compte mettre en ligne. Souvent, on m’approche en me demandant des prothèses, mais les productions n’ont pas nécessairement toujours le budget ou le temps de concevoir quelque chose sur mesure. Ces prothèses de qualité cinéma pourront servir aux maquilleuses et aux productions afin de sauver du temps et de l’argent. Il y aura un beau petit catalogue de prothèses en plusieurs designs à choisir. Et le tout sera fait localement avec des artistes d’ici!
Sinon, continuez à être créatif, sortez de votre zone de confort, apprenez de tout, puis … CRÉEZ!