Éclats de FNC
Cette 53e édition du Festival du nouveau cinéma n’aura pas été sans heurts. Outre une soirée d’ouverture marquée par un problème technique qui a interrompu la projection du film de Matthew Rankin, Une langue universelle, il y avait dans l’air du festival une fragilité, fragilité déjà décelée depuis plusieurs années, mais rendue palpable dans les retombées du licenciement d’un directeur actif depuis une vingtaine d’années et critiqué dans les arcanes du petit et grand milieu du cinéma montréalais. En ce moment charnière, nous ne pouvons que souhaiter au Festival un nouvel élan sous forme de souhaits féconds. Nous souhaitons au Festival du nouveau cinéma d’élire une nouvelle direction à même de porter un goût du risque fondateur et de défendre ce que le terme « nouveau cinéma » englobe, à l’encontre de formules éprouvées ; de continuer avec son équipe en place de frayer la voie vers de nouveaux possibles en dégageant des gestes rétrospectivement critiques, notamment en ce qui concerne les sources de financement ; d’oser la remise en question, d’allier aux discours officiels l’élaboration incarnée d’un mandat défendant les terrains fragilisés ; de re-donner toute son énergie à ce que le geste de programmer décline, déploie et traverse de réalités : une précision de choix, des contextualisations abouties et un accompagnement qui permet aux discussions de prendre leur envol.
Vous trouverez ici moins une couverture du Festival que des éclats de voix témoignant de films ayant retenu quelques autrices de la revue.
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Tensions et Tendresses
Le Mirage des mains ultra réalistes, Guillaume Vallée, 2024, Québec, 14 min.
Chantal Partamian
La main !
La main touche, caresse, prend, manipule, frappe.
Elle devient le prolongement du corps, tendue vers l’autre, invitant à la proximité à l’affection.
Elle porte une dualité, à la fois douceur et brutalité.
Potentiel de connexion ou de rupture.
Dans Le Mirage des mains ultra réalistes (2024), Guillaume Vallée interroge les dynamiques complexes de l’amitié masculine, illustrant une série de rapports de force qui émergent dès l’adolescence. Ce questionnement se déploie à travers les gestes des mains, qui se transforment en multiples symboles : les mains apaisent, affirment une appartenance, marquent un territoire ou réagissent par la violence.
Dans l’univers de l’amitié et de l’affection masculine, où les hommes sont souvent conditionnés à réprimer toute démonstration d’émotion ou de tendresse physique — considérée comme un signe de faiblesse ou d’une féminité perçue comme fragile —, un jeu de pouvoir subtil, mais omniprésent se dessine. Il façonne les relations masculines, construites sur un équilibre fragile entre la volonté d’une proximité émotionnelle et la hiérarchie tacite.
Ces mains sont celles de Guillaume Vallée. Elles manipulent la pellicule, la développent au vif, la passent et la repassent dans une tireuse optique, dans un rituel qui libère sa plus profonde vulnérabilité. Ce sont aussi les mains qui s’aventurent à exprimer une tendresse souvent insoupçonnée, qui osent et révèlent une humanité faite de gestes, de symboles, et de silences lourds de sens. C’est un film profondément parlant, au sens propre comme au figuré, où la voix off et le texte à l’écran ne se contentent pas d’accompagner l’image, mais deviennent des témoins. La collaboration avec Thomas Messias pour le texte et la narration de ce projet a été commentée par Guillaume Vallée lors d’une récente discussion. Vallée a souligné que cette relation s’est construite autour de l’ouvrage de Messias, À l’écart de la meute : sortir de l’amitié masculine, qui a résonné avec ses propres réflexions. Messias, également créateur du podcast féministe Mansplaining sur Slate.fr et critique de cinéma de fiction, apportait un regard en dehors des conventions du genre expérimental au projet. Cette collaboration, je l’ai sentie dépasser la simple synergie intellectuelle pour reposer sur une tendresse mutuelle, comme si les mots de Thomas devenaient un ancrage, un espace de réconfort, de validation et de consolation pour le réalisateur.
Interprétées par l’intelligence artificielle, de façon paradoxale à les rendre un peu plus mouvantes et vivantes, ces mains participent à un processus qui amplifie la réflexion autour de la distorsion entre ce qui est réel et ce qui semble l’être. Les mains ultra-réalistes qui se meuvent à l’écran paraissent étrangement familières, presque vivantes, et pourtant elles sont à l’image des amitiés masculines elles-mêmes : à la fois intimes et éloignées, sincères dans leur apparence, mais parfois artificielles dans leur fondement.
Selon Guillaume Vallée, Le mirage des mains ultra-réalistes est son film le plus abouti. En manipulant la pellicule comme un prolongement de sa propre réflexion, il nous livre un court-métrage où la vulnérabilité et le brut cohabitent subtilement. Tout en interrogeant sans prétention la frontière floue entre l’authenticité et l’artifice.
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Imprégnations
Bogancloch, Ben Rivers, 2014, Grande-Bretagne/Allemagne/Islande, 86 min.
Maude Trottier
« Dont panic. There is no story », lançait humoristiquement Ben Rivers en guise de mots de présentation de son film, tout juste avant la projection. Il n’y a certes pas d’histoire dans Bogancloch, au sens où il n’y a pas de récit linéaire ni de scénario précisément suivi, plutôt la lenteur d’une existence solitaire montrée en ses textures, dépliée en ses activités et sublimée en ses détails et son environnement. Mais cette ligne d’entrée par l’absence ou la présence d’une histoire dans Bogancloch, si elle aménage une pointe d’humour caustique et critique vis-à-vis les lourds appareils de production de film et leur cahier des charges exaspérant de convention, nous oriente pourtant vers des questions au cœur du film en tant qu’il se resaisît de l’existence singulière de Jake Williams, cet ermite moderne vivant dans la forêt du nord de l’Écosse : qu’est-ce que la valeur de cette vie et, par contraste, des nôtres, quels rythmes octroyons-nous à nos existences, quelle échelle entre le quotidien et la trame du monde ? Comment un mode d’existence raconte des choix, un positionnement, des idées ?
En rouvrant ces questions dix ans après Two Years at Sea (2011), première incursion filmique dans la vie de Jake Williams, Ben Rivers reprend donc le fil de sa relation créative avec Willams et le même dispositif consistant à capter des pans de vie non prescrits par l’écriture, à faire confiance précisément à l’aléatoire, à la spontanéité de l’instant. Il repositionne également ses choix formels : le noir et blanc, le grain du 16 mm, le cinémascope, le développement à la main.
En quelques images de départ, nous voilà ainsi propulsés dans un espace argentique infiniment doux où l’inscription du paysage dans l’émulsion chimique renvoie à une « agency of Light only » comme l’écrivait vers la fin du 19e siècle William Talbot à propos du procédé photographique. La plasticité si hautement travaillée de l’image, ses flous, ses précisions, ses contrastes appréciables, les discrets flickers issus du travail de développement la recouvrant, créent de la mémoire immédiate, de même qu’une concentration propice à se saisir de la solitude dans le bois. Il y a ces plans d’ensemble où le cinémascope donne la mesure du paysage forestier, avec ou sans la présence de Williams dans le paysage, il y a ces plans fixes d’objets de la maison de William, ce qui se passe à la fenêtre (des oiseaux papillonnants ou de la buée), la nourriture oubliée dans le four et qui enfume totalement la maison ; il y a le corps de William, habillé, nu, marchant dans le bois, se reposant, cuisinant, classant des cassettes de musique, déplaçant des objets. Les sifflements et chantonnements joyeux qui en émanent. Il y a également cet incroyable visage de Saint-Jérôme révélé en ses sillons, ses expressions tranquilles, sa chevelure et sa barbe analogue aux nuages effilochés et à la condensation qui recouvrent les montagnes.
Mais si Rivers accorde organiquement sa caméra aux aléas de l’ermite, à ses goûts musicaux, à son passé laissé à son opacité, mais effleuré par le biais d’insertion de photos couleurs dont l’émulsion brouille par endroit les motifs, à ses activités de prédilection, cette grande et minuscule vie pour jouer du terme de Pierre Michon construit également sa narrativité à l’aide de scènes prégnantes qui aménagent différents émois, différents pôles d’intensité. Lorsque Williams marche longuement dans le bois pour finalement se lover au creux d’un petit coin de rocher et de buissons, et alors fermer ses yeux. Lorsque Williams entame avec des compagnons une sorte de chanson-psaume traditionnelle qui parle de vie, de mort et de Dieu. Lorsque, en une magistrale finale, Williams prend son bain à l’extérieur, dans une baignoire soigneusement repimpée par ses soins, posée sur un feu qui alimente l’eau en chaleur. Toute la douceur vibrante qui manque au monde afflue. Nous y sommes le dépositaire ému de choix de vie radicaux et si beaux de donner un corps profond et calme à l’anarchie.
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Absurdité et sang versé
Tardes de soledad, Albert Serra, 2024, Espagne/France/Portugal, 123 min.
Charlotte Lehoux
Le nouveau film d’Albert Serra me laisse avec cette impression d’étrangeté inconfortable, mais jouissive à la fois. Ses images, d’une grande violence et d’une aussi grande beauté m’enchantent et me désorientent à parts égales. Comment ne pas trouver étrange cette masculinité de cris et d’agonie, avec ses pas de danse, sa danse de mort, et partout ce sang écarlate qui coule et jaillit ? Comment ne pas trouver étrange cette tauromachie, car elle est après tout tellement inutile ; tellement homme, cet homme si violent et frivole avec ses paillettes et ses fioritures. Avec ses superstitions, ses halètements et ses grands gestes de mort.
Le dispositif de Serra est aussi simple qu’intelligent : rivée sur le visage du jeune matador Andrés Roca Rey, sa caméra demeure tout au long comme fascinée par sa silhouette longiligne, par son maniérisme de performance. Elle le regarde s’habiller, enfiler ses longs collants, cette veste empesée. Elle le voit embrasser son crucifix. Elle remarque chacune de ses expressions dont il est pourtant avare, ses souffles nerveux, ses moues agressives. Six fois, nous le suivrons dans l’arène. Six fois, nous le verrons tuer, et jamais Serra ne daignera montrer autre chose que ce garçon qui, à un rythme effréné, donne la mort. L’arène, l’audience demeure hors cadre. Seul le spectacle importe, l’homme contre la bête.
Sans cesse, nous oscillons entre le ridicule et le sérieux de ce rituel machiste, de cet absurde spectacle qui mesure la bravoure en termes de sang versé. Accrochés à la figure ambivalente d’Andrés, nous demeurons captifs de ce personnage bizarre, drôlement burlesque dans ses costumes flamboyants, mais aussi tellement austère, comme emmuré dans son stoïcisme de combattant, sa taciturnité de bourreau. Son visage, toujours, même dans sa brutale ardeur, même taché de sang, conserve les traits d’un adolescent résigné. Elle est en lui, cette solitude des après-midis, lui qui paraît toujours seul, même au milieu d’une foule qui scande son nom. Seul avec son adversaire, ce taureau qu’il finira invariablement par mettre à mort, et Serra ne cache rien de cette cruelle exécution. Au contraire, il s’attarde sur les yeux révulsés de la bête, ses derniers râles, son âpre agonie. La mort en direct — certes le direct différé de la projection — nous frappe donc de plein fouet, et le trépas à la fois éternellement ressassé et éternellement figé confère aux bêtes tuées le solennel du cinéma.
S’il est certainement possible de déceler chez le réalisateur une célébration de la corrida, il m’est difficile, malgré ma répudiation de ce rituel inutilement barbare, de lui en vouloir. Car si Serra observe ce spectacle avec admiration, il l’observe totalement, complètement, se voue entièrement à la représentation d’un réel écœurant. Force est d’admettre qu’il est éblouissant, ce réel de la tauromachie, que son spectacle est fascinant. C’est un rendez-vous inlassablement renouvelé avec la mort qu’il est inutile de sensationnaliser tant il est en soi stupéfiant, saugrenu. Et puis, Serra a une conscience si aiguë du cinéma qu’il transforme cette vaine agonie en un grand film, ces scènes macabres en grandes images.
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Émerger des ombres
Through the Graves the Wind is Blowing, Travis Wilkerson, 2024, États-Unis, 84 min. Section Les nouveaux alchimistes
Chantal Partamian
Le synopsis du film Through the Graves the Wind is Blowing, centre le film de Travis Wilkerson sur Ivan Peric, un détective qui, dans la ville de Split, lutte pour résoudre une série de meurtres de voyageurs dans une Croatie post-yougoslave dominée par le tourisme où la bureaucratie, le mépris public, la corruption et l’absence de coopération entravent ses efforts. Mais après visionnement, il s’avère évident que Through the Graves the Wind is Blowing déborde du simple film de meurtre. Le film est davantage une histoire de disparitions : disparition d’un pays, d’une conscience, d’armes du crime, de corps.
Comme on l’apprend lors de l’ouverture du film par la voix off du réalisateur, Travis Wilkerson avait initialement conçu un projet concentré sur la chute de la Yougoslavie. Cette idée avortée — devant l’impossibilité de réaliser un film sur la chute de la Yougoslavie — a donné naissance à un long métrage divisé en chapitres, se déroulant dans une ville où la dissolution de la Yougoslavie plane sur chaque recoin de la cité. Abordant le fascisme, ce film-essai s’interroge plus précisément sur une nation effondrée et les fantômes qui persistent dans ses ruines. Ainsi, la caméra traque les empreintes du passé dans les bâtiments délabrés, mais… comment filmer un pays déchu, ses spectres, ses camps de concentration et ses guerres civiles ? Comment saisir l’essence d’une société où une grande partie de vos voisins pourraient être fascistes ? C’est dans cette exploration que le film tente d’inviter le spectateur à réfléchir sur les conflits non résolus et les injustices passées qui façonnent notre présent.
Wilkerson a choisi de réaliser son film en noir et blanc, bien que Split soit une ville baignée par les bleus vifs de la mer. C’est dès lors un choix esthétique, un rejet délibéré de la beauté de la ville en faveur de ses aspects dystopiques. Split est montrée comme un lieu désagréable, un lieu de désillusion, où le vomi des touristes tache les rues et leur pisse couvre les murs aux graffitis du mouvement séparatiste croate, fasciste et antiyougoslave des Oustachis. L’histoire de la ville se dissout dans une réalité contemporaine d’hypertourisme, et de productions cinématographiques de grande ampleur qui l’utilisent comme simple décor.
Mais le film de Wilkerson raconte également cette autre histoire de la ville, celle de la résistance, de la résilience et des actes héroïques de sacrifice, comme celui de Rade Končar, le partisan de la Seconde Guerre mondiale dont la statue, en 2018, est tombée sur un néo-fasciste ivre qui tentait de la profaner. Sa conjointe, Dragica, elle aussi résistante, a été fusillée par les fascistes italiens, mais a survécu au couple un fils, dans lequel le réalisateur voit une sorte de libération qui pourrait émerger des ombres. Et j’écris émerger des ombres, car avant d’être exécutée, Dragica a pris soin de mettre son fils en adoption. Échappant à un gouvernement qui a déployé tous ses efforts pour retrouver, le fils Konçar, la fuite même symbolise non seulement la survie d’un héritage, mais également une résistance silencieuse. En marchant dans les ruines de Jasenovac, un camp de concentration qui, pour certains, est un monument dédié aux victimes, et pour d’autres, un sanctuaire pour leurs « héros », Wilkerson révèle une autre facette paradoxale de son existence : à savoir qu’il est le petit-fils d’un membre du Ku Klux Klan. Se pose ainsi la question : comment une génération peut générer la rédemption de la précédente. Through the Graves the Wind is Blowing brosse deux lignées historiques distinctes dont les trajectoires et pensées se rejoignent dans la temporalité incertaine d’une libération à venir. En confrontant les héritages de violence et d’oppression, Travis Wilkerson nous pousse à envisager non seulement les cicatrices du passé, mais peut-être aussi les chemins vers une libération collective, tout en soulignant l’importance de reconnaître et d’affronter nos propres fantômes.
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« Tu as chanté aussi? Oui, j’ai même retiré mon voile… »
The seed of the Sacred Fig — Les grains du figuier sauvage, Mohammad Rasoulof, 2024, Allemagne / France / Iran, 166 minutes.
Claudia Polledri
Il y a, parfois, de ces projections plus sensibles que d’autres. Celles où le public respire, s’anime, et dialogue avec les images à l’écran. La première projection du film The Seed of the Sacred Fig (Mohammad Rasoulof, 2024), qui s’est tenue à l’auditorium SGW Alumni de l’université Concordia dans le cadre du Festival du nouveau cinéma a été l’une d’elles, le 13 octobre dernier.
Acte 1.
Ce drame, chargé de tension, enchaîne les coups de théâtre. Son contexte est celui des soulèvements survenus en Iran, à la suite de la mort de Masha Jîna Amini au mois de septembre 2022, peu après son arrestation pour avoir porté le voile de manière « non appropriée ». C’est à ce moment qu’un drame familial alimenté par un épisode anecdotique éclate. Le pistolet du père, juge d’instruction, a disparu de la maison, ce qui pourrait précipiter son incarcération. Lorsque l’une des deux jeunes protagonistes, Sana, étudiante au lycée parvient, selon un acte d’escamotage, à enfermer son père Iman (Misagh Zare) qui a littéralement pris la famille en otage, le public, déjà tombé dans les maillages d’un scénario parfaitement ficelé, éclate en applaudissements. Désormais, le parti fut pris, et la fin du film, déjà imaginée.
Acte 2.
Le film tire presque à sa fin, les dernières séquences d’images documentaires nous ramènent à la première partie de l’histoire où l’on évoque le contexte bien réel dans lequel cette histoire familiale se déroule. Alors que le générique se déroule à l’écran, après presque trois heures de projection se lève, au fond de la salle, un cri en persan, d’abord isolé, puis choral et répété plusieurs fois : « Zan, Zandeghi, Azadi! », « femme, vie, liberté ! », puis en anglais, et encore, en kurde[[« Jin, Jiyan, Azadî », ژن، ژیان، ئازادی.[[, rendant hommage aux origines de Masha, avec qui tout a commencé. Cette fois-ci, ce n’est pas la fiction dont il s’agit. La réaction du public — ou, du moins, d’une partie de la salle — signifie, et avec force, une lutte politique toujours en cours et clairement portée par la dimension documentaire du film.
Depuis sa projection au dernier Festival de Cannes où il a obtenu le Prix du jury, The Seed of the Sacred Fig n’a pas cessé de révéler sa nature politique qui s’incarne avant tout dans la trajectoire du cinéaste lui-même, désormais exilé et arrivé clandestinement en Allemagne dans les suites d’un mandat d’arrestation en Iran, mais aussi dans un tournage réalisé sans autorisation, et enfin dans le choix de montrer sans détour la violence des révoltes et de la répression. Un réalisme qui traverse la fiction à divers degrés : par exemple, lorsque les actrices jouent non voilées à l’intérieur de l’appartement familial. Ce film, conçu par Rasoulof lors de sa détention, assume avec force et à tous les niveaux le choix de la liberté et l’impossibilité de pouvoir tourner à nouveau dans son pays. Mais les réactions du public, notamment lors de cette première projection témoignent d’une qualité essentielle de cette œuvre qui entrelace de manière magistrale la fiction et le documentaire.
Film de genre, The Seed of the Sacred Fig relie le drame au polard classique et à l’enquête sociale par ses nombreuses références aux grands noms du cinéma iranien tels Abbas Kiarostami et Ashgar Farhadi. Dans À propos d’Elly (2009) ou dans Le Client (2016) de Farhadi, et on pourrait en citer bien d’autres, l’histoire se déroule semblablement en huis clos ; ce qui permet au réalisateur d’exaspérer les tensions, d’accentuer l’atmosphère étouffante de suspicion, et surtout, de reproduire métaphoriquement au sein de la cellule familiale, les dynamiques inquisitoires propres au régime. La fonction judiciaire personnifiée par le père est inévitablement traversée, elle aussi, par de — faux ? — dilemmes moraux que la scène de lavage de mains, après la signature de la condamnation à mort d’un jeune manifestant, vient significativement effacer. La part de fiction, soutenue par un scénario bétonné comportant tout de même quelques longueurs, se raccorde à un aspect documentaire qui fait irruption à travers les images sur les téléphones portables des deux jeunes protagonistes ainsi qu’à la télévision où, toutefois, l’image ne révèle pas, mais fait écran. Le réalisateur choisit à plusieurs reprises de sortir les images de protestations des dispositifs portables issus des réseaux sociaux, les projetant directement à l’écran pour ainsi permettre au spectateur de plonger dans la violence des émeutes, lesquels se trouvent notamment dans la posture d’un manifestant qui reçoit une balle alors qu’il est en train de filmer. Ce dialogue entre fiction et documentaire, intérieur et extérieur, n’est d’ailleurs pas sans rappeler le film de Jafar Panahi, Ceci n’est pas un film (2011), conçu clandestinement depuis son appartement à Téhéran alors que le cinéaste était assigné à sa résidence. Ce dernier film incorpore en effet des conversations avec son téléphone portable qui témoignent des émeutes dont on aperçoit quelques images à la fin du film.
Dans The Seed of the Sacred fig, l’alliance entre fiction et documentaire produit une scènes des plus puissantes : celle où Sadaf (Niousha Akhshi), jeune étudiante au visage défiguré par les tirs de la police ayant fait irruption dans une résidence universitaire, est soignée par Najmeh (Soheila Golestani), la mère de Sana (Setareh Maleki) et Razvan (Mahsa Rostami). Une fois confrontée à la défiguration réelle et métaphorique de la jeunesse iranienne, et dont la police choisit de viser régulièrement les yeux, Najmeh parvient à voir, l’espace d’un instant, ce réel devant lequel elle fermait obstinément les yeux. Mais le renversement des rôles ne vient que de commencer, suggère Rasoufol. Si dans Le livre des rois (Ferdowsi), mythe fondateur de la culture iranienne, le père (Rostam) est destiné à tuer Sohrâb (son fils), la jeune Sana — et avec elle toute la génération qui a animé ce mouvement révolutionnaire — vient suggérer qu’un autre récit est possible. Mais alors, il faut continuer de le frayer et de le raconter…
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Refuser la catharsis
On Becoming a Guinea Fowl, Rungano Nyoni, 2024, Zambie/Royaume-Uni/Irlande, 95 min.
Maude Trottier
L’oncle Fred est mort, son corps étendu sur la chaussée. Shula le retrouve, alors qu’elle roule de nuit. En une scène d’ouverture à la tonalité unique et acidulée, entre étrangeté de situation et rire absurde, On Becoming a Guinea Fowl met d’emblée en doute. Pourquoi Shula porte-t-elle ce costume bouffant et ce casque argenté (inspiré par le clip « Rain » de Missy Elliott) ? D’où revient-elle, pourquoi observe-t-elle cette attitude atone devant le cadavre de ce qui s’avère, nous l’apprendrons sous peu, un proche ? En quoi consiste son corps alors que, tout près du cadavre, il se dédouble le temps d’un plan de quelques secondes ? Et voilà que l’arrivée de Nsansa, femme hilare, ivre et délirante sur cette même route perdue augmente d’un cran nos interrogations de départ, tout comme les décalages de conversation téléphonique qui ont lieu entre Shula et son père. Ces trois figures entretiennent des rapports décousus et opaques de proximité.
Couvert de nuit, mais aussi infiltré de couleurs saillantes et de chansons pops, ce deuxième long métrage de Rungano Nyoni noue lentement son énigme, ménage son énergie, à l’issue des aveux que la mort de l’oncle Fred génère. Comme si on voulait nous retenir sur le bord, nous refuser une certaine satisfaction de spectature à dessein. Situé dans un ample rituel de pratiques funéraires, le récit distille une histoire de viols et d’incestes, l’avènement de paroles jusqu’ici gardées secrètes, en les plongeant au sein de l’espace affectif des femmes, contrasté avec celui des hommes gardés en périphérie. Le corps collectif des femmes y est en effet partout, amas de figures couchées, agglutinement ritualisé de pleurs, puis miniaturisé à travers le trio que forment Shula, Nsansa (cet agréable et désagréable personnage de cousine constamment bourrée) et Bupe, plus jeune des trois femmes qui a ouvert le bal des aveux de viol par le biais d’une vidéo destinée à sa mère. Mais ce corps collectif de femmes, s’il est montré en d’étonnantes compositions de plan qui les solidarise et à travers de micro-affrontements qui portent à rire, est pourtant également rompu de l’intérieur. L’oncle Fred était ce salopard abuseur par excellence, il a pris pour épouse une très jeune fille, lui a fait au moins six enfants. Or les femmes du côté de la famille de l’oncle Fred accusent cette dernière de ne pas avoir pris suffisamment soin de l’époux, la rejettent implacablement. Comment affronter la paresse des hommes qui, dans On Becoming a Guinea Fowl, font toujours figure de crétins mous, même lorsqu’ils se soucient de leur progéniture ? Quoi faire du tapage féminin lorsqu’il a en son centre, le silence ? Le calme de Shula prend sur lui de ne pas répondre à ces questions. Il s’agit plutôt de rassembler des effets intergénérationnels de viol dans le contexte social de la Zambie, et d’éviter la violence formelle comme réponse à la violence réelle, à l’encontre du climax défoulé que réserve par exemple le genre de l’horreur à la matière traumatique.
La pintade est un souvenir télévisuel d’enfance qui reflue en pointillé et prend peu à peu corps lorsque Shula interroge tranquillement sa mère. Les pintades sont ces animaux très présents en Afrique qui, devant le danger qu’elles savent pressentir, activent un mécanisme de réponse collective, comme nous l’apprenons par le truchement du souvenir. Images animées d’enfance porteuses d’une métaphore bellement ridicule ? Non, les pintades pointent plutôt vers un devenir animal (comment ne pas y penser ?) ; ce qui signifie une littéralité, une puissance en acte, sur lequel insiste le titre du film, depuis sa forme géronte et le refus de Nyoni, de donner raison à une certaine évidence cathartique. Comme quoi parler prend du temps, de l’espace, comme quoi parler n’est qu’un début.
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Fuyant amour
Grand Tour, Miguel Gomes, 2024, Portugal/Italie/France, 129 min.
Charlotte Lehoux
Rangoon, 1917. Il y a sept ans qu’Edward n’a pas vu sa fiancée, Molly. Il a oublié son visage, se rend-il compte, alors qu’il l’attend à la gare, son complet de lin ruisselant de pluie, fleurs tropicales à la main. Poussé par une impulsion, par un instinct de fuite, Edward prend le prochain train vers Singapour, soudainement décidé à échapper à ce mariage, à abandonner cette fiancée qui, durant la première moitié du film, sera tel un fantôme en chasse, désincarné et intangible. Nous non plus ne connaissons pas son visage. Mais nous sentons sa présence, rendue réelle par son incessante course, toujours une ville ou deux derrière Edward alors qu’il sillonne l’Asie coloniale. Edward passe de Singapour à Bangkok, de Manille à Osaka et, toujours, il fuit cette femme qui le hante et qui hante le film. Le parcours d’Edward prend fin au Tibet. Il y regarde des pandas. Coupure.
Rangoon, 1917. Il y a sept ans que Molly n’a pas vu son fiancé. Elle se rappelle parfaitement son visage. Mais peut-être a-t-il changé, se dit-elle. Peut-être Edward est-il devenu chauve, pense-t-elle. Il la fuit, elle le sait. Pourtant, Molly est persuadée qu’Edward souhaite toujours se marier à elle, elle le sait, inexplicablement, et c’est avec cette certitude inflexible au fond d’elle-même qu’elle le poursuivra à travers l’Orient et que, toujours un peu trop tard, elle arpentera les mêmes rues que lui, voguera sur les mêmes fleuves.
Ainsi se décline, en deux temps, le nouveau film de Miguel Gomes. Je dis en deux temps, mais Gomes génère, au sein d’un scénario si clairement scindé, une temporalité poreuse, le passé et le présent s’entremêlant. En résulte une hybridation filmique où l’expérimentation formelle et stylistique infiltre la simplicité du récit. Les images qui recréent l’Asie du début du 20e siècle s’enchevêtrent à celles de l’Asie actuelle, avec ses gratte-ciels, ses néons et tout ce désordre moderne. La photo en noir et blanc est parfois traversée de couleur. Si Edward et Molly sont en principe confinés à une temporalité coloniale révolue, ces personnages existent, par ce procédé de croisement employé par Gomes, hors du temps. La voix off, d’une sublime poésie, est tantôt énoncée en thaï, tantôt en vietnamien, parfois en cantonais ; une multiplicité de langues qui ajoute au dédoublement temporel un tumulte langagier, accordant à l’espace sémantique et sonore du film une pluralité fugace, indéfinissable et bellement délirante.
À la fois travelogue et histoire d’amour, film d’aventure et documentaire, Grand Tour m’a tout d’abord laissée dubitative, comme submergée par cette abondance de procédés que le réalisateur emploie et qu’il se plaît à rendre dissonants, voire contradictoires. Mais, doucement, le film fait son chemin ; et il repose maintenant en moi comme un poème. Avec son écriture si belle, sa quête impossible, son histoire d’amour inexplicable et inexpliquée. Dans cet univers à part, le passé et le présent s’entrechoquent, se croisent sans cesse. Molly et Edward, eux, ne se croiseront jamais. C’est beau et triste et c’est, finalement, du grand cinéma, novateur et sublime.
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Nuit éclairée
All We Imagine as Light, Payal Kapadia, France/Inde/Pays-Bas/Luxembourg, 2024, 115 min.
Maude Trottier
La salle était comble. Et de nous voir si nombreux à désirer au fond de nous-mêmes le second long-métrage de Payal Kapadia, après le sublime A Night of Knowing Nothing (2021), était un heureux moment de festival. La grâce du premier long de Kapadia nous avait surpris, comme l’un de ces coups qui nourrissent la cinéphilie, cœur battant si capricieux et généreux à la fois, en plongeant nos consciences dans le tumulte documentaire d’une vague de protestation étudiante défiant le système de castes et les figures ultranationalistes. Les images et les sons s’y faisaient hétérogènes, issus de sources diverses (téléphone, caméra de surveillance, images granuleuses en 16 mm, etc.), agencés avec éclat ; et l’histoire d’amour brisée de deux jeunes gens de castes différentes s’équilibrait à la faveur du dialogue de leurs lettres lues et de l’énergie protestataire. Comme deux entités qui se trouvent, se rencontrent, se parlent : en somme, un acte de cinéma auquel je repense encore frissonnante. Et j’ai sans doute tort d’adosser ainsi mon texte sur A Night of Knowing Nothing. Car il faut laisser vivre les films, les carrières, il faut qu’ils puissent trouver dans le temps leurs propres désirs et élans.
Nous sommes à Bombay, ville populeuse, ville économique, ville bollywoodienne de surcroit, et nous y sommes emportés par un travelling qui embrasse la rue, ses gens, ses étals, ses choses, ses figures, et secondé par une voix off qui relate des bribes de parcours. De cette amplitude, nous allons vers des visages saisis dans le transport, autre figure de mouvement qui passe et repassera sans cesse en première partie du film, ceignant ce qu’on dira bientôt avec des mots : les vies migrent des villages à la campagne, cherchent des possibilités. Peu à peu émergent de cet ensemble, Prabha, Anu et puis Parvaty, trois femmes aux âges et destins qui diffèrent, mais dont le récit assemble les dissemblables respectifs pour venir les lier de l’intérieur par cette question commune : comment vivre dans une société patriarcale qui musèle à l’excès ? L’hôpital où elles travaillent toutes trois, active des questions sous-jacentes. Une vieille femme qui a besoin de soins confie à Prabha préférer quitter les lieux pour éviter un mari qu’elle tente de fuir et qui vient intempestivement la visiter par surprise. Une femme, âgée cette fois de 24 ans, qui a déjà trois enfants et dont le mari refuse la vasectomie pourtant primée en Inde (« recevez 1000 roupies et un “seau” », apprend-on) se fait glisser une tablette de pilules contraceptives par Anu. Parvaty, cuisinière à l’hôpital, quant à elle déplace vers ce qui se rapporte aux problèmes immobiliers et d’embourgeoisement outrancier sévissant à Mumbai, lorsqu’elle se fait expulser d’un logement qu’elle habite pourtant depuis 22 ans (Montréal soupire). Ce sera également par le pivot de son déménagement à la campagne, auquel Prabha et Anu prêtent main-forte, que le récit et ses espaces enchâssés chavireront d’une première partie davantage fourmillante vers l’espace du village, lequel augmentera la concentration sur les figures.
Nous avons aussi avec ce trio de femmes une sorte de panel idoine et d’étude de caractères et de postures qui permet d’étoiler le récit. Anu, dans la vingtaine, a soif de vivre son amour interdit avec un jeune homme musulman et incarne le désir, l’onde sensuelle de la vie (ce qu’une magnifique scène de sexe toute concentrée sur son plaisir vient magnifier, de même que l’attention très réussie de la caméra au regard qu’elle porte sur son amoureux). Prabha, force centripète du récit, dans la trentaine ou jeune quarantaine, est l’infirmière soucieuse et archicompétente, sans nouvelle de son mari parti travailler en Allemagne, toute en abnégation, en souci des autres, avec cette mélancolie du visage que la caméra capte langoureusement. Enfin, Parvaty, femme dans la cinquantaine et dont le mari est mort sans lui laisser de papiers légaux, porte un humour pragmatique et caustique, elle est ce personnage qui entrainera Prabha à commettre un acte de vandalisme devant une affiche publicitaire célébrant l’embourgeoisement du quartier. C’est aussi elle qui boira au goulot une vieille bouteille d’alcool qu’Anu trouve dans ses affaires, et plongera son corps sans hésitation dans la mer.
Il y a ainsi quelque chose de très écrit dans All We Imagine as Light, une littéralité de rouages à laquelle répond également celles des sentiments et de la lumière élue. La fiction est autrement dit pour Payal Kapadia une façon de choisir la motricité imaginaire d’un monde meilleur, d’œuvrer le cinéma pour venir nous dire : « voilà vers quoi nous pouvons tendre ». La candeur de cette littéralité et sa force politique vis-à-vis d’un pays à la culture du viol terrifiante sont émouvantes. Mais justement, ce sera également là que le film m’aura laissée à distance, la proximité travaillée aux personnages, d’ailleurs filmés la plupart du temps en plans rapprochés, refoulant ce que j’avais tant aimé dans A Night of Knowing Nothing, à savoir son articulation de l’amour et de l’effervescence révolutionnaire prise comme mouvement formel. L’intériorisation des questions politiques par les personnages m’a semblé en effet figer ce qui me semble pourtant une très grande force chez la cinéaste et qui surgit ponctuellement en première partie du film : cet art de se saisir de la foule, cette façon de faire apparaître le corps collectif comme protagoniste, cette spontanéité éclatante de la caméra qui, en ce cas, m’a beaucoup fait penser à Wong Kar-wai, pour sa manière de cheviller les personnages au bouillonnement et à la singularité de la ville d’où ils émergent. Mais nous sommes aussi dans cet autre mouvement d’un art en train de se donner naissance, en train d’apparaître sous nos yeux. Et l’attention que porte la cinéaste à l’éclairage de la nuit donne toute la mesure de ce qui la travaille, et promet des films à venir comme autant de repères à faire siens.
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