Comment faire (autrement)

Le cinéaste qui est parvenu pendant plus de soixante ans à redéfinir ce que pouvait (être) le cinéma (dans le dos et à la face de ceux et celles qui essayaient de l’ignorer et de minorer son importance) est décédé le 13 septembre 2022. Étant donné l’espace imparti à Jean-Luc Godard dans les pages de cette revue, l’idée de « faire dossier » s’est alors naturellement imposée, mais avec sa part d’auto-scepticisme, après que les Cahiers et d’autres revues se sont employées à dûment rendre hommage au « cinéaste pour les cinéastes ». Une question a surgi : « comment faire autrement » que rendre hommage à JLG, mais sans forcément succomber à la forme hommageante, laquelle consiste à souligner les moments saillants de vie et d’œuvre, à souvent redire des choses sues, ressasser une mémoire plus évidente avec une attitude sincèrement affectée et médiatiquement opportune. Alors comment faire autrement ?

Cette question, JLG n’a cessé de la reprendre et de la relancer. Nous la retrouvons par exemple énoncée dans l’enregistrement audio qui nous reste du passage du cinéaste en Abitibi en 1968, telle que nous pouvons l’entendre dans le documentaire réalisé par Julie Perron en 2000, Mai en décembre (Godard en Abitibi). Sur cette piste, Godard évoque ce qui touche le projet utopique de s’emparer d’une station locale de télévision (à Rouyn-Noranda) en ces termes :

Pour que tout ne se passe pas toujours de la même façon […] Pour donner une petite idée que peut-être les choses pourraient se passer autrement, peut-être qu’y en a d’autres qui ont beaucoup d’idées, mais à qui on ne demande pas leurs idées.

Autrement est peut-être, avec « contrairement », un de ces mots clés qui a le plus entraîné la pensée de Godard. Ce qui n’était peut-être au départ que le signe d’un esprit de contradiction qui devait rendre ses parents et ses proches fous, devint une façon d’occuper une vacance, un lieu inoccupé, de libérer des forces. Façon garçon turbulent, penseur dialectique, amoureux des voies de traverse, le contradicteur Godard se décèle en effet un peu partout : si Bazin parlait mise en scène et plan séquence, lui parlait montage ; si les cinéastes ne s’intéressaient pas ou boudaient plus franchement la télévision, lui en ferait son affaire ou plutôt l’affaire de son spectateur par excellence, c’est-à-dire le peuple, idem pour la publicité, les vidéoclips, les Olympiques ou la coupe du monde que Godard rêvait de filmer, mais différemment. On pourrait déplier les exemples à l’infini, trouvés dans des éclats de rhétorique provocante, dans le « battement de cœur du montage », dans les bigarrures des figures regroupées au sein d’un même plan et de manière paradigmatique, dans la façon dont tout l’œuvre de Godard se contredit, selon la motricité et l’élan qui anime l’esprit des contraires comme principe de figurabilité. Comme le rappelle Saad Chakali dans ce numéro, « sur la suggestion d’Anne-Marie Miéville, Godard aurait choisi comme épitaphe : “au contraire” ».

Le contrairement-autrement de Godard tire aussi sens d’une forme d’intempestivité expérimentale consistant à tout mettre sens dessus dessous afin de « déceler et fertiliser le devenir dans le présent 1 ». Dès Opération Béton (1955) et Charlotte et son Jules (1960), et jusqu’au Livre d’image (2018) : comment faire autrement le son, l’image et tous les rapports possibles entre les deux ; faire jouer les acteurs et les actrices (et les figurant·e·s), écrire/montrer des scénarios, fabriquer de la télévision, faire entendre ce qu’on n’entend pas pour les entendre dire autre chose que ce qu’on s’attend qu’ils disent ; filmer autrement les rapports hommes-femmes, changer radicalement son rapport aux femmes (ce qui ne clôt certainement pas la question de « Godard et les femmes », un texte dont nous inventons le titre pour dire que nous aurions aimé l’accueillir) ; comment bousculer une conférence de presse à Cannes, une entrevue filmée ; écrire, mais différemment, toutes les histoires du cinéma, bricoler le numérique, enregistrer la 3D, le son 10.1, présenter une exposition, une installation, comment changer d’image (1982) (pour reprendre le titre d’un de ses films les moins connus et les plus troublants) ? Comment alors se positionner devant cette somme vertigineuse d’« autrement » et poursuivre à notre tour le geste ?

L’idée simple à l’origine de ce dossier était « autrement » prospective : tenter, plutôt, de continuer de faire travailler Godard à travers des entrées et des motifs pouvant potentiellement passer pour périphériques ; adopter l’oblicité ; et aller cogner aux portes. Faire un pas de côté d’une part et sonder d’autre part des interlocuteurs d’un peu partout. Déplacer le Godard que nous avons entre nos mains au Québec, c’est-à-dire un Godard forcément infléchi par notre rapport singulier (et tordu) à la France et trop souvent rebattu sur les premiers films. Chercher les perspectives latentes. Et non pas nier la mort de Godard, mais l’approcher comme un stade de la vie des images.

Ce numéro s’ouvre sur trois invitations en forme de carte blanche tendues à des familiers de la personne ou de l’œuvre de Godard. D’abord un bouquet de voix artistiques précieusement assemblées par Nicole Brenez, qui se sont prêtées au jeu de l’idée spontanée, en mots et en images. Nous y circulons à travers les pensées de Patricia Mazuy, Eric Baudelaire, Prantik Basu, Nicolas Klotz, Andrei Ujică, Jean-Marie Bénard, Jean-François Richet, Stéphanie Pouech, Jean-Pierre Thorn, Valérie Massadian, Al Razutis, Bani Khoshnoudi, Vincent Meessen, Jackie Raynal, James Benning, Gérard Courant, Eric Hurtado, Anand Patwardhan, Guillaume Massart, Eve Heller, Ted Fendt, Peter Tscherkassky, Jacques Perconte, José Luis Guérin, Olivier, Azam, Marylène Negro, F. J. Ossang, Othello Vilgard, Scott Barley, Vladimir Perišić, Hamé, Yann Gonzalez, John Gianvito.

Succédant à cette collection fragmentaire de témoignages émouvants, le cinéaste Nicolas Klotz, en pleine gestation de son prochain film, signe un texte-poème explosif qui éclaire par éclats successifs l’ardent espoir que nous donne à penser tous les films de Godard. Sur les pas de l’image, Fabrice Aragno, cinéaste, monteur, directeur de la photographie et collaborateur de Godard depuis 2002, propose un parcours photographique de la mouture berlinoise de l’exposition Sentiments, Signes, Passions consacrée au Livre d’image (2018) dont il fut le commissaire en avril 2022. Parcours précédé par un énigmatique courriel de Godard qui réagissait aux images de l’expo envoyées par Aragno. Le courriel aura été cette autre forme investie par le cinéaste et dont Nicole Brenez écrit, dans son plus récent livre, qu’elle était chez Godard le “Witz au quotidien” 2 .

Nous retrouvons ensuite Godard abouti dans une benne du Canadian Tire sous la plume animée de gai savoir d’Olivier Godin et ensemencé d’hypothèses avec l’enquête tapageusement savante sur l’économie du scénario menée par Renaud Després-Larose. Suit un diptyque composé des articles de Saad Chakali et d’Éric Méchoulan à propos des origines que compose la théologie au sein de l’œuvre du cinéaste. Chakali se promène en toute hauteur de vue au sein de la filmographique de Godard, débusquant de ses facilités la question juive et apportant une lumière nouvelle à la question arabe, mais pour faire apparaître cette troisième voie, image quintessencielle qui ne serait ni la première ni la seconde, mais à l’issue des deux, milieu et aurore. Se concentrant sur Hélas pour moi (1992), Éric Méchoulan développe ce que le récit hassidique énoncé en voix-off au tout début du film compose de partition pour le déploiement d’une ritournelle densément territorialisante à même le son, à même l’image, à même d’autres récits accrochés à la mythologie antique et à l’incarnation chrétienne. C’est toute « l’attention pour l’invisible dans le visible » qui alors émerge.

Puis, Godard est doublement corporéisé à travers le parcours que propose André Habib dans une conférence intitulée « Godard et le sport » et la contribution de Julie Perron portant sur le passage de Godard à Rouyn-Noranda en 1968. Le premier décline les occurrences du sport chez Godard, en partant de son propre corps sportif, pour les articuler autour de groupements qui éclairent les pouvoirs critiques du sport, dont le chercheur postule qu’il est « manière de réévaluer les privilèges et les potentialités du cinéma ». La seconde revient sur l’expérience de recherche et de tournage de son film Mai en décembre (Godard en Abitibi) (2000) et nous confie un entretien inédit avec le photographe Guy Borremans, témoin direct de la venue du cinéaste au Québec et auteur de la riche iconographie qui accompagne ce texte. Ressort de cette dernière contribution un Godard enneigé, capté, pris aussi à son propre jeu.

Un dossier ENSEIGNER GODARD se compose de trois volets. « Traces éducatives » cumule des anecdotes d’enseignement livrées par Junji Hori depuis Osaka (Kansai University), Daniel Fairfax (Goethe-Universität Frankfurt) depuis un cinéma de Sydney, Adrian Martin (Monash University) depuis les archives de son enseignement en Australie, André Habib depuis Montréal, Nicole Brenez depuis Paris et Michel Marie depuis la France et le Brésil. Dans un texte documenté avec grand soin, Heui-tae Park (Sungkyunkwan University) recompose la fresque transculturelle qui a mené à l’importation du film À bout de souffle (1960) en Corée du Sud et au contexte politiquement chargé de sa réception, avec une attention toute spéciale portée aux étapes de traduction du titre du film. Troisième volet de ce dossier, Ghada Sayegh (Université Saint-Joseph de Beyrouth) nous offre un riche entretien avec le cinéaste libanais Ghassan Salhab, auteur du film brève rencontre avec Jean-Luc Godard (le cinéma comme métaphore) (2004) et invité à discuter avec les étudiant·e·s de son cours, à l’automne 2022. Il y est question notamment d’amour, de silence, des apories du témoignage, des ruptures du récit, de la temporalité de la guerre, et de la pensée de Godard travaillée dans le faire des films de Salhab.

Sur Zoom Out, outre le montage d’extraits VHS qui accompagne le texte d’André Habib, nous retrouvons également le film de Ghassan Salhab à la source la discussion avec Ghada Sayegh, brève rencontre avec Jean-Luc Godard (2004) ; une magnifique création sonore de Marylène Négro qui nous fait entendre, en surimpression, les différents âges de la voix de Godard ; une correspondance d’extraits entre Éric Thouvenel et André Habib ; ainsi que, en exclusivité, un montage réalisé à partir des enregistrements vidéo inédits des fameux cours de Godard à Montréal, en 1978, au Conservatoire d’art cinématographique de l’Université Concordia.

Enfin, nous avons voulu inclure dans ce dossier une bibliographie des textes portant sur Godard que nous avons publiés sur Hors champ, en partie pour rappeler l’importance décisive qu’il a eue au sein de la revue (c’est une œuvre que nous avons tant bien que mal accompagnée depuis 1996 jusqu’à l’aventure du Livre d’image) mais aussi pour le plaisir de renchérir les déplacements, à travers ce qu’il a donné à penser et créer aux contributeur·trice·s de cette revue. Ces textes racontent aussi, à leur manière, un bout d’histoire d’Hors champ.

Nous tenons à remercier les auteur·rice·s de ce numéro pour leur enthousiasme et leur générosité de même que les mains qui l’ont mis au monde, en particulier Charlotte Brady-Savignac pour la révision linguistique, Jimmy Beaulieu pour son soutien au graphisme, William Gagnon, coordonnateur de Zoom Out et Matthew Wolkow, qui a contribué au montage. Nous remercions aussi chaleureusement Nicole Brenez pour son soutien et son sens du détail.

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Cartes blanches

Collectif d’artistes, Il va falloir retrouver La Vie. Florilège pour Jean-Luc Godard
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Nicolas KLOTZ, ARDENTS ESPOIRS. Aux enfants de Godard
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Fabrice ARAGNO, Sentiments, Signes, Passions. À propos du Livre d’image

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Olivier GODIN, Le trésor
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Renaud DESPRÉS-LAROSE, Le scénario : l’invention comptable ou la passion des fausses promesses
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Saad CHAKALI, Godard juif, Godard arabe 
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Éric MÉCHOULAN, Hélas pour moi : grammaire de l’invisible
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André HABIB, Godard et le sport
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Julie PERRON, Mai en décembre (Godard en Abitibi) : la beauté du geste

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ENSEIGNER GODARD

Junji HORI, Daniel FAIRFAX, Adrian MARTIN, André HABIB, Nicole BRENEZ et Michel MARIE, Traces éducatives
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Heui-Tae PARK, Le processus d’importation et la réception d’À bout de souffle en Corée du sud
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Ghada SAYEGH, Vivre le cinéma. Conversation avec Ghassan Salhab à propos de brève rencontre avec Jean-Luc Godard (ou le cinéma comme métaphore) (2004), Maintenant (2021), et bien plus »

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Index Godard

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Zoom Out
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Les leçons de Godard à Montréal
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Marylène NEGRO, La parole à Godard
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Ghassan SALHAB, brève rencontre avec Jean-Luc Godard
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Éric THOUVENEL / André HABIB, Échanges
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Matthew WOLKOW et André HABIB, Godard et le sport

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Notes

  1. Nicole Brenez, « Jean-Luc Godard expérimental » dans Jean-Luc Godard, Cherbourg-en-cotentin, de l’incidence éditeur, 2023, p. 263.
  2. « Quelques messages envoyés par Jean-Luc Godard », dans Ibid., 2023, p. 184.