Mai en décembre (Godard en Abitibi) : la beauté du geste

Nous avons invité la cinéaste Julie Perron à discuter de son premier film Mai en décembre (Godard en Abitibi) (ONF, 2000). Cette oeuvre documente l’expérience démocratisante qu’a cherché à mener Godard dans les studios de la chaîne CKRN TV à Rouyn-Noranda, en décembre 1968. La réalisatrice nous a proposé un texte qui réfléchit sa démarche documentaire de même qu’un entretien avec le photographe Guy Borremans (1934-2012), tous deux inédits et rédigés en 2005. Nous devons à Guy Borremans la riche iconographie photographique qui témoigne du passage de Godard en Abitibi et que nous retrouvons en partie dans le document qui suit. Nous remercions chaleureusement Ariel Borremans, fils du photographe, pour le droit des images qui accompagnent ce texte.

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C’est en 1996, alors que je travaille sur un projet de cédérom sur le cinéma québécois, que le sujet de Mai en décembre (Godard en Abitibi) me tombe dessus. Je suis chez le photographe Guy Borremans qui a documenté l’occupation du bureau de surveillance du cinéma du Québec en 1974. Un moment marquant où les cinéastes québécois (Groulx, Carle, Jutra et quelques autres) militaient pour obtenir un véritable soutien au développement du cinéma québécois. Pendant que je regardais ses épreuves pour faire mon choix, Borremans m’a dit d’un air provocateur : « Ta génération ne s’intéresse pas beaucoup à l’histoire ! On oublie vite, au Québec, alors que notre devise est “Je me souviens” »…

J’ai rétorqué que c’était peut-être vrai, bien que ma présence à ses côtés pour choisir des photos prises vingt ans auparavant prouvait plutôt le contraire. Mais il poursuivit son argumentation : « Vous ne savez rien ! Vous ne savez même pas que Jean-Luc Godard est venu à Rouyn-Noranda en 1968 ».
Jean-Luc Godard à Rouyn-Noranda ? En 1968 ? Ces trois idées, saisies dans la même phrase, eurent tout pour susciter mille interrogations et images dans mon esprit.

Borremans a alors orienté mes recherches en m’invitant à lire l’ouvrage de Réal La Rochelle, Cinéma en rouge et noir 1 , où est relatée la visite dans le Nord-ouest québécois du plus prochinois des cinéastes suisses de l’époque.

Décembre 1968, Rouyn-Noranda : entre Noël et le jour de l’an, Jean-Luc Godard débarque dans cette petite ville minière. Son objectif : donner la parole au peuple et expérimenter des formes nouvelles à l’aide d’un média nouveau ; la télévision qui, à l’époque, a seize ans 2 . Godard est accompagné par sa femme Anne Wiazemsky, son producteur Claude Nedjar, une équipe de cinéastes français et québécois rencontrés quelques mois plus tôt à Montréal, son caméraman Paul Bourron et Guy Borremans, directeur photo dans la tradition du cinéma direct qui a troqué son rôle habituel de caméraman pour celui de chauffeur…

Godard reste environ trois jours à Rouyn-Noranda. L’expérience ne donne pas les résultats escomptés.

Pendant plus de trente ans, plusieurs hypothèses ont surgi quant à cette visite éclair aux allures de drame politico-comique : utopie déçue parce que fondée sur un trop grand espoir dans la force des médias ? Projet illusoire d’un cinéaste célèbre utilisant sa notoriété pour détourner de quelques jours les règles de la télévision ? Projet de long-métrage de fiction avorté ? Départ précipité à cause du froid sibérien insupportable pour le cinéaste et sa jeune épouse ? Cette visite aussi furtive que mystérieuse a été captée par Guy Borremans qui a pris soin de faire un enregistrement sonore de la première émission de l’expérience Godard à Radio-Nord 3 . On y entend la présentation du cinéaste suisse par le directeur de la station de télévision, David-Armand Gourd.

Image avec et sans le calque qui a servi au travail au banc-titre pour cette séquence photographique présentée dans le film de Perron.

Ce matériel, inédit et inspirant, représentait une véritable mine d’or. Borremans m’y a donné accès après l’avoir gardé pendant tout ce temps dans ses tiroirs. Mais pour réaliser un film, il me fallait aussi recueillir le propos des témoins et participants de cette aventure. Je suis donc partie sur les traces de cette génération qui croyait au pouvoir des médias pour donner la parole au peuple.

Ces gens épris d’un idéal, je ne les connaissais pas, mais déjà ils me plaisaient. C’est largement pour sa part d’utopie que je me suis intéressée à ce micro-événement. Avec humour et élan, un peu comme une archéologue qui découvre, émerveillée, un passé dont elle partage les valeurs précisément parce qu’elle sait qu’elle en est issue. Même si j’étais critique quant à la portée réelle de ces actions, je respectais d’emblée la spontanéité et l’enthousiasme dont ces cinéastes ont fait preuve. Je trouvais leur désir naïf et généreux, maladroit et inspirant. Le résultat de cette expérience m’importait peu, qu’elle ait existé me suffisait ce qui m’intéressait le plus dans cette histoire, c’était la beauté du geste.

J’ai voulu faire un film sur ces cinéastes de la génération m’ayant précédée, montrer leurs actions et leurs espoirs tout en offrant l’occasion de s’interroger sur le rôle des médias autour de l’année 2000. En rencontrant Pierre Harel, Pierre David, Alain Laury, André Dudemaine, Louise Bédard, Guy Borremans et Claude Nedjar, je découvrais peu à peu les acteurs et les témoins d’un épiphénomène et encore à ce jour, il me semble que le propos de Godard et de ses acolytes en Abitibi, au mois de décembre 1968, est toujours d’actualité.

Tournage

Mai 1998, Paris : je retrouve Alain Laury et Pierre David, le duo de cinéastes militants français de l’ARC ayant accompagné Godard en décembre 1968. Au fil de nos discussions, ils m’informent que les bandes de leurs tournages dans les mines de Matagami avec les caméras PortaPack de Sony sont restées à Radio-Nord.

Mars 1999, Rouyn-Noranda : je tourne avec Borremans dans les locaux de CKRN-TV. Nous filmons, jetés dans une salle fourre-tout où dorment des rubans vidéo 2 po, 3/4, du film 16 mm, 8 mm, des diapositives, et j’en passe… Parmi ces milliers de mètres de films et de rubans non classés ou même identifiés, j’espère retrouver l’émission Godard-Gourd et les reportages tournés par les cinéastes de l’ARC.

Par où commencer ? Dans ce petit local où les bandes sont gardées plutôt que conservées, je me demande si j’ai vraiment une chance de retrouver quelque chose. Une personne responsable de la station me dit qu’à la suite d’une inondation, beaucoup de matériel a été soit perdu ou encore jeté, et que les bandes de ses émissions en faisaient partie. Il est vrai qu’il n’était pas rare à l’époque, par souci d’économie, de réenregistrer de nouvelles émissions par-dessus les anciennes. Paresse et négligence ? Conspiration du silence ? Si je trouve finalement quelque chose, quelle sera la qualité de ces bandes qui auront passé trente ans dans une pièce dépourvue de conditions de conservation ?

En discutant du sujet avec Laury et David, je comprends que l’image imprimée sur ces bandes importera peut-être moins que l’intention derrière. Et il va de soi que les témoins vivants me parleront beaucoup mieux de cette intention que n’importe quelle bande vidéo de mauvaise qualité dénichée dans cette pièce foutoir de Radio-Nord. Je décide donc de ne pas approfondir cette piste de recherche.

Le film sera constitué du seul matériau visuel témoin de l’événement : les photos de Borremans d’une qualité artistique remarquable et qui rendent à merveille l’atmosphère de la visite de Godard.

Le travail du cinéaste naît souvent de la contrainte et il en a été ainsi pour la fabrication de ce film. Un Godard fantomatique, des témoins aux souvenirs divers et parfois contradictoires, des archives peu nombreuses tirées de l’oubli dont il faut exploiter hautement le potentiel évocateur… Ce fut une occasion parfaite et unique de me consacrer au plaisir du montage.

Maintenant, presque quarante ans après sa visite à Rouyn-Noranda, je me demande bien si une telle expérience serait encore envisageable et selon quelles modalités elle pourrait avoir lieu aujourd’hui. À une époque piégée où les idées avancées par Godard et ses acolytes en 1968 sont récupérées par une télévision omniprésente dans la culture de masse, sans parler de la démocratisation des caméras vidéo, de la vidéo en continu sur Internet…

Et je ne sais toujours pas ce qu’en pense Godard… Mais au fait, Godard existe-t-il ?

Julie Perron
18 août 2005

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Godard existe-t-il ? Oui, je l’ai vu à Rouyn-Noranda

Dialogue entre Julie Perron et Guy Borremans

Julie Perron (J.P.) : Comment t’es-tu retrouvé à participer à cette aventure ?

Guy Borremans (G.B.) : En décembre 1968, je reçois l’appel de Paul Bourron un copain anarchiste, me disant : « Je suis à Montréal avec Godard, je suis son caméraman. On a besoin d’un chauffeur pour aller à Rouyn-Noranda. Ça te dit ? ». Et j’ai tout de suite répondu : « pourquoi pas ? ».

J.P.: C’est comme ça que tu t’es retrouvé le chauffeur de Godard.

G.B.: Oui, au lieu d’être le chauffeur de Kodak !

J.P.: Mais comme tu as pris un maximum de photos, on ne te voit jamais conduire…

G.B.: J’ai quand même fourni la voiture ! Et j’ai conduit toute la bande jusque là-haut. Il y avait Godard et Anne, Paul Bourron, et je ne sais plus qui d’autre…

J.P. : Claude Nedjar, le producteur.

G.B. : Oui, c’est ça, Nedjar. Dis donc tu en sais des choses !

J.P. : Ben oui, j’ai fait un film là-dessus ! [Rires.]

J.P. : Quand tu m’as vu arriver avec le projet de faire un film sur ce sujet, est-ce que tu y croyais ?

G.B. : Quand tu travailles en documentaire, il y a toujours des gens qui, à un moment ou à un autre, te proposent des trucs qui ne voient jamais le jour. Mais oui, j’y ai cru. J’avais envie d’y croire, je dirais. J’avais envie que ça se fasse. C’était une sacrée bonne idée pour des photos qui étaient restées dans mes tiroirs pendant trente ans et qui n’avaient servi strictement à rien. Tu fais des choses dans l’espoir que ce soit vu et entendu, peu importe l’audience et la qualité du support. Certainement pas pour l’argent, c’est évident. C’est sûr que j’étais content que ça serve à quelque chose.

J.P. : Ce qui me fascinait dans ce sujet de film, c’était l’idéalisme de son propos. Je suis née avec la télé et tous les moyens de communication que nous connaissons à l’heure actuelle. Les gens se filment et diffusent ça sur Internet 24 heures sur 24, c’est devenu banal…

G.B. : Oui, mais ça ne veut rien dire…

J.P. : OK. Mais justement, pour moi qui ai vu les dérives de l’utilisation de ces outils, c’est hallucinant d’idéalisme, cette histoire-là ; une bande de gars qui veulent partir avec des caméras PortaPack en Abitibi pour donner la parole au peuple. Ils fondaient beaucoup d’espoir sur l’outil. Un espoir que je ne vivrai jamais, sachant tout ce que je sais. Ce n’est pas ma réalité.

G.B. : Et ça sous-entend un autre projet infiniment plus grand que celui du documentariste. C’est de croire à une révolution ! Mais ça, c’est dangereux, certains ne s’en sortent pas et y sont restés d’ailleurs.

J.P. : De penser que des gens allaient utiliser les moyens techniques à leur disposition pour s’exprimer grâce aux caméras qui leur sont offertes, témoignait selon certains d’une méconnaissance du milieu visé et d’un certain impérialisme.

G.B. : Absolument ! C’est le choc de deux cultures.

J.P. : Je trouve qu’il y a une dimension humoristique dans toute cette histoire. Et toi ?

G.B. : [Rires.] Assurément, et dès le début. Je pense que quelque part, c’était à la fois les illusions de Gourd qui était bien assis dans son fauteuil et pensait que sa ville allait être sur la carte du monde. Il y avait aussi les illusions de Godard, qui avait l’air de se demander : « Qu’est-ce que je fais dans cette galère » ? Qu’est-ce qu’il avait bien pu imaginer d’une ville comme Rouyn-Noranda ? Les grands espaces canadiens !

J.P. : Est-ce qu’il se l’était imaginée ? Je pense qu’il n’a même pas eu le temps… Il est tombé dedans. Au moins, s’il se l’était imaginée, il y aurait eu à un point une rencontre entre son imagination et la réalité. Il n’était pas préparé, tes photos en témoignent : Godard, avec son imperméable sur la rue principale de Rouyn-Noranda, en plein hiver. Cette photo, elle est incroyable ! Et il est en petites godasses dans la neige !

G.B. : Oui : « Godard en godasses » !

J.P. : Ce n’est pas le Godard de la Nouvelle-Vague, celui-là…

G.B. : Mais « Godard existe-t-il ? » ?

J.P. : Oui, je l’ai vu à Rouyn-Noranda. Mais je pense que c’est moi qui devrais te poser cette question…

G.B. : Est-ce nous qui avons inventé Godard ? Nous avons inventé Godard, ça, c’est l’envers de la proposition.

J.P. : Nous qui ?

G.B. : Les gens de cinéma de ma génération, pour simplifier les choses…

J.P. : Vous avez inventé le mythe Godard.

G.B. : Oui, oui, le mythe Godard.

J.P. : Mais le Godard qui est à Rouyn-Noranda, ce n’est plus un mythe.

G.B. : Oui, mais tu sais, je me revois en train de prendre les photos, puis je me rappelle l’attitude de déférence autour de Godard. Une espèce de silence de sacristie : « Attention ! Il va parler… Qu’est-ce qu’il va dire ? Il va se passer quelque chose… il va dire quelque chose ». On le regardait tous, dans l’attente… Et moi, je me disais : « Pourquoi sommes-nous là ? Qu’est-ce qu’on attend ? Est-ce qu’il va finir par dire quelque chose ? ».

J.P. : Ce que tu dis rejoint les propos de Laury et David quand je les questionnais sur le type de relation qu’ils avaient avec Godard à cette époque. Ils me disaient de lui qu’il était très admiratif des cinéastes militants, de ceux qui avaient filmé les événements de mai, de ceux qui faisaient un cinéma engagé ; qu’il se mettait en retrait pour les laisser en avant, ne se disant pas apte à réaliser ce travail.  Il préférait se mettre en position de spectateur pour observer, simplement. D’ailleurs, c’était la période où il rejetait tout le cinéma qu’il avait fait auparavant, d’où l’intérêt de travailler avec des non-spécialistes…

G.B. : À l’époque, ce qui m’a marqué en tant que spécialiste de la caméra avec film, c’était de voir un cinéaste qui voulait travailler avec une caméra vidéo portative. Il me semble que c’est Sony qui lui avait prêté les caméras par le biais d’une université quelconque.

J.P. : Pourquoi penses-tu que la vidéo était attirante pour lui à cette époque ?

G.B. : Il voyait sans doute le potentiel de cet appareil très léger, soit d’être manié par tous. N’importe qui pouvait se servir d’une caméra PortaPack avec un peu de pratique.

J.P. : Oui, c’est vrai, mais à l’époque, le problème, c’était la diffusion car : la retransmission n’était pas bonne, puis les techniciens de Radio-Nord, la télévision locale, ne collaboraient pas non plus.

G.B. : C’est vrai, bien que les techniciens se soient peut-être, à mon avis, sentis à tout le moins menacés par l’étrangeté du propos. Tout d’un coup, un cinéaste célèbre arrive pour mettre sur la carte internationale la petite ville de Rouyn-Noranda et son poste de télé… Ils se sont sentis menacés, c’est certain… Pour les techniciens, en région, il était difficile de décrocher un poste comme celui-là ; nous étions après mai 68, et à des milliers de kilomètres de là ! Tu sais, Rouyn-Noranda, c’est loin de Montréal, et de Paris. Ils avaient un peu d’info, mais ils la recevaient en décalage.

J.P. : Ils ont eu peur, tu crois ?

G.B. : Certainement, mais ce n’était pas la terreur qu’on voulait. La tentative de donner la parole à ceux qui ne l’avaient pas était valable ; l’idée d’ouvrir les possibilités techniques de la vidéo aussi.

J.P. : Je repense parfois à cette histoire en me disant que, vue d’aujourd’hui, elle a tout l’air d’un vaste malentendu… Et toi ?

G.B. : Non, je ne crois pas que ce soit un malentendu. Le problème reste toujours d’actualité. La seule différence, c’est qu’aujourd’hui, la bourgeoisie et le capitalisme ont changé de tactiques et d’outils. Par conséquent, leur contenu a lui aussi changé. Je pense à la présence et au nombre de caméras vidéo, par exemple.

J.P. : Oui, mais aujourd’hui, tout le monde a une caméra dans les mains : est-ce que ça a réellement changé quoi que ce soit ?

G.B. : À l’ère actuelle, les petites caméras vidéo se retrouvent même sur les téléphones intelligents. Et elles sont complètement automatisées. Plus besoin de réellement savoir comment s’en servir. Tu pousses sur le bouton, point final ! Ça ne veut pas dire que la communication se fait mieux. Bien sûr, on est plus près de l’événement, mais est-ce qu’on le comprend mieux pour autant ? J’en doute.

Un témoin privilégié

J.P. : Au moment de faire ce reportage photo, dans quel état d’esprit étais-tu ? Est-ce que tu te disais : « j’ai l’impression de vivre quelque chose d’historique, il faut que je le documente » ?

G.B. : Je suis toujours dans les moments historiques, du moins, j’ai cette prétention-là ! On a tendance à les classifier ainsi, ça fait l’affaire de certains. C’est mon métier, je ne sais pas, tout est historique… J’étais heureux d’être là, tout simplement, même si j’aurais préféré y occuper des responsabilités qui correspondaient à mes capacités. Peu importe, le propos ne m’était pas étranger, tout de même.

J.P. : Au moment de placer ton micro dans le studio télé pendant l’interview Godard-Gourd, personne ne t’a demandé de t’exécuter… C’était ta décision. Tu as été impliqué d’abord comme chauffeur, puis tu deviens ensuite le témoin de l’événement…

G.B. : À ce moment-là, je deviens un témoin privilégié, en effet, parce que j’ai des outils qui me permettent alors de garder une trace de ce passage.

J.P. : Et tu as un point de vue singulier, aussi…

G.B. : Oui, j’avais un point de vue extérieur à la chose. Je me demandais bien ce qui se passait là. Je regardais Godard pensant qu’il allait faire de grandes déclarations ; ce qui était ridicule en fait… Je pense que, ce qu’on pouvait gagner de Godard, c’était de travailler avec lui, plus que n’importe quoi d’autre.

J.P. : Godard a un peu déçu tout le monde, non ? C’est ce que j’ai ressenti, en tout cas, en faisant mes recherches. Il a fait un grand discours à Radio-Nord avec Gourd, mais il n’a pas participé concrètement à cette révolution. Il est disparu !

G.B. : Il l’avait bien annoncé à Gourd. Il lui dit quoi ? « Moi je ne suis rien, je ne suis pas important. Moi, si je viens ici, c’est pour donner la parole aux ouvriers. À ces gens qui travaillent dans les usines et qui n’ont pas accès aux médias. Moi, je fais mieux que leur tendre un micro, je leur donne une caméra dans les mains… ».

J.P. : La mésentente entre les techniciens de Radio-Nord et les cinéastes militants a fait en sorte que les images tournées ont été très mal diffusées. Tu te souviens de ça ?

G.B. : Oui, il fallait quand même un peu plus de connaissances ; il y avait des limitations techniques. Et l’équipe de Godard n’a pas eu, en effet, la collaboration des techniciens locaux. De là, on peut tout supposer… Ils ont peut-être reçu des instructions de ne pas toucher à ça, que c’était de la dynamite, qu’on allait leur taper sur les doigts. Ce n’est rien de nouveau : ça s’est passé et ça se passera encore dans tout establishment. Puis, la disparition des bandes de ces émissions est aussi liée, je pense, à cette peur de l’Autre… Parce qu’il y avait une volonté de leur part de ne pas préserver ces documents-là en particulier. Il ne faut pas oublier qu’au Québec, le sens de l’histoire nous manque un peu.

J.P. : En tout cas, grâce à tes photos, il y a un travail de mémoire qui a été accompli, et c’est ce témoignage qui m’a permis de faire le film trente ans plus tard. Les photos de Godard dans le studio de Radio-Nord, en plus du son direct, c’est très fort ! Le son, c’est merveilleux. Te souviens-tu du moment où tu l’as trouvé ?

G.B. : Oui, je l’ai trouvé dans une vieille malle dans mon garage, en compagnie de bobines de film que j’ai depuis trente ou quarante ans. J’étais très enthousiaste !

J.P. : Quand tu m’as appelé pour me dire que tu avais du son, j’étais sûre qu’on pouvait faire ce film. C’était un grand moment, quand nous sommes allés écouter ces bandes à l’ONF.

G.B. : Oui, je me souviens, nous étions très heureux, c’est vrai !

L’interview avec Godard

G.B. : Et je suis content que tu aies utilisé l’interview que j’ai réalisée avec Godard, seul dans son hôtel, après l’expérience de Rouyn-Noranda. C’est à ce moment qu’il m’avait dit : « Servez-vous de mon nom ».

J.P. : J’aime beaucoup cette interview. Tu adoptes avec Godard une attitude de retenue, un respect, et en même temps, c’est très égal comme rapport. Son discours est bien plus théorique sur les médias que dans l’entretien avec Gourd. On sent que vous parlez entre spécialistes. Il y a une complicité entre vous.

G.B. : Oui, on est complices. Avec Gourd, c’est bien différent !

J.P. : Tout à fait. Avec Gourd, il y a une entreprise de séduction. Godard joue Godard pour l’impressionner et ouvrir les portes de sa télévision au peuple. Alors qu’avec toi, c’est une interview conclusive après l’expérience vécue. Et tu as eu le coup de génie de prendre des photos au moment où Godard et Bourron étaient en train de réparer le Nagra qui fonctionnait mal. On les voit à l’œuvre, mais on peut aussi les entendre ! Godard se plaint du mauvais fonctionnement du Nagra alors qu’on entend sa voix de plus en plus au ralenti… C’est extra ! Il me semble que ça conclue bien toute cette expérience : si les outils fonctionnent mal ou alors si le contenu qu’ils génèrent n’est pas visible ni audible, pourquoi vouloir donner ces outils au peuple ?

Notes

  1. Réal La Rochelle, Cinéma en rouge et noir : 30 ans de critique de cinéma au Québec, Montréal, Tryptique, 1994.
  2. Au Canada, la télévision a vu le jour en 1952.
  3. On peut entendre cette piste dans mon film Mai en décembre (Godard en Abitibi) (Julie Perron, 2000), disponible sur la plateforme de l’ONF : https://www.onf.ca/film/mai_en_decembre_godard_en_abitibi.