Godard et le sport
Ce texte est la traduction intégrale d’une conférence présentée en 2002, dans le cadre du colloque Reading Godard: Intertextuality and the Film and Video Work of Jean-Luc Godard, du 5 au 7 avril 2002, à l’Université d’Iowa, organisé par Chris Babey. Il n’a pas été mis à jour afin de rendre compte de la présence continue du sport dans l’œuvre de Godard depuis cette date. Enfoui, voire refoulé, et retrouvé au moment de construire ce dossier, ce texte m’a semblé — malgré ses maladresses — une façon enthousiaste et éclatée d’explorer « un motif godardien » en mettant à profit les puissances de l’oblique.
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Il est parfois important de se retirer du bruit et de la fureur du court central et de regarder un match de 4e division en apparence banal, voire risible. Le jeu est plus lent, les règles apparaissent plus clairement. Il nous est permis de voir des choses qui — bien que nous sachions qu’elles étaient là — étaient passées inaperçues. C’est sur ce banc que je suis assis aujourd’hui.
La question que je souhaite soulever concerne les rapports entre Godard et le sport. Au sein de la communauté godardienne, cette « question » est reçue avec un mélange de sourires enthousiastes et rassurants (ah, oui, c’est partout, c’est passionnant, etc.), mais aussi très souvent d’une grimace qui semble dire : « oui, mais encore, mais est-ce que ça a un sens, est-ce bien sérieux ? ». Cette intervention va tenter de réconcilier ce rire en coin et ce froncement de sourcils.
Pourquoi Godard « et » le sport ? Outre le fait qu’il s’agisse d’un sujet sur lequel les spécialistes de Godard ne se sont pas vraiment penchés ni qui a été amplement discuté 1 — ce qui est, en soi, une rareté —, il peut s’avérer fructueux, dans la mesure où il montre la complexité de toute interrogation que nous adressons à l’œuvre de Godard, et les niveaux de manifestations qui doivent être pris en compte pour tenter de couvrir la question (éléments biographiques, déclarations publiques, présence du sport dans les films, etc.).
Effleurons donc la surface.
La biographie
Certains d’entre vous savent peut-être que Godard a grandi en pratiquant le tennis, le ski, la gymnastique, qu’il a joué au football, que l’activité physique était intimement liée à sa vie de famille, ce qu’il maintiendra plus tard. On disait de lui qu’il pouvait descendre des marches sur les mains, que toutes les acrobaties physiques que faisait Belmondo, Godard pouvait les faire mieux. Les photos ou images de Godard sur le tournage de ses films le montrent en mouvement et en agitation constante (rappelons, dans One+One, la course sur la plage vers la fin du film ; ou la fameuse image du tournage de Week-End, où Godard saute par-dessus les rails). À l’âge de 55 ans, il se remet au tennis, afin de rester « en forme » (au double sens du terme). On avait vu des démonstrations de ses prouesses verbales avec Gorin sur un court de tennis dans Vladimir et Rosa, avant de le retrouver cette fois maniant réellement la raquette dans une jolie scène de JLG/JLG. Amateur de sport, il a toujours été un lecteur de L’Équipe, 2 dont il a parfois comparé les journalistes à André Bazin, dans leur capacité à raconter et à montrer en même temps. L’Équipe a été l’un des seuls journaux dans lesquels Godard a accepté d’être interviewé, en 2001, au moment de la sortie d’Éloge de l’amour 3 .
Le tennis, et le sport en général, est un sujet que Godard partageait aussi avec son ami Serge Daney, qui a longuement évoqué les questions de sport télévisé dans Le Salaire du zappeur, et qui, plus significativement, a tenu la rubrique tennis de Libération pendant plusieurs années 4 (ce serait un parallèle intéressant à étudier, en partie parce que leur intérêt pour le sport semble se croiser).
La télévision
Godard avait le projet, avec Francis Ford Coppola, de filmer les Jeux olympiques de 1984 à Los Angeles, projet qui n’a pas été réalisé, mais qui fait évidemment rêver. Il a souvent évoqué son souhait de réaliser un film de 5 heures sur le championnat de tennis de Roland-Garros, de filmer les compétitions athlétiques pour la télévision.
Le regard de Godard sur les sports télévisés est emblématique de sa position à l’égard de la télévision en général. Au tennis, par exemple, les coupes rapides et les commentaires, en se substituant au temps réel, selon lui, « célèbrent le deuil des corps au travail ». Il ajoute : si « le corps est l’image, silencieuse comme un tombeau. Le commentateur est le profanateur ». Le commentateur sportif nous empêche de voir, en nous disant constamment ce que nous devrions voir ou penser. Filmer le sport, c’est voir le travail d’un corps, dans la durée… C’est ce que faisait le cinéma à ses débuts, quand il remplissait encore sa fonction documentaire. La télévision, aujourd’hui, ne s’intéresse qu’au saut, jamais à la préparation, au moment où un joueur de tennis s’assoit entre deux matchs, etc. Il y a là, en filigrane, quelques propositions sur l’éthique et la politique de la représentation qui ont toujours animé Godard (on pourrait résumer la formule à « on montre ceci, alors que si on était vraiment honnête, on montrerait cela »). On y trouve une critique du pouvoir sous ses formes variées et le contrôle qu’il exerce sur les images, une analyse des rapports texte-langage/image (à ne pas confondre avec ce qu’il appellera plus tard la « parole ») qui sont, dans son œuvre et ses discours, une sorte de thème constant et obsessionnel.
Méthodologie
Bien sûr, dès que l’on commence à glaner quelque chose que l’on considère comme significatif dans les films ou le discours de Godard, on est immédiatement confronté à un réseau d’occurrences, qui ne peut être synthétiquement réduit et résumé, puisque cela supposerait que nous définissions de façon stricte ce « et », de Godard « et » le sport. Or, on le sait, le « et » est toujours, chez Godard (comme l’a montré Deleuze), un « et… et… et… », et que l’intérêt résidera dans l’intervalle créé par le jeu entre les deux termes (qui est un troisième terme de l’équation). Je me suis donc résolu à maintenir le balbutiement du « et », et à voir où il mènerait, en insistant, au passage, sur deux ou trois de ses grandes articulations.
Le sport comme texte
Ce qui m’est apparu en premier lieu, c’est que le sport, entendu au sens large, est un « texte » important dans l’œuvre de Godard, probablement parce qu’il est lui-même composé d’une multiplicité de « textes » et de discours (historiques, politiques, économiques, sociaux, esthétiques). Il s’agit d’un texte performatif qui s’imbrique, s’entrechoque et se confond dans une série dense de significations, reliant le verbal au physique, le discursif au fait brut des corps sur la pellicule, et qui est étroitement lié au style cinématographique et à la rhétorique de Godard.
Il existe bien sûr une longue histoire qui lie le sport et le cinéma depuis la fin du XIXe (Siegfried Kracauer a écrit des pages fascinantes sur le sujet 5 ), révélant des traits similaires : attrait populaire de masse, démonstrations de « corps exceptionnels », industrialisation et invention des loisirs, émotion/sensation, et plus tard, avec l’invention des industries du cinéma comme du sport, focalisation sur les « stars », éventuellement fierté nationale, etc.). On peut écrire une histoire fascinante du sport au cinéma 6 , des études de Muybridge sur le mouvement aux films des frères Lumière sur le sport et les loisirs, des corps sportifs des burlesques — de Chaplin et Keaton (et plus tard de Tati et Lewis) — à la convergence nation/corps chez Vertov et Riefenstahl, jusqu’aux spectacles télévisés, etc. Comme le cinéma, le sport est crucial dans la formation du discours social, politique, technologique et esthétique contemporain sur les corps, l’état, la santé, les médias. Et de la même manière que Godard fait référence au sport et à l’histoire du sport dans ses films, les « moments sportifs » dans ses films (vus chronologiquement) exposent des fragments de ses propres changements et préoccupations à l’égard du langage cinématographique et du monde (et de ce qu’il hérite de cette longue histoire).
Pour ceux d’entre vous qui en douteraient encore, écoutons la cassette d’extraits.
Les catégories
Comme nous l’avons vu, le sport y existe sous plus d’une forme. Les sports sont pratiqués, discutés, référencés (visuellement et auditivement), simulés, ce qui rend difficile l’établissement de singularités. Nous pourrions néanmoins le diviser en quelques catégories non exclusives.
a) Le sport concerne l’investissement physique et l’entraînement de l’acteur (physique et intellectuel), qui est au cœur de la conception des personnages de ses films. On peut dire que la performance de l’acteur chez Godard rejoint en général celle d’Antonin Artaud qui, dans un texte célèbre « Un athlétisme affectif 7 », comparait l’acteur à un athlète, l’éloignant ainsi de toute forme de psychologie. Non pas « comment vous sentez-vous ? », mais « Que peut faire votre corps ? » On se rappelle que la récitation qu’il demande souvent à ses acteurs est aussi une forme de bravoure athlétique.
b) Le sport est une manière d’analyser l’image d’un mouvement (ou le mouvement d’une image) (Sauve qui peut [la vie]). Il offre certaines possibilités d’enregistrer à l’écran des mouvements distincts, de montrer les virtualités d’un corps qui « travaille ».
Sémiologique/linguistique
c) Le sport peut être un signe ou un ensemble de signes (visuels ou linguistiques) inscrits dans une chaîne de signifiants. Il peut aussi être, nous le dirons dans un moment, lié à un jeu de mots exprimant la polysémie ou la circulation entre les signes visuels et verbaux, suivant une anaphore, une métaphore, une expression équivoque (tombé à l’eau, stade de la mort, échange secret, filet/balle/ballot, passé/être passé, serveur/service [au tennis]).
d) le sport est utilisé comme exemplum privilégié pour décrire les tensions des films avec (ou au sein de) d’autres phénomènes culturels ou politiques (cassettes vidéo, télévision, star-system, guerre, culture grecque, fascisme).
Par exemple, les cassettes vidéo et leur effet réducteur sur le cinéma (Hélas pour moi), la chaîne d’images de la télévision qui crée un montage entre un match de football et le conflit israélien (Ici et ailleurs), ou encore le ballon de football qui met sur le même plan le jeu de la guerre, les jeux de l’amour et les jeux d’enfants (L’enfance de l’art).
e) Les sports sont aussi impliqués dans l’entremêlement que Godard a toujours prisé entre la haute et la basse culture, permettant à des textes hétérogènes, conflictuels, d’exposer et d’explorer les politiques de classe et d’image. Par exemple, dans le sketch Armide (du film collectif Aria), Godard met en scène la tragédie lyrique de Lully du XVIIe siècle dans un gymnase de culturisme ; dans Soigne ta droite, nous trouvons un joueur de golf (visiblement riche) et Villeret en caddy prolétaire en train de lire des romans de gare ; une jeune fille récite des passages de Racine dans un stade de foot ; dans Une femme est une femme, nous entendons, alors que Brialy glisse à travers la pièce, un commentateur radio déclarer : « Le Jules César du football », « C’est du Shakespeare », etc. Il est peut-être révélateur que, dans Soigne ta droite, alors qu’un homme parle de politique, de sport et de guerre, un autre récite un passage du Gai savoir de Nietzche sur la mort de Dieu : « Y a-t-il encore un haut et un bas ? ».
f) Les sports sont utilisés comme moyen de produire des rimes, des contrepoints et des rythmes audiovisuels, de maintenir le cadre et l’espace sonore en mouvement, et de produire, en marge du récit, des envolées lyriques (Soigne ta droite, Je vous salue Marie, le coup dans un ballon de foot qui fait entendre un coup de feu dans L’Enfance de l’art).
g) Ils sont aussi des intertextes cinématographiques ou historiques incarnés (Belmondo retrouvant Bogart via le film de boxe The Harder They Come de Robson ; Godard rejouant les prouesses « sportives » de Jacques Tati ou de Jerry Lewis, Alphaville rejouant les exhibitions fascistes de l’Olympia de Riefenstahl, etc.).
h) Le sport apparaît souvent comme une métaphore de la communication et du travail qui doit s’accomplir entre les personnes et les choses : comme au tennis, il faut être deux pour se faire renvoyer la balle (Soft and Hard, Vladimir et Rosa, JLG/JLG).
i) Le sport se présente aussi comme une extension des pratiques idéologiques et des théories de la révolution (l’entraînement physique des jeunes révolutionnaires dans La Chinoise ; un parallèle est établi entre le tennis et le Serment du jeu de Paume, le serment révolutionnaire qui a eu lieu au Jeu de Paume, ancêtre du tennis, dans Vladimir et Rosa).
j) Le sport comme façon de s’autoreprésenter. Les performances de Godard, acteur de ses films, impliquent très souvent une sorte d’activité physique, très souvent burlesque (sauter la tête la première dans une voiture, tomber, jouer au foot avec un ballon invisible, jouer au tennis).
Nous avons là un texte hybride, multivarié, qui exprime clairement quelque chose de l’histoire de Godard : de sa relation aux films américains, aux pratiques culturelles hétérogènes, aux relations mots/images/sons, au maoïsme, à l’analyse des médias de masse, à l’étude du ralenti, au lyrisme, à l’autoportrait, à la mémoire et à l’histoire, etc.
Le sens
Le sport semble aussi révéler une dimension importante de la production de sens qui prévaut dans tout son cinéma… Il montre comment Godard pense et travaille entre le langage et les corps, dans un jeu constant entre le littéral et le figuratif, l’abstrait et le matériel, l’idée et le physique. Les mots apparaissent toujours dans leur double sens (littéral et figuré) : cette dualité crée un intervalle dans le langage, le met en mouvement et produit une image. C’est dans le jeu libre du dire et du voir, du lire et de l’entendre, que le sens se produit, toujours dans l’entre-deux.
Quand il parle d’escrime, c’est comme métaphore du débat intellectuel, mais aussi comme discipline physique ; si l’on dit que le « plan est tombé l’eau », il montrera un condamné abattu et sautant d’un tremplin. Si le cinéma est, comme dans Détective, un match de boxe, il faut montrer un boxeur, avec ses agents, les problèmes liés à l’argent, aux stars, aux femmes ; si la guerre est un « échange de balle », il montre un magazine avec une photo de Boris Becker et un autre avec une photo d’un canon de fusil ; si les cassettes vidéo réduisent l’expérience du cinéma et annulent son pouvoir de communication, il faut montrer une série de cassettes vidéo et un homme jouant au tennis dans un espace réduit contre un mur ; si nous avons atteint « le stade de la mort » (« stade » signifiant à la fois stade et scène), il faut mettre les acteurs dans un stade, entassés, dans un état de semi-mort.
Il faut prendre les images à la lettre, comme des mots, et les mots comme des conducteurs d’images. La plus célèbre de ces occurrences se trouve dans Pierrot le fou, où Belmondo récite le passage du livre de Faure sur Vélasquez : « Vélasquez ne voyait que les échanges mystérieux entre les choses ». Cette phrase et le match de tennis produisent une image d’« échange ».
Les corps
Le sport, c’est la représentation des corps en tant que, ou en relation avec d’autres textes. Mais il s’agit aussi de performance, de corps performants — au sens propre du terme. Les corps sont vus dans de nombreuses dispositions : sauter, courir, se battre, chanter, réciter, danser.
Ces corps — comme pour Spinoza — peuvent être définis dynamiquement (dans leur capacité à interagir avec d’autres corps) et cinétiquement (dans leur capacité à se mouvoir). Lorsque Godard parle de personnages, il en parle souvent de manière spatiale, matérielle, comme des ensembles de particules, ou comme des relations de vitesse qui convergent ou se séparent, comme des lignes de fuite, des devenirs physiques, ou des potentialités (qui ressemblent souvent aux graphiques qu’un entraîneur de football griffonne sur un tableau). La matérialité fluide ou tendue des corps, luttant, s’entrechoquant — dans Passion, Prénom-Carmen, Soigne ta droite, Hélas pour moi — est révélatrice de son approche du jeu et de l’expression, loin des pulsions et des motivations psychologiques. Ce que nous avons dans ces films, c’est une tension quasi moléculaire à l’intérieur du cadre, des points de contact et de relâchement. Les corps se connectent et se heurtent, bougent et jouent de la même manière que les sons se télescopent sur la bande sonore, travaillant à travers des densités de rythme lourdes ou plus légères (les parties de basket-ball dans Je vous salue Marie et les séances de culturisme dans Armide sont un excellent exemple de ce mode de tournage/montage).
Couches
En regardant d’un peu plus près deux scènes très différentes, nous verrons les superpositions qu’implique la représentation du sport.
Dans Je vous salue Marie — et ces scènes sont incroyablement puissantes —, Godard intercale de la musique (des sonates pour violon de Bach), du bruit, du silence, avec des plans de la lune, de Marie assise, et du match de basket-ball, en suivant un modèle musical serré de composition, élevant et exposant la grâce de l’effort, la légèreté et la fluidité du mouvement. Le sport, comme c’est le cas ici, présente également des séries de significations superposées. Le ballon de basket forme une constellation formelle, métaphorique et poétique avec Marie rappelant son ventre rond, la lune (par le biais d’inserts) et d’autres objets lumineux blancs et ronds qui apparaissent tout au long du film. Lorsque les joueurs font des « gestes ronds » et se passent le ballon, ils communiquent, comme l’écrit Godard dans le scénario, des « messages inconscients » (rappelant peut-être l’Annonciation). Le sport lui-même semble lié au récit de Marie, si l’on se souvient que le basket-ball consiste à faire glisser un objet à travers le filet (celui-ci est peut-être un tir de loin).
La scène du stade, dans Soigne ta droite, offre un autre exemple probant de cette présence stratifiée du sport. Tout au long du vol, les références au tennis (15-0) et à d’autres sports abondent : « qu’est-ce que la guerre sinon un échange de balles ». Tous les passagers atterrissent, à la fin, « au stade de la mort » (pris au sens littéral). Il y a quelques plans, en ouverture et en fermeture de la scène, de fils barbelés (qui entrent et sortent du champ), une référence directe, semble-t-il, aux camps de la mort. Entassés comme des cadavres, une fille et un garçon récitent des passages de la tragédie de Racine, Phèdre, sur la mort : « Que ferait-on sans les morts ? ».
Plus tôt dans le film, la violence et la fureur de l’athlète de Wimbledon d’aujourd’hui s’opposaient au style et à la grâce d’hier. Le sport est ici l’occasion pour Godard de s’attarder sur la perte d’un certain style, aussi bien dans le sport que dans le cinéma (condamné à des routines burlesques, incapable de trouver sa place). Peut-être que « le stade de la mort » définit le stade que le cinéma a atteint, et qu’il faut rappeler, tout en le dépassant, si l’on veut trouver « une place sur terre »…
La mort au travail/Le jeu de la mort
Le sport, comme le souligne Alain Delon dans Nouvelle Vague, c’est aussi, comme le cinéma, des figures oubliées, des maîtres du style qui meurent seuls et dont personne ne se souvient. Ils ont tous deux besoin d’une équipe, d’un public… Godard s’est souvent comparé ces vingt dernières années à un athlète qui, après avoir été mis KO, se réveille en réalisant que les spectateurs et les adversaires ont fui ou sont morts, qu’il ne reste plus que quelques secondes utiles, mais que le jeu doit continuer.
Comme le disait Cocteau : « Le cinéma filme la mort au travail » ; de même, on pourrait dire que « le sport, c’est la mort en jeu 8 », et en fin de compte, les deux parlent de la vie. Et si nous considérons les déclarations de Godard selon lesquelles le cinéma consiste à « risquer sa vie », à donner son corps, nous pouvons saisir un autre parallèle crucial de cet « investissement physique ». Le cinéma, comme le sport, est une dépense, un potlatch, un sacrifice. Il repose sur une domination et une maîtrise du corps, un jeu avec la mort qui élève la vie (si le sport appelle une forme de mort symbolique pour renaître, nous avons la structure théologique de l’immortalité et la structure politique de l’héroïsme).
« Le cinéma », confie Godard, « est peut-être plus proche d’une messe, d’un mystère ou d’un match de foot ». Et c’est peut-être en cela que le « sport » contient encore une vérité que le cinéma oublie parfois : l’attrait d’une présence active qui s’autoauthentifie. Lorsque Godard affirme avec audace : « Le cinéma ment, le sport ne ment pas », c’est précisément de ce genre de vérité… Celle d’un acte, enregistré, qui porte l’empreinte de son surgissement même, qui révèle et capte certaines « possibilités » du réel, sa trace, mémoire d’une présence mouvante (absente). Le sport peut-il alors être considéré comme une manière de réévaluer les privilèges et les potentialités du cinéma ?
Ce qui est néanmoins clair, après ce tour d’horizon, c’est que le sport chez Godard traverse de nombreuses dimensions du cinéma : la grâce, la violence, l’incertitude, le style, la beauté, la mort, les producteurs qui veulent diriger, l’émotion et le travail, le risque (symbolique) de la vie. Il a, comme le cinéma, des dimensions épiques, tragiques et lyriques. Ils ont tous deux souffert de la télévision, mais il reste encore « quelques » possibilités…
« Le cinéma ment, le sport ne ment pas » ? Une question, peut-être, qui reste à débattre. Espérons qu’en parcourant ces dimensions du sport dans l’œuvre de Godard, nous avons pu rappeler ou révéler deux ou trois vérités sur son cinéma… La balle est maintenant dans votre camp.
Notes
- Sans prétendre avoir effectué une recherche exhaustive, je note que le sujet ne semble pas avoir été développé au-delà de l’anecdote depuis la rédaction de cette conférence en 2002. Je mentionne cette entrée du blogue Pensez Bibi, « Interview 1993 : Jean-Luc Godard, le sport et le sportif, http://www.pensezbibi.com/categories/bibi-sports-biz/interview-1993-jean-luc-godard-le-sport-et-le-sportif-11686 février 2012) ; ainsi que plusieurs articles écrits après son décès dans des publications sportives étrangement bien informées : Jérémy Santallo, « Jean-Luc Godard, une idée décalée du sport », [24] Sports, https://www.24heures.ch/jean-luc-godard-une-idee-decalee-du-sport-966539315152, 13 septembre 2022 ; Jean-Marie Pottier, « Jean-Luc Godard, sauve qui peut le foot », So Foot, https://www.sofoot.com/articles/jean-luc-godard-sauve-qui-peut-le-football-disparition-de, 14 septembre 2022. ↩
- L’équipe est le plus important journal quotidien sportif français, fondé en 1946. ↩
- « Le cinéma ment, pas le sport », L’Équipe, 9 mai 2001. Plusieurs des citations qui suivent proviennent de ce texte. ↩
- Serge Daney, Le salaire du zappeur, Paris, P.O.L., 1993 ; voir aussi une sélection des chroniques tennis de Daney pour Libération de 1980 à 1990, qui ont été regroupées dans L’amateur de tennis, Paris, P.O.L., 1994. ↩
- On lira notamment Siegfried Kracauer, L’ornement de la masse. Essai sur la modernité weimarienne, Paris, La Découverte, 2008. ↩
- On se référera entre autres à Gérard Camy, Julien Camy, Sport et cinéma, Paris, Amphora, 2021; Thomas Bauer, Loïc de la Croix, Hugo Gerville-Réache, Sport & Cinema. La technique à l’épreuve du réel, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 202 ; Dan Streible, Fight Pictures : A History of Boxing and Early Cinema, Los Angeles, University of California Press, 2008. ↩
- Antonin Artaud, « Un athlétisme affectif », dans Le théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1938, p. 139-148. ↩
- Les réflexions de Barthes dans Les hommes et le sport (1961) (le commentaire pour le film d’Hubert Aquin) recoupent souvent cette idée. Voir Roland Barthes, Les hommes et le sport, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2004. ↩