Jean-Luc Godard, Hélas pour moi : grammaire de l’invisible

En 1992, reprenant librement Giraudoux et son Amphytrion 38 (qui raconte l’incarnation de Jupiter dans un corps d’homme pour mieux partager la couche conjugale de la belle Alcmène), Jean-Luc Godard s’inscrit dans la ritournelle des Amphytrion. Il y mêle les désirs charnels du dieu de la mythologie gréco-latine à l’image impossible du dieu judaïque et à la présence sensible du dieu chrétien. Encore la place octroyée à la référence juive, dans Hélas pour moi, est-elle réduite : tout au plus Simon et Rachel (dans la Bible : la femme de Jacob rendue fertile par Dieu) remplacent-ils Amphitryon et Alcmène (qui engendre le demi-dieu Hercule).

La première fois où la caméra reste centrée sur Rachel, elle apparaît au loin, filmée en longue focale, floue sur le fond flou des arbres : symphonie de taches colorées où la silhouette blanche et noire semble surmontée d’une auréole dorée. Puis Rachel s’avance vers la caméra jusqu’au point où elle est enfin nette, sortant de l’arrière-plan, à fleur d’écran (comme on dit à fleur de peau), l’auréole désormais incarnée dans la masse de ses cheveux roux illuminés par le soleil et rendant par là même sensible la surface de l’écran 1 . Elle s’inscrit ainsi d’emblée dans la représentation chrétienne de la sainte et dans la facture visuelle de l’incarnation. Pourtant, le film commence par un récit hassidique…

Un récit inaugural

Ce récit hassidique, dit en voix off, scande une série de plans fixes. Sa source se trouve chez l’historien de la mystique juive, Gershom Scholem. Ce conte dit le déclin de la transmission et l’efficace continue de son moment de vérité. Scholem attache manifestement une valeur extrême à ce récit qui sert de conclusion à son histoire de la mystique juive, car ce conte résumerait à la fois le hassidisme et sa perte — plus encore, il lui attribue un pouvoir d’illumination à venir : « Cette profonde petite anecdote symbolise la décadence d’un grand mouvement. Vous pouvez aussi dire qu’elle reflète la transformation de toutes ses valeurs […], la vie secrète qu’elle recèle peut surgir demain en vous ou moi 2 ».

Voici donc cette anecdote :

Quand le Baal Shem avait une tâche difficile devant lui, il allait à une certaine place dans les bois, allumait un feu et méditait en prière, et ce qu’il avait décidé d’accomplir se réalisait. Quand, une génération plus tard, le « Maggid » de Meseritz se trouva en face de la même tâche, il alla à la même place dans les bois et dit : « Nous ne savons plus allumer le feu, mais nous savons encore dire la prière », et ce qu’il devait faire devint la réalité. Une génération plus tard, Rabbi Moshe Leib de Sassov eut à accomplir cette même tâche. Et lui aussi alla dans les bois et dit : « Nous ne savons plus allumer le feu, nous ne connaissons plus les méditations secrètes qui appartiennent à la prière, mais nous savons la place dans les bois où cela s’est passé, ce doit être suffisant » ; et ce fut suffisant. Mais quand une autre génération fut passée et que Rabbi Israël de Rishin, invité à accomplir la même tâche, s’assit sur son fauteuil doré dans sa maison, il dit : « Nous ne savons plus allumer le feu, nous ne savons plus dire les prières, nous ne connaissons même plus l’endroit dans la forêt, mais nous savons encore raconter l’histoire de comment cela s’est fait. » Et, ajoute le conteur, l’histoire qu’il raconta eut le même effet que les actions des trois autres 3 .

Cette anecdote offre bien le récit d’une perte, d’une discontinuité dans l’ordre du savoir, mais aussi d’une perpétuation dans l’ordre du pouvoir. Le manque de savoir n’empêche pas l’efficacité symbolique d’une performance. Le récit nous fait passer d’une situation stable que la force de l’histoire défait partiellement et maintient globalement à une situation finale paradoxale dans laquelle tout est perdu sauf la possibilité de raconter cette perte. Nous sortons d’une dimension séquentielle du changement pour entrer dans la dimension configurationnelle d’une identité. Ce récit nous décrit le passage du rite au mythe.

Même si le conte opère comme une clef au début d’une symphonie, ce n’est pas la reprise explicite d’une tonalité juive, puisque le film enchevêtre plutôt les problèmes classiquement chrétiens de l’incarnation divine aux questions de la mythologie antique sur le désir tout en glissant au passage une réflexion sur le visible et l’invisible essentielle pour le cinéma. Le texte raconté en voix off efface donc les noms juifs et la présence du conteur pour ne conserver que l’enchaînement des générations débouchant sur un « je » anonyme 4  :

Quand le père du père de mon père avait une tâche difficile à accomplir, il se rendait à un certain endroit dans la forêt, allumait un feu, et se plongeait dans une prière silencieuse. Et ce qu’il avait à accomplir se réalisait.
Quand, plus tard, le père de mon père se trouva confronté à la même tâche, il se rendit à ce même endroit dans la forêt et dit : « Nous ne savons plus allumer le feu, mais nous savons encore dire la prière ». Ce qu’il avait à accomplir se réalisa.
Plus tard, quand mon père eut à remplir la même tâche, lui aussi alla dans la forêt et dit : « Nous ne savons plus allumer le feu. Nous ne connaissons plus les mystères de la prière, mais nous connaissons encore l’endroit précis dans la forêt où cela se passait, et cela doit suffire ». Et ce fut suffisant.
Mais quand, à mon tour, j’ai eu à faire face à la même tâche, je suis resté à la maison et j’ai dit : Nous ne savons plus allumer le feu, nous ne savons plus dire les prières, nous ne connaissons même plus l’endroit dans la forêt.
Mais nous savons encore raconter l’histoire  5  » .

Rien ne dit à la fin du récit que la performance par le récit s’est avérée aussi puissante que les rituels précédents. Contrairement à ce que Scholem précisait, le « je » final affirme un savoir dont l’efficacité magique n’est pas confirmée. D’emblée, cela jette un doute sur la force du narratif.

D’autant que la performance du petit récit est interrompue par les éléments du générique, puis par un long premier dialogue de personnages du film. Jean-Luc Godard accouple plans de route, de rivière ou de forêt avec des éléments de générique, et superpose les voix (celle qui raconte et celles des acteurs qui désignent leur personnage : Rachel dont on voit à peine la robe qui passe dans le champ, la Femme adultère, l’Espagnol, le Joueur de tennis). Il combine et brouille ainsi les voix et les images, ou plutôt il les soumet à une modulation réciproque. Le récit hassidique est même suspendu par une première scène où le personnage que nous avons vu dès le début entre dans un garage à la recherche de Simon et de Rachel, en prétendant qu’ils auraient une histoire à vendre. Ce personnage sur qui s’ouvre le film, pendant que le conte hassidique est rapporté en voix off, est donc un acheteur de récits. Ne faudrait-il pas alors soupçonner des récits qui entrent si facilement dans la prostitution de la marchandise ?

Une ritournelle

Après cette scène initiale, l’histoire hassidique est reprise, comme si l’interruption de la tradition et le maintien dans le temps de l’efficacité magique se trouvaient réalisés par la coupure de l’histoire et son retour dans la bande-son. L’histoire est arrimée à une comptine dont on entend la fin : « Maman est somnambule, / Papa ne fait rien ». Il s’agit, en fait, d’une comptine connue :

Jules est Hercule,
Cyprien est musicien,
Maman funambule,
Papa ne fait rien.

Au futur Hercule engendré par Jupiter et Alcmène, répond le début de cette comptine clownesque. La « funambule » devenue « somnambule » pointe vers l’épouse, qui mêle, durant cette nuit où le dieu la visite sous l’apparence de son mari, l’action consciente et le rêve éveillé. Quant au père, Amphitryon, en effet, il ne fait rien et obtient, néanmoins, un demi-dieu pour fils.

Cependant, ces rapides jeux référentiels de la comptine importent moins que la forme ritournelle. Pour le mettre dans les termes de Deleuze et Guattari, Godard mêle la cavalcade du présent qui passe (dans le galop des voix et des citations) et la ronde des passés qui se conservent (dans la ritournelle de la comptine et de la prière). La ritournelle territorialise ; elle fait du temps vécu un temps habité, un lieu où il devient possible de s’orienter 6 , de sorte que l’invention d’un chez-soi fait alors apparaître un soi. Tel est bien ce que les plans successifs projettent comme matières expressives : route menant à un village suisse, bord de rivière, sentier dans un sous-bois, chemin entre arbres et mur d’enceinte, atelier de garage ou photo de Rachel et Simon dans laquelle le reflet du chercheur d’histoires vient soudain s’encadrer. La musique n’accompagne pas simplement l’image, elle la rythme. La comptine ne relance pas seulement le récit hassidique dans son ultime partie ; elle en désigne la puissance de retour, orientant alors le récit vers la prière, le mythe vers le rituel. De fait, le chercheur d’histoires ne trouvera pas exactement ce qui s’est passé cette nuit-là. Il restera des trous dans le récit, à l’instar du récit hassidique interrompu par les éléments du générique ou par le plan du garage. La fin du conte hassidique qui enchaîne sur la comptine de cirque jette en définitive un doute sur la facture même du récit.

Bien souvent, des spectateurs reprochent au cinéma de Godard d’avoir perdu le récit en route. Ses films forment plutôt des sortes de symphonies où la narration relève surtout du timbre au milieu des autres éléments de la composition (hauteur, durée, intensité). Ce n’est pas seulement fonction de la présence importante de la musique ou des voix superposées, mais de la prééminence accordée au mixage 7 . Là où le montage coupe et raccorde des éléments de récit, le mixage provoque (au double sens de causer et d’appeler) les rencontres et les superpositions, les enchevêtrements et les continuités.

Deux scènes nous font bien entendre ce qui arrive au récit comme de lointains échos de la parabole initiale. Dans l’une, qui se situe exactement au milieu du film, l’éditeur interroge une jeune femme, Aude, témoin de la venue du dieu, sur ce qui a eu lieu, mais elle répond à côté :

— Avez-vous connaissance des dix propositions historiques sur l’Ancien Testament ? Le texte de Scholem affirme qu’il existe une tradition à propos de la vérité et que cette tradition est transmissible. Ah je ris, car la vérité dont il est question ici entre nous a toutes sortes de propriétés, mais certainement pas d’être transmissible.
— Alors, de quoi parlez-vous ? Je ne vois pas.
— Vous le dîtes très bien. Je ne vois pas… et pourtant je l’ai vu. Non : entendu !

Ainsi, Scholem se trouve convoqué, non pour la reprise du petit récit hassidique, mais dans cette référence détournée : à l’inverse de ce qu’affirme Aude, les propositions de Scholem étaient, en fait, anhistoriques et portaient sur la Cabale 8 . Cependant, l’important réside dans la transmission impossible de la vérité et son retrait de l’ordre du visible. Tel est, en effet, le déplacement nécessaire où il faut insister sur la bande son plutôt que sur la bande image, sur l’audible performant de la prière plutôt que sur le visible rapportable par le récit. Avant d’entrer dans le corps de Simon, Jupiter fait d’ailleurs des « essais de voix » (jouant à la fois sur la pratique de l’ingénieur du son et sur l’adaptation du divin à l’humain), qui lui permettent de passer du sonore au visible. Un dieu est d’abord une atmosphère sonore. Or, ce qui sert d’essai pour ces tentatives de voix humaines est une comptine théologique plusieurs fois répétée : « tout est dans l’un, et l’autre est dans l’un, et ils sont trois ». Le mystère de la trinité est une ritournelle.

L’autre scène qui privilégie le sonore de la prière au visible raconté se passe entre le dieu incarné et la femme désirée. Dans un dialogue complexe où Rachel ne se laisse pas piéger par le dieu, elle finit par coller son corps nu au sien, entourer son cou de ses bras et, dans ce geste exemplaire où les mains finissent par se rejoindre, elle lui demande si cet « acte d’amour » n’est pas l’« acte de la prière ». Ce que nous entendons dans le film n’est donc pas l’histoire d’un dieu qui prend un corps d’homme pour faire l’amour avec une mortelle, mais la femme mortelle qui fait du geste d’amour humain un geste de prière au divin. Si le récit hassidique mettait en scène la ritournelle trouée de la prière, il ne débouchait pas sur un récit qui rémunérait les oublis du rituel, mais sur une forme déplacée de la prière. Les lieux et les mots visibles sont perdus, le dieu ne peut être vu ni en tant que dieu ni dans son moment d’incarnation, pourtant, la ritournelle de la prière est encore audible parce qu’elle est amour en acte. Loin de la pornographie (thématisée dans une scène où des films sont loués dans un ciné-club) qui joue sur le ressassement d’un schéma narratif, la ritournelle passe par la modulation musicale des corps. Le piège de la pornographie tient au récit codifié des gestes. La ritournelle de la prière est milieu oscillatoire des actes.

Grammaire de l’invisible, grammaire de la mémoire

C’est au cœur de ce milieu oscillatoire que l’image vraie peut apparaître :

l’image ne peut pas être vue, ce sont des rapprochements. […] Au cinéma il y a la figure du champ-contre-champ : on montre deux visages l’un après l’autre mais en fait on voit deux fois le même, car le contre-champ cinématographique doit être fait par le biais du texte, pour amener un troisième élément que j’appellerai la vraie image ou le vrai texte, qui fait image ou qui fait texte. Léon Brunschvicg, que ma mère m’avait conseillé de lire, dit quelque part : l’un est dans l’autre, l’autre est dans l’un, et ce sont les trois personnes 9 .

Comme l’analyse Vincent Berne, « l’image vraie n’est donc pas une image tierce, mais un troisième élément qui est invisible et qui est suggéré par la rencontre de deux éléments qui, eux, sont perceptibles […], l’invisible n’est pas ce qu’on découvre lorsqu’on quitte le visible, mais au contraire ce qui se découvre lorsqu’on confronte le visible avec lui-même 10  ». En effet, l’invisible ne se situe pas au-delà des éléments du visible en une sorte de transcendance insondable ; l’invisible agit, de manière immanente, dans la rencontre orchestrée d’instances parfaitement perceptibles et susceptibles de produire du plaisir sensible 11 . De manière plus générale, la métaphysique ne porte pas sur un suprasensible dont le monde des apparences et des corps ne composerait qu’une pâle copie ; elle est l’effet de rencontres des apparences dans le milieu vibrant composé par ces corps.

À quoi sert alors la citation initiale de la « profonde anecdote » hassidique ? La mystique juive s’y voit autant oubliée que le récit déconstruit. C’est le creuset commun aux religions chrétienne et juive du rapport entre visible et invisible qui est rejoué, ainsi que la performance sonore du rituel au cœur du mythe désormais insituable. Selon Vincent Berne,

La parabole prévient donc de ce que le film qui commence met en scène des instants messianiques, discontinus, médiatisés par la mémoire dont la force contrarie notre évolution déclinante. Or, il est généralement admis que c’est par la fabrication d’icônes, définies comme de pures images de la présence « non manipulée » des choses, que Godard maintient cette tradition de la vérité — par quoi le cinéma ne peut plus se réduire à l’opsis (spectacle) et au simulacre 12 .

Pourtant, les noms du récit sont effacés de sorte que la généalogie apparaît impossible. Et la tradition/transmission de la vérité paraît difficilement accessible dans des icônes messianiques. Deux éléments du film permettent d’en douter. D’abord, le traitement ironique des icônes : dans la scène du ciné-club où la prostitution du cinéma est rendue évidente, le dialogue défait cet ordre du visible : « — Il y a les images et il y a les icônes. — Des quoi ? Des cônes ? » La présence non manipulée des choses est ainsi ramenée à sa présentation géométrique. Ensuite, ce film plus qu’aucun autre de Jean-Luc Godard mobilise justement la grammaire technique du cinéma (l’opsis) :

JLG : Probablement parce que le film m’échappait, j’ai essayé de m’accrocher à certaines choses […]. La grammaire était plus importante que la phrase elle-même, ou la grammaire devenait un souvenir de ce que les phrases auraient pu être. La phrase n’était pas construite, la grammaire était construite. […] Oui, c’est le début du cinéma. La seule chose que nous pouvons faire de temps en temps est d’être assez modeste pour honorer ce pouvoir encore une fois 13

À l’instar de la tradition elle-même, le film semblait échapper à son réalisateur. D’où la ressource trouvée dans la grammaire, non comme fondation des phrases, mais comme dynamique mémorielle et vertu du potentiel : la grammaire devient le souvenir de phrases qui auraient pu être. La grammaire vient après la performance de phrases restées conditionnelles. Ce qui n’empêche pas la saveur sensible de leur spectacle de tourner le cinéaste vers le début du cinéma. Le geste mémoriel ne ramène pas à une origine que l’on pourrait ressaisir pleinement dans les phrases d’un récit ; il affirme la puissance d’une grammaire médiatique du sensible qu’il faut honorer non parce qu’elle réside au début, mais parce qu’elle est découverte comme un souvenir. Je rappelle que le film est sous-titré : « proposition de cinéma » — comme un écho aux Propositions anhistoriques de Scholem. La proposition est un support du possible dans la mesure où elle fait résonner un souvenir ; elle est appel à faire parce qu’elle est rappel à sentir.

Hélas pour moi s’ouvre sur une parabole qui permet de faire entendre la ritournelle du rituel et de la prière honorant une puissance sensible. Les ressources de la transmission consistent justement à faire apparaître, sans égard pour les contenus d’apparition : d’où l’insistance sur la prière ou sur la lamentation (ainsi que le titre, Hélas pour moi, l’indique) comme manière d’honorer la puissance divine plutôt que sur l’efficacité magique qu’on en attend. L’incarnation souveraine du dieu est travaillée par son impuissance, ses essais de voix, son désir de refaire des scènes ratées, alors que les oublis successifs de la grammaire du sensible forment les muscles de la transmission rendant mobile le squelette de la mémoire.

Notes

  1. Dans une entrevue avec Gavin Smith, Jean-Luc Godard confie : « It’s like somebody submerged coming to the surface, because after all the screen is a surface. I have to make the audience think of that. It’s like music—not to be definite; don’t pretend to mean this or that. American people like to say, “What do you mean exactly?” I would answer: “I mean, but not exactly.” [Chuckles] » Jean-Luc Godard. Interviews, David Sterritt (dir.), Jackson, University Press of Mississipi, 1998, p. 186. La référence musicale est importante pour le travail sur l’indéfini où s’entend plus la transmission que le contenu transmis.
  2. Gershom Scholem, Les grands courants de la mystique juive, Paris, Payot, 1950, p. 368-369.
  3. Gershom Scholem, Ibid.
  4. À la différence du film de Chantal Akerman qui commençait lui aussi par ce récit réaménagé. Dans ce film de 1989 intitulé Histoires d’Amérique. Film, Food, and Philosophy, filmé en 16mm et dont il ne reste qu’une copie vidéo, la voix off de la réalisatrice raconte, en anglais, cette histoire hassidique, pendant que la caméra fixe filme, depuis un ferry oscillant, l’aube se lever sur le sud de Manhattan : « Un rabbin traversait toujours un village pour aller dans une forêt et là, au pied d’un arbre, toujours le même, il priait. Et Dieu l’entendait. Son fils aussi traversait le même village, mais il ne se souvenait plus où était l’arbre. Alors il priait au pied de n’importe quel arbre dans la forêt. Et Dieu l’entendait. Son petit-fils ne savait plus où était l’arbre ni la forêt. Alors il priait dans le village. Et Dieu l’entendait. Son arrière-petit-fils ne savait plus où était l’arbre ni la forêt ni le village, mais il connaissait encore les mots de la prière. Alors il priait dans sa maison. Et Dieu l’entendait. Son arrière-arrière-petit-fils ne savait plus où était l’arbre ni la forêt ni le village ni même les mots de la prière, mais il connaissait encore l’histoire et il la racontait à ses enfants. Et Dieu l’entendait. Mon histoire à moi est remplie de liens manquants [full of missing links], remplie de blancs, et je n’ai même pas d’enfants ».
  5. Jean-Luc Godard, Hélas pour moi, Films Alain Sarde, 1993. 
  6. « Un enfant dans le noir […] s’abrite comme il peut, ou s’oriente tant bien que mal avec sa petite chanson ». Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1990, p. 382.
  7. «[C]‘est pas monter qu’il faut, c’est mixer ». Jean-Luc Godard, « Le chemin vers la parole », Cahiers du cinéma, n° 336, 1982, p. 66.
  8. « Le cabaliste affirme qu’il y aurait une tradition de la vérité et qu’il est possible de la transmettre ; affirmation ironique, puisque la vérité dont il s’agit ici est tout autre que transmissible ». Gershom Scholem, Dix propositions anhistoriques sur la cabale, trad. Jean-Marc Mandosio, Nîmes, Éditions de l’Éclat, 2012, p. 22.
  9. Jean-Luc Godard, « Quand j’ai commencé à faire des films, j’avais zéro an », Libération, 15 mai 2004. La citation vient de Blaise Pascal, dont Léon Brunschvicg a fait une édition importante au début du XXe siècle : « Tout est un. L’un est en l’autre. Comme les trois Personnes », Pensées, éd. Philippe Sellier, Paris, Classiques Garnier, 1991, fragment 404.
  10. Vincent Berne, Identité et invisibilité du cinéma. Le vide constitutif de l’image dans Hélas pour moi de J.-L. Godard, Louvain, Kromatika, 2010, p. 96.
  11. David Sterritt, The Films of Jean-Luc Godard. Seeing the Invisible, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 170.
  12. Vincent Berne, 2010, p. 38-39.
  13. Jean-Luc Godard. Interviews, 1998, p. 187.