Godard juif, Godard arabe (et ce sont les trois personnes)
Pour Krimo Chiguer et Ali Essafi
Il y a une grande question juive dans le cinéma de Jean-Luc Godard. Elle passe par la ligne de faille du judéocide et poudroie dans la constellation de la pensée juive dispersée, avec Hannah Arendt et Walter Benjamin en étoiles amies. S’y atteler ainsi que Maurice Darmon l’aura exemplairement fait permet de faire un sort définitif aux accusations fallacieuses d’antisémitisme. Il y a non moins une question arabe, mais elle est peu éclairée, moins connue.
Les deux questions, juive et arabe, s’entrelacent sur la croix du Proche-Orient sans s’y réduire complètement. C’est que la question arabe a aussi ses spécificités, du contexte de la Guerre d’Algérie avec ses ambiguïtés dès Le Petit Soldat (1960) à l’anti-impérialisme qui a ses figures privilégiées, avec la disparition du leader marocain Ben Barka dans Made in USA (1966), Francis Jeanson rappelant son passé de porteurs de valises pour le FLN dans La Chinoise (1967), et la fraternité africaine des damnés de la terre dans l’incendiaire Week-end (1967).
Dans Jusqu’à la victoire (1970), produit avec Jean-Pierre Gorin pour la cause palestinienne, et la relève de ses ruines dans Ici et ailleurs (1976) avec Anne-Marie Miéville, la question arabe se fixe dans la situation palestinienne dont les échos ne cesseront jamais plus de se démentir, comme le montrent Notre musique (2004) et Film socialisme (2010) dans l’amitié avec Elia Sanbar. Mais la question arabe n’est pas strictement palestinienne. Elle se déploie ailleurs sur le versant des amitiés musulmanes dans For Ever Mozart (1996), entre l’Algérie et la Bosnie. Elle rayonne autrement avec la troisième et dernière séquence offerte à la Méditerranée dans Film socialisme. Elle s’amplifie encore avec la cinquième et dernière partie du Livre d’image (2018), d’un côté inspirée par Edward Saïd, de l’autre par Albert Cossery, dédiée à « l’Arabie heureuse » malgré le terrorisme et la douleur des peuples qui aspirent encore à la révolution.
Godard juif, Godard arabe ? Oui, comme il y a du champ et du contrechamp — dialectiquement. Oui parce que, quand on pense à une chose comme un peuple, on pense à autre chose comme un autre peuple. Sinon l’on ne comprend pas que ce que l’on déteste chez les autres, c’est toujours soi-même. Godard juif, Godard arabe et ce sont les trois personnes.
Résonances méditerranéennes,
échos godardiens du nom Méditerranée
La Méditerranée nomme le milieu des terres plus qu’une Terre du Milieu.
Le milieu, pas le moyen (au sens où tout s’équivaudrait, entre nivellement et médiocrité). Ou alors le moyen, c’est celui du médium, comme le moyeu d’une roue qui lui permet de tourner autour de son axe comme le soleil. Le milieu, mais pas au sens du centre (avec la pondération et l’équilibre promus par le libéralisme et le centrisme, ou encore ce que Roland Barthes appelait le « ninisme »).
Le milieu au sens des écarts, des intervalles et des interstices, de la conjonction « et », disait Gilles Deleuze, en n’oubliant pas de dire qu’elle est disjonctive. Le milieu au sens de l’entre disant à la fois l’encontre et l’ avec. « Tout commence par le milieu», disait encore Deleuze. Le milieu est ce qui partage le lieu, qui l’ouvre et le fait fuir en permettant de localiser les seuils et de passer la frontière. Le milieu au sens d’une division de ses parts et d’une redistribution de ses cartes, y compris géographiques. Le milieu au sens de la partition et du partage, de la partance comme du départage.
Au bord de l’eau, les vagues partagent les eaux.
La terre a émergé du partage des eaux. Un autre partage des eaux, c’est la naissance. Ce sont d’abord les eaux du Léman traversées par le petit Jean-Luc pour relier les deux pôles de la famille de part et d’autre du lac, les Monod et les Godard. Il y aura d’autres eaux par la suite, la Seine qui accueille les feux du couchant annonçant les éclats méditerranéens (Pierrot le fou), la Manche (Trouville dans Prénom Carmen), le Finistère et l’Atlantique (Éloge de l’amour). Et puis la grande vague de la Nouvelle Vague partagée entre l’enfance (Les 400 Coups) et sa fin (À bout de souffle).
Et puis c’est un grand carré méditerranéen, l’écran dont le lit est donné par la Méditerranée.
Le Mépris : un premier axe italien (le roman d’Alberto Moravia et la production de Carlo Ponti, Cinecittà et Capri, la rivalité mimétique avec Michelangelo Antonioni et l’ombre tutélaire de Roberto Rossellini) ; un deuxième axe grec (avec l’adaptation de l’Odyssée d’Homère) ; un troisième axe allemand (avec Fritz Lang citant Hölderlin en pensant peut-être à Martin Heidegger) qui tire vers l’Amérique (avec le producteur joué par Jack Palance qui cite Goebbels et dont le nom, Prokosch, est celui de l’écrivain Frederic Prokosch, auteur du recueil de poèmes Ulysse brûlé par le soleil). La Méditerranée par sa façade nord, romantique et son devenir marchand, outre-Atlantique.
Pierrot le fou : une descente vers le sud veinée par deux flux sanguins africains, l’un poétique, arabe et subsaharien (la fuite est rimbaldienne, des Voyelles à l’éternité retrouvée — « c’est la mer allée avec le soleil », — a aussi été celle d’un enfant dont le père avait fait la campagne d’Algérie et qui s’en est allé pour la Corne de l’Afrique, d’abord l’Égypte, puis Aden au Yémen et l’Abyssinie), et l’autre plus politique et algérien (avec les remugles tardifs de l’OAS, tortures et terroristes).
Film socialisme : c’est la troisième partie du film, intitulée « Nos humanités ». Deux étages, l’un antique avec la triade Égypte Palestine Hellas (la Grèce, qui fait entendre « hell as » ou « hélas ») et l’autre moderne avec une seconde triade, Odessa Barcelone Naples (1917, 1936, 1945). Si le second étage a la révolution pour emblème, le premier montre que la lumière grecque qui a éclairé l’Occident et le monde qu’il aura occidentalisé a pour double foyer originaire le monde judéo-arabe.
Le Livre d’image : c’est la cinquième partie du film, intitulée « La région centrale » d’après le titre d’un film de Michael Snow. Si notre condition, c’est de penser avec les mains (Denis de Rougemont), de quel doigt s’agit-il ? Du cinquième, le dernier qui se nomme l’auriculaire (le petit doigt que l’on glisse dans l’oreille pour le déboucher) ou bien du doigt central, le médian ou le médius, celui qui est au milieu et que l’on appelle aussi le majeur en permettant de faire un doigt d’honneur ? On note deux grandes diagonales, une égyptienne (avec la narration offerte par Une ambition dans le désert d’Albert Cossery et les citations offertes en hommage à son double en cinéma et autre grand alexandrin, Youssef Chahine) et une tunisienne (avec les extraits des films de Moufida Tlatli, la connexion offerte par Ghalya Lacroix et quelques vues originales tournées à Tunis). Et puis un sublime point de contact, avec Youssef Chahine qui, en plein cœur de la guerre d’indépendance algérienne, a tourné Djamila, un film en hommage à l’activiste Djamila Bouhired.
Godard Harpocrate.
Et puis il y a, invisible, Harpocrate. Harpocrate dirait déjà le pouvoir de l’infans Harpo. Il nomme surtout la jeunesse grecque du dieu Horus que la statuaire représente avec un doigt posé sur la bouche en symbole d’un enseignement ésotérique au sujet duquel l’initié doit garder le silence et savoir rester secret. On hallucine Harpocrate entre une citation de l’index levé vers le ciel du Saint Jean-Baptiste de Vinci, une phrase de Georges Bernanos tirée des Enfants humiliés (« Les maîtres du monde devraient se méfier de Bécassine précisément parce qu’elle se tait ») et une image de Bécassine, bouche absente et index levé. Ce geste, on le reconnaît à la fin de À bout de souffle, dans Passion, For Ever Mozart, etc. Il montre ce que Godard dit dans l’épisode 1b des Histoire(s) du cinéma : le cinéma n’est ni un art ni une technique, mais un mystère dont muo est la racine. Silencio.
La question juive et son double (la question arabe)
« Je suis un juif du cinéma », a dit un jour Godard (Le Monde, 13 mai 2004). Le juif est un nom du paria dont le seul pays est l’apatridie, en ayant pour figure privilégiée Ahasvérus, le juif errant qui ne peut pas perdre la vie parce qu’il a déjà perdu la mort. Il aurait pu tout aussi bien dire : « Je suis un arabe du cinéma ». L’arabe dit le voyageur et le nomade et l’un de ses héros a été Ibn Battuta.
Un tout petit film méconnu tourné à Marrakech, c’est le premier film arabe de Godard, Le Grand escroc pour le film à sketchs Les Plus Belles Escroqueries du monde (1964), inspiré du roman de Herman Melville, ainsi que d’un fait divers qui n’aurait pas eu lieu au Maroc, mais… en Israël.
L’indépendance algérienne, avec ses amis juifs, tel Henri Curiel (Notre musique), et ses ennemis comme Maurice Papon qui a été à l’époque de Vichy aussi l’ennemi des Juifs (avec une photographie d’Élie Kagan sur les massacres du 17 octobre 1961 dans l’épisode 4b des Histoire(s) ).
Les guerres arabes d’Israël, de Jusqu’à la victoire (1970) à Ici et ailleurs (1976), et le conflit israélo-palestinien compris comme un phénomène de double projection en stéréo (JLG/JLG) ou un spectacle de trapézistes dont l’image a été trouvée dans Les Plages d’Agnès (Film socialisme).
L’amphibologie du nom musulman, d’Auschwitz (Primo Levi, Jean Améry, Giorgio Agamben) à Sarajevo et Srebrenica, en passant par la Palestine (des Histoire(s) du cinéma à Notre musique).
« Les Juifs ont créé Hollywood et ils l’ont appelé la Mecque du cinéma ». De la Religion du Livre au monothéisme du scénario et du livre de compte (Scénario du film Passion, Film socialisme).
L’antisémitisme familial côté maternel et Monod, avec le grand-père célébrant Philippe Henriot. Ce legs culturel a pu resurgir en saillie triste, contre le producteur Pierre Braunberger comme le rapporte François Truffaut qui venait de se découvrir des origines juives lors du tournage de Baisers volés (1968) lors de leurs échanges épistolaires ayant conduit à leur brouille définitive en 1973.
La blague sur les Juifs et les coiffeurs dite par Roger Leenhardt de retour d’Auschwitz dans Une femme mariée (1964) sur laquelle est plus tard revenu Jean Narboni, ainsi que sa citation de Nuit et brouillard (1955) d’Alain Resnais et de Jean Cayrol ; l’autre blague sur l’hôtel une étoile supposément destiné aux seuls Juifs dans Deux ou trois choses que je sais d’elle (1967).
La mue gauchiste et antisioniste à partir du Gai savoir (1968) où l’on peut lire qu’un admirateur d’Israël est un réactionnaire, avec son acmé (Jusqu’à la victoire) et son autocritique (Ici et ailleurs). L’autocritique inclut en passant la critique anarchiste de l’État dont les chefs, aussi radicalement opposés soient-ils, se donnent tous la main pour représenter une même trahison dans les aspirations populaires qui les auront portés au pouvoir, de Lénine à Golda Meir en passant par Hitler.
L’événement Shoah (1985) de Claude Lanzmann (et sa scène du coiffeur qui fait autant écho au barbier du Dictateur qu’à la blague d’Une femme mariée, Jean Narboni encore) et son écho dans les Histoire(s) du cinéma (« La flamme s’est éteinte à Auschwitz », Histoire(s) du cinéma, épisode 3a). Et puis l’enfant Godard qui a un demi-siècle plus tard comprit avoir eu un jumeau de l’autre côté du lac et de son paradis suisse, celui du rapport Stroop et du ghetto de Varsovie (épisodes 3a et 4b).
Le grand legs intellectuel de la pensée judéo-allemande dispersée (Enzo Traverso) dominé par les références nombreuses et soutenues à Walter Benjamin et à Hannah Arendt, également à Emmanuel Levinas (Notre musique) comme à Gershom Scholem (Hélas pour moi, Film socialisme). Leur amie serait aussi Simone Weil, née juive alsacienne qui s’est convertie sans baptême à l’amour du Christ.
Le salut aux Israéliens refusant de servir dans les territoires occupés (Prière aux refuzniks, 2004).
« 39-44, martyr et résurrection du documentaire » : le documentaire est la part juive du cinéma qui a vendu son âme aux fictions meurtrières de la mobilisation totalitaire, non moins sa part arabe.
Versant arabe, une réorientation progressive.
L’Arabe est d’abord un acteur d’origine hongroise, László Szabó, du Petit Soldat (1960) sur la Guerre d’Algérie à Week-end et ses damnés de la terre en passant par Le Grand escroc à Marrakech.
Dans Les Carabiniers (1963), on croise Cléopâtre et on évoque Shéhérazade (Anna Karina jouait ce personnage des Mille et Une Nuits dans un film de Gaspard-Huit), de retour dans Ici et ailleurs.
Dans Made in USA (1966), l’Arabe manque, c’est Mehdi Ben Barka enlevé l’année d’avant à Paris. Dans La Chinoise (1967), l’Algérie revient par Francise Jeanson, le porteur de valises pour le FLN. Et l’amitié donnée à Cécile Decugis, monteuse d’À bout de souffle, qui les a portées aussi.
L’arabe est une hantise qui manque jusqu’alors d’incarnation vraie et la chair sera palestinienne, de Jusqu’à la victoire à Ici et ailleurs où les sons militants ont empêché les images de faire entendre d’autres sons, moins fictionnels et plus documentaires. Le Palestinien se soutient d’une triangulation d’abord incarnée par l’ami Elia Sanbar et le poète Mahmoud Darwich, puis reliée avec Edward Saïd évoqué via la philosophe franco-algérienne Seloua Luste Boulbina (Le Livre d’image).
On pense encore à ce chibani qui annonce à la fin du Rapport Darty (1989) l’arrivée de Charlot.
Durant les années 1990, la guerre en ex-Yougoslavie est une autre hantise (de Hélas pour moi à Notre musique à Je vous salue Sarajevo et JLG/JLG, autoportrait de décembre, des Histoire(s) à For Ever Mozart), avec le martyr des musulmans de Bosnie, contemporain de la guerre civile algérienne et du génocide des Tutsis par les Hutus (épisode 3a, Histoire(s) du cinéma). « Pourquoi Sarajevo ? Parce que la Palestine » (Notre musique). Parce que le Rwanda et l’Algérie aussi bien.
L’Algérie demeure une persistance fondatrice et traumatique : dans les Histoire(s) du cinéma (la « fraternité des métaphores » d’Henri Langlois qui montre L’Espoir d’André Malraux en hommage aux Algériens et aux Indochinois, le montage d’un attaque des Oiseaux d’Alfred Hitchcock avec une archive de la guerre d’indépendance) ; dans De l’origine du 21ème siècle (le raccord entre une archive de l’armée française et une citation extraite des Contes de la lune vague après la pluie de Kenji Mizoguchi) ; dans Le Livre d’image (avec une citation des Terrasses de Merzak Allouache, d’un texte de Seloua Luste Boulbina intitulé « Les Arabes peuvent-ils parler ? » et de la couverture du recueil de photographies de l’Allemand Dirk Alvermann, Algeria, paru en 1960 en RDA).
Et puis l’Égypte, qui relie Film socialisme au Livre d’image ainsi qu’au prochain projet de Godard. Mais, à ce sujet, on saura garder le secret, car doit rester tu ce qui ne peut encore se dire. Silencio.
L’un est dans l’autre, l’autre est dans l’un et ce sont les trois personnes
En même temps ? De deux choses, pas l’une !
« Quand je pense à une chose, je pense à autre chose » (la phrase est proférée dans Éloge de l’amour, son idée avait déjà été amorcée avec Le Petit soldat). On peut la décliner selon différentes modalités : quand je pense à une image, un peuple, un fait ou une idée, je pense à une autre image, un autre peuple, un autre fait ou une autre idée. Dialectique élémentaire, mon cher Héraclite. Deux fragments du philosophe présocratique exemplairement l’indiquent, l’un trouvé chez Aristote (« Ce qui est contraire est utile ; ce qui lutte forme la plus belle harmonie ; tout se fait par discorde »), l’autre chez Hippolyte (« Ils ne comprennent pas comment ce qui lutte avec soi-même peut s’accorder. L’harmonie du monde est par tensions opposées, comme pour la lyre et pour l’arc »).
Sur la suggestion d’Anne-Marie Miéville, Godard aurait choisi comme épitaphe : « au contraire ».
L’un appelle l’autre dont l’autre est l’un. On le voit côté judaïsme (« Car où il y a une chose, il y a une autre chose, chaque Cela confine à un autre Cela » (Martin Buber, Je et Tu, 1923), du côté de l’islam aussi avec Ibn Arabî (« L’essence des choses est dérobée par l’autre et l’autre c’est toi »).
Et puis cette phrase qui revient comme les vagues, un leitmotiv des films de la dernière période, par exemple Éloge de l’amour : « Lorsque je me parle à moi-même, je parle la parole d’un autre, que je me parle à moi-même… d’un autre, que je me parle à moi-même » qui est peut-être la réécriture d’un passage de Bossuet issu d’Élévations sur les Mystères, Méditations et autres textes.
L’un et l’autre nomment des rapports d’interposition (chacun·e à sa place), qui sont d’interpolation (chacun·e change de place). D’un côté, c’est « l’entre-nous » d’Emmanuel Levinas (avec Notre musique) ; de l’autre, c’est « l’entre-mondes » évoqué par Edward Saïd (dans Le Livre d’image).
Godard pense « en même temps », mais pas à la manière de Macron qui dit en réalité de deux choses l’une : la loi du marché ou le chaos. « En même temps » a pour Godard un équivalent : « de deux choses, pas l’une » (Introduction à une véritable histoire du cinéma, 1980). De deux choses, pas l’une pour assumer la part du feu, le négatif dans l’épreuve de l’antagonisme. Quand on dit de deux choses l’une, c’est pour dire la troisième (Claude Lévi-Strauss, Le Regard éloigné, 1983).
Quand je pense à juif, je pense à arabe et vice-versa (et vice-versa est la troisième personne)
Ce sont tous les couples fraternels et fratricides, depuis Caïn et Abel (cinéma et vidéo dans Sauve qui peut (la vie) ) à Israël et Ismaël (dans les Histoire(s) du cinéma) en passant par les frères algériens de la couverture du Livre d’image. Ce sont tous les couples qui dansent la dialectique dans le cinéma de Godard et, dans la ronde, on reconnaît quelques duellistes, fiction et documentaire, image et son, classique et moderne, homme et femme, ici et ailleurs, cinéma et télévision, etc.
Juif-arabe : un se divise en deux (Mao) qui est toujours déjà originaire (l’Algérien Jacques Derrida). Notre histoire est celle d’un scandale (le judéocide, un génocide de l’intérieur) dans un scandale (le colonialisme avant comme en Algérie et le génocide des Héréros et des Namas vers 1904, le colonialisme après comme en Palestine). Si juif et arabe sont les noms du contrechamp de l’Occident, le contrechamp est divisé, de façon interne (avec le juif) et externe (avec l’arabe).
Pour en sortir, il faudra donc passer du deux au trois, de Léon Brunschvicg qui a été le professeur de la mère de Godard (« L’autre est dans l’un, l’un est dans l’autre et ce sont les trois personnes ») à Jacques Lacan qui aimait les rapports (« ce que l’on n’aime pas chez les autres, c’est soi-même »), en passant par Ibn Arabî (« L’essence des choses est dérobée par l’autre et l’autre, c’est toi »).
Le cinéma de JLG est un ABC (Le Gai savoir). On y joue à plusieurs jeux, on y chante plusieurs comptines. Amstramgram, un deux trois soleil, un deux trois nous irons au bois. Abracadabra Mao Tsé-toung Che Guevara (King Lear). Champ contrechamp hors-champ. « Eins zwei drei die kunst is frei » (Werner Pirchner, Kammersymphonie, « Soirée tyrolienne », dans Nouvelle Vague).
La troisième personne, ce n’est ni toi ni moi, ce n’est ni l’un ni l’autre, mais la troisième image qui saillit dans l’écart, sur l’écran de projection de notre cerveau (une équation donnée par l’exposition Voyage(s) en Utopie en 2006 : x + 3 = 1). La troisième, ce pourrait être l’arbitre ou le juge de paix, c’est plus sûrement le neutre, moins la fameuse neutralité suisse que l’avènement encore utopique d’un État binational en Israël-Palestine. Le neutre au sens de Roland Barthes et de Maurice Blanchot : ne-uter, ni l’un ni l’autre. La dialectique conduit moins à une synthèse définitive qu’à des synthèses provisoires et précaires (c’est l’hyper-dialectique défendue par Maurice Merleau-Ponty). Une relève qui rappelle que l’Aufhebung hégélienne a pour origine la traduction par Luther de la katargesis paulinienne, ce temps qui reste en désactivant les anciennes oppositions, que le christianisme a nommé agapé quand le marxisme l’a appelé le communisme (Giorgio Agamben).
« Cela s’appelle l’aurore » (la fin d’Électre de Jean Giraudoux citée à la fin de Prénom Carmen). Pensons au lamento du jardinier dans Nouvelle Vague qui a inspiré le titre Éloge de l’amour en inspirant aussi celui du livre d’Alain Badiou présent dans Film socialisme. La désorientation règne et une expression symptôme de la désorientation occidentale a été et reste encore l’orientalisme. Ce dont nous avons alors tant besoin est de retrouver l’orient : l’or et l’origine. L’enfance est l’aurore.
Algérie et Tunisie, Égypte et Palestine, d’accord, mais le Maroc ? On a évoqué Le Grand escroc. Le Livre d’image cite quelques films aussi, Tamaout (1971) de Marc’O et Dominique Issermann sur les fêtes à Marrakech et les hommes en bleu de Tan-Tan, Mille mois (2003) de Faouzi Bensaïdi, Fissures (2009) et Fièvres (2013) de Hicham Ayouch. Hicham, le prénom raccorde avec un héros d’Une ambition dans le désert. Surtout, Hicham Ayouch a un frère qui fait aussi des films et les deux ont pour mère une Juive française et un musulman marocain pour père. L’enfant est la troisième personne, l’amour au milieu des parents, une île pour Robinson et Vendredi. L’enfant dit aux uns et aux autres que l’on ne se suffit d’être ni un·e ni deux (France tour détour deux enfants).
Cela s’appelle l’enfance, l’Orient, l’aurore. Adieu au langage, Bonjour Cinéma et vice-versa.