Le trésor

Et puis,
J’aime les fenêtres ouvertes
Et les draps frais 1 .

C’était en septembre. Pour marcher dans la boue du chemin de la petite forêt, le favori de ma fille, il nous fallait de nouvelles bottes. On a alors traversé les interminables allées de ce magasin immense, avec son plafond de hangar où pendaient des vélos, des cossins gonflables et, carrément, des BBQ. Dans un décor d’oiseaux et de fragments de chasse et de pêche, tout ce qui se plante dans la terre était encore à vendre, et beaucoup d’objets tranchants aussi. « Ce magasin est pour les personnes qui aiment trancher des choses ? », a demandé ma fille. À perte de vue, des machines bruyantes et dociles, des fleurs scintillantes, des sapins en plastique et des ballons encagés, et par je ne sais quel détour, un monde minéral également, dressé au bout de tout ça, et enfin, juste à côté, une allée de vêtements bruns, là où se trouvaient les bottes.

Pour ma fille, il s’agissait d’un labyrinthe inépuisable de couleurs et de surprises, avec même des flamants roses : « des flamants roses, papa ! ». Oui, ils étaient là, à rabais, d’un rose indécent et chimique, là, avec leur petite patte pliée qui forme, appuyée sur le genou de l’autre patte, un triangle parfait. Mais pour moi, ce n’était qu’un Canadian Tire à LaSalle, grande arène du savoir-faire manuel et de la frénésie d’avoir. On avait donc choisi nos nouvelles bottes. Et près des caisses, animé par une pulsion défendable, celle d’un cinéphile ayant travaillé dans des clubs vidéo pendant trop longtemps, je me suis dirigé vers d’immenses fosses, appelons-les des fosses, qu’on retrouve désormais dans la majorité des grandes surfaces.

Ces fosses contiennent des films, vendus à rabais, ou pas. On pourrait penser aussi que les films qu’elles contiennent sont sans importance. Qu’elles servent plutôt de balises, assurant, à la façon d’un meuble fonctionnel, la bonne circulation du mouvement humain, qu’elles occupent un espace qui serait autrement gaspillé, qu’elles remplissent ainsi une mission obscure dans la chaîne huilée du capitalisme. Ces films sont donc là, dans ces fosses, ils ramassent la poussière, espèrent on ne sait plus trop quoi. Qu’on les achète ? Même s’ils sont affublés d’un prix insignifiant, cela semble assez improbable. Pourtant, on est tout le temps attiré vers ces fosses, je parle pour moi, même si ce sont un peu toujours les mêmes films qui s’y retrouvent.

Ce jour-là, j’ai néanmoins acheté Film socialisme de Godard, trouvé dans une fosse du Canadian Tire de LaSalle.

Tous disent la règle,
Personne ne dit l’exception 2 .

Film socialisme était donc dans cette fosse, couché entre un DVD de Paul Blart: Mall Cop 2 et de It’s Complicated (avec Alec Baldwin et Meryl Streep), et entouré de ces autres films dont vous avez oublié l’existence, que vous ne verrez jamais ailleurs que dans ces fosses, c’est-à-dire, à l’article de la mort, ces films qui connaissent les règles, qui ignorent la nuance, qui ne font pas de bruits, qui ne servent à rien d’autre qu’occuper le vide en s’y masquant, ces films que vous avez vus sans avoir besoin de les voir, qui n’existent presque plus, qui veulent être oubliés, ces films qui s’en viennent ici, dans ces fosses, pour mourir.

Qui d’autre que Godard aurait pu réaliser, en échouant dans les fosses de ce Canadian Tire de LaSalle, un naufrage poétique aussi improbable ? Godard venait de mourir et j’ai eu, en tenant ce DVD, l’impression magique et amère que ces fosses qui, il y a quelques années, en proposaient encore d’étonnants, venaient de m’offrir la plus précieuse de ses richesses. Qu’est-ce que cette trouvaille avait vraiment d’exceptionnel ? Qu’est-ce qu’une île, un empire, un désert ou une quincaillerie de la fin du monde, dépouillé de son dernier trésor ?

— L’argent est un bien public.
— Comme l’eau alors.
— Exactement.

Film socialisme, c’est l’histoire, qui n’en est pas une, d’un bateau bleu qui vogue vers quoi, on ne le sait pas, mais il le fait comme une énigme fatale, qui se buterait au vrai monde, au tranchant aigu des fables. Il forme un poème avec des hélices, et décrit peut-être dans sa course le reflet d’une rencontre avec le néant, ce qui correspondrait à la toute fin du film, avec quelque chose d’un gouffre, genre, d’un Canadian Tire de LaSalle. Il imagine le faste aux couleurs bruyantes, et entre parenthèses, tout délicatement, dans sa deuxième partie, avec une quiétude touchante et innocente un peu inhabituelle pour Godard (ce qui rend ces moments peut-être encore plus forts), quelque chose d’une Pénélope qui fait la vaisselle avec son fils, qui lave un verre de vin avec ses doigts. Sans dire qu’il reflète un mal ou un symptôme, comme on a là un grand film (une évidence que je peine à nommer, mais que je ressens très fortement), il montre, sans montrer, ce mal invisible, ce mouvement qui pond « des salauds qui sont sincères » et qui raconte, avec une sorte de justesse pour moi indéfinissable, les grandes et les petites tristesses : acheter un DVD, le mot Russie, le mot bonheur, l’invention de l’argent, celles « des choses comme ça ».

N’importe quoi
C’est très bien
Voilà n’importe quoi
C’est une famille de requins
Qui regarde un paquebot
En train de faire naufrage
Et le papa dit
Aux deux petits
Rappelez-vous, les enfants
Les femmes et les enfants d’abord
Ha, ha, ha
Au revoir
Monsieur Jean 3 .

Notes

  1. Jean-Luc Godard, JLG/JLG et autres textes, phrases, P.O.L, 2022
  2. Godard, 2022.
  3. Godard, 2022