Vu pas vue (Mireille Dansereau, 2019)

Sommaire : vu(s) pas vu(es)

Vu(s) pas vu(es)

Nommé d’après l’un des films de Mireille Dansereau, Vu pas vue (2019) — où la cinéaste ouvre la boîte de pandore des bobines de films pornographiques ayant appartenu à son père afin d’en interroger la matière et le croisement des regards et de secrets qu’ils impliquent —, ce numéro étend le sens de ce titre à un ensemble de phénomènes liés à la duelle visibilité / invisibilité ainsi qu’à certaines modalités afférentes qui la concrétisent.

Un dossier consacré aux films de Mireille Dansereau, dirigé par Rachel Samson et Maude Trottier, se saisit de la restauration (2021, par Eléphant) et de l’édition (2023, Canadian International Pictures) récentes de La vie rêvée (1972), premier long métrage de fiction réalisé par une femme québécoise, demeuré longtemps inaccessible. Ce retour de La vie rêvée dans notre imaginaire, avec ses personnages féminins inédits et son articulation formelle de rêve et de réalité, outre qu’il touche la nébuleuse qu’affrontent les méthodologies féministes depuis les années 1960 et 1970, à savoir l’invisibilité des femmes et de leurs œuvres dans l’écriture de nos histoires, est l’occasion d’organiser les voix qui attestent d’une nouvelle réception. Rassemblant des entretiens, des essais et des créations inédites, ce dossier interroge ce qu’agite la remise en circulation de La vie rêvée et redonne plus largement corps à la filmographie de Mireille Dansereau, un effort complété par une programmation sur Tënk où sont montrés quatre films de la cinéaste.

Trois contributions hors dossier étayent d’autres modalités de ce voir ne pas voir, de ces vu(s) pas vu(es). Dans son texte « De la difficulté d’être au présent », Ghada Sayegh, membre de notre comité basée au Liban, témoigne du paradoxe ressenti lors de son passage au Festival des cinémas différents et expérimentaux de Paris, qui a eu lieu du 11 au 15 octobre dernier. Puisant dans le film d’Aurélie Percevault À quelle distance tombe la foudre ? (2020), l’intervalle qui situe son propre rapport au monde, c’est-à-dire cet « espacement entre l’éclair et le tonnerre [qui] détermine la distance qui nous sépare du danger », l’autrice se penche sur son retrait momentané des images du monde, dialectisant son propre regard soustrait. « Dans le ciel d’un autre territoire, si loin, si proche, les éclairs qui illuminent ne sont pas ceux de la foudre, mais des bombardements… » « Quelle est la distance qui nous sépare de la Palestine ? », se demande-t-elle.

Chantal Partamian (archiviste et cinéaste) tisse une enquête en trois volets sur le premier film parlant égyptien, Awlad al-Zawat (1932) — en français Les fils à papa — de Mohamed Karim, film dont il ne reste aujourd’hui aucune copie. À partir d’une lettre écrite par le délégué du Haut Commissaire auprès de la République syrienne au Haut Commissaire de la République française à Beyrouth (un document d’archives croisé au Centre des Archives diplomatiques de Nantes — CADN), la chercheuse interroge le contexte entourant la réalisation et la réception de ce film, appelé à être interdit par le journal français La bourse l’année de sa sortie. Inspiré par un fait divers ayant alors fait grande sensation à propos d’une femme française accusée d’avoir abattu son mari égyptien, le film fut notamment qualifié de répulsif par un groupe de résidents français au Caire et a fait l’objet d’une plainte auprès du Ministère de l’Intérieur. Dans un deuxième temps, la chercheuse éclaire les modalités de censure et d’interdiction qui caractérisent la période durant laquelle le Levant fut soumis au Mandat français. Comme le met en évidence Chantal Partamian, de nombreux décrets visaient à réguler la production cinématographique, à en contrôler l’accès et inversement à s’en servir comme outil de propagande. Enfin, l’autrice se penche sur l’histoire de la dispersion et la conservation du patrimoine cinématographique égyptien de même que sur la responsabilité éthique, culturelle et morale qu’incombe aux sociétés d’acquisition des films, avec l’exemple de la société Founoon.

Voir ne pas voir

L’invisible participe de ce qui ne se montre pas ou de ce qui n’est pas montré. Il relève parfois des silences, parfois des absences. L’invisible, cependant, n’est pas dénué de voix, ni de signification. Il est le témoin privilégié de ce qui est là, mais qu’on ne voit pas. Et ce, d’autant plus quand il s’agit d’un état forcé. L’invisible devient alors une voix pour faire parler ce, ceux et celles qu’on ne voit pas. Une lecture « en creux » est, dans ce cadre, nécessaire. De quoi parlent ces zones invisibles ? Nous animons, dans un mouvement qui allie les traces existantes à l’imaginaire, ce qui n’est pas là. Les contours de récits se dessinent alors, révélateurs de la complexité de la réalité, de l’histoire, de la mémoire et des discours. Toutefois, est-ce suffisant face à l’oubli et à l’horreur ? Quand il y a censure, répression, étouffement, l’invisible est d’autant plus bruyant.

Le 6 novembre dernier, une soirée de projections en soutien à la Palestine consacrée à quatre films de Jocelyne Saab, a été annulée à la dernière minute par le Cinéma du Parc, cédant à la pression d’une pétition en ligne levée la veille qui accusait l’initiative d’antisémitisme. Cet évènement faisait partie d’une série de projections ayant pour titre « Du fleuve à la mer », organisée par un collectif d’organismes culturels basés à Montréal — Regards palestiniens, Feminist Media Studio, le collectif Dhakira, Le Sémaphore, Main Film, Cinema politica, le Cinéma Public, Palestiniens et Juifs unis (PAJU), Hors champ et Zoom Out — et visait à amasser des fonds allant à des organismes humanitaires palestiniens.

Lors de la reprise de ce programme à La Sala Rossa le 17 janvier 2024, le collectif Regards Palestiniens a contextualisé cette annulation à l’aune d’une série d’actes de censure s’étant produit durant les derniers mois, en rappelant la censure dont les films de Saab ont eux-mêmes été frappés du vivant de la réalisatrice libanaise. Que l’on pense aux circonstances du départ soudain de la conservatrice autochtone Wanda Nanibush de l’Art Gallery of Ontario (AGO) après qu’un groupe pro-israélien se soit plaint de l’appui manifesté par la conservatrice à la Palestine sur les réseaux sociaux ; au contrôle et à la censure même des posts pro-palestiniens qu’exerce Meta tels que les a documenté Human Rights Watch et tels qu’on en récolte ponctuellement les témoignages sur Instagram ou TikTok ; à l’annulation de la remise du prix LiBeraturpreis à l’écrivaine palestinienne Adania Shibli par la Foire du livre de Francfort, après que des journalistes et un critique littéraire aient accusé l’ouvrage d’antisémitisme. Depuis longtemps, les voix palestiniennes affrontent ces multiples actes d’intimidation et de censure, la puissance d’organisation d’Israël et connaissent, au moment où l’on écrit ces lignes, leur 107e jour de génocide.

Pour tenter de recréer l’espace de réflexion que visait aussi la soirée consacrée aux films de Jocelyne Saab et de réfléchir plus globalement aux conséquences de l’annulation de la soirée et au rôle des organismes culturels en temps de crise, une discussion collective a été organisée durant les RIDM. Modérée par Monique Simard, cette discussion a fait appel à Muhammad El Khairy et Farah Atoui (Regards Palestiniens), Aude Renaud-Lorrain et Philippe Bouchard-Cholette (Cinéma Public), Krista Lynes (Feminist Media Studio à l’Université Concordia), Sharlene Bamboat (travailleuse culturelle et cinéaste indépendante), Chantal Partamian (cinéaste et archiviste), Nour Ouayda (cinéaste et programmatrice). En voie de retranscription, le contenu de cet échange sera bientôt publié et pourra, nous l’espérons, servir de point de relance aux questions cruciales et éthiques qui y sont soulevées, pour nous aider à mieux voir ce qui est parfois, et longtemps, dérobé à la vue.

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DOSSIER MIREILLE DANSEREAU
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Ouverture
Rachel SAMSON, Maude TROTTIER, Vu(s) pas vu(e) : introduction au dossier
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Michèle COURNOYER, Puissance des fleurs
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Francine LARIVÉE, De rires critiques partagés : de la Vie rêvée à La chambre nuptiale
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Essai
Céline GOBERT, S’engager à devenir soi ou le chemin vers la vie « réelle »
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Entretiens
Féminismes à rebours : une conversation sur la part documentaire du corpus Dansereau avec Naomie DÉCARIE-DAIGNEAULT & Fanie PELLETIER
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Fictions
Marie-Eve DROLET, Moi aussi j’ai fait un rêve…
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Essai
Maude TROTTIER, Danser, courir, regarder : les corps de Mireille Dansereau
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Matières
Rachel SAMSON, Dansereau recycleuse
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Entretiens
Dansereau XP : un entretien avec Charles-André CODERRE
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Fictions
Jimmy BEAULIEU, Écoute,
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Index
Filmographie de Mireille Dansereau
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HORS DOSSIER
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Festival des cinémas différents et expérimentaux de Paris
Ghada SAYEGH, De la difficulté d’être au présent
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Le goût de l’archive
Chantal PARTAMIAN, Entre politique de censure et dispersion archivistique : Awlad al-Zawat (1932), le premier film parlant égyptien
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RIDM
Discussion collective, Le travail de la solidarité : le rôle des organismes culturels en temps de crise
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