Dansereau XP : un entretien avec Charles-André Coderre
Le 26 février 2023, les films de Mireille Dansereau Étude pour un lit et une baignoire (1971/2012) et Les Marchés de Londres (1969/1996] ont été au programme d’une soirée OK LÀ!, au Théâtre La Chapelle 1 . Charles-André Coderre, co-responsable de l’évènement et de l’organisme OK LÀ! revient sur la mise en performance du cinéma de Mireille Danserau et la remise en circulation de son œuvre.
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Maude Trottier : Des films de Mireille Dansereau ont été projetés lors la soirée du 26 février 2023 à La Chapelle Scènes Contemporaines, dans le cadre d’OK LÀ ! 2 , un organisme dont tu t’occupes avec Michaël Bardier et qui s’est donné pour mission de mettre en relation le cinéma performatif et la musique expérimentale durant des événements que vous dites « à géométrie variable », et qui sont souvent situés dans des lieux inédits. Peux-tu dire quelques mots sur OK LÀ ?
Charles-André Coderre : OK LÀ !, on a parti ça en 2017. C’est une initiative citoyenne liée au moment où j’ai déménagé à Verdun et rencontré Michaël Bardier, fondateur de l’agence Heavy Trip — il booke des tournées pour des artistes —, qui vivait aussi à Verdun à l’époque. Assez rapidement, ça a cliqué entre lui et moi., on s’est juste dit « on organise des shows à Verdun » et on a cofondé OK LÀ !, avec l’idée de présenter de la musique et des projections 16 mm dans le quartier. J’avais en tête des événements auxquels j’avais assisté : je pense à Radwan Ghazi Moumneh — il organisait à l’époque les shows dans le parking lot de l’Hotel2Tango —, puis à Dave Bryant (de Godspeed You! Black Emperor), et à la série de concerts Weekend In the Pines qui se déroulait dans son studio de musique [juillet 2009]. Et puis, tous les deux, Michaël et moi, on trouvait que le timing se prêtait à ce qu’il y ait des événements gratuits dédiés à la musique expérimentale et au cinéma performatif.
La première édition a été réalisée entre ami·e·s et a super bien marché. Elle n’était pas faite dans un esprit ambitieux, de toute façon, on n’avait pas vraiment d’argent. L’événement s’est déroulé au stationnement Éthel à Verdun, qui est un stationnement à étages. Et même si on avait convaincu les gens qui s’occupent de l’avenue commerciale de nous laisser l’accès au parking, puis de nous aider, on était juste deux à monter tout le matériel avec les musiciens et quelques amis pour tout redescendre à la fin du spectacle. On avait aussi approché à l’époque l’étiquette de disques Constellation qui a accepté d’être co-présentateur du premier événement. Tout le monde était super gentil avec nous. Il y avait comme musiciens, pour cette première édition : Radwan Ghazi Moumneh, Jessica Moss, Ben Shemie, et puis j’ai fait des projections avec Jessica. Bref, c’était que pour le trip et cet esprit est toujours resté par la suite. C’est, à la base, une initiative pour le plaisir.
M. T. : Pour la soirée du 26 février 2023, certains films de Mireille Dansereau ont donc été montrés lors d’une soirée OK LÀ !. Il y avait un dispositif précis. Peux-tu nous décrire quelle était l’idée de la soirée, sa configuration et son fonctionnement ?
C.-A. C. : D’habitude, et depuis la première édition, tous nos spectacles se déroulent au stationnement Éthel, et depuis deux ans, à la Maison de la culture de Verdun [Quai 5160]. Parfois, nous travaillons aussi en partenariat avec le Centre Phi ou d’autres organismes. Et puis, nous avons organisé une série au Théâtre La Chapelle en 2022-2023. L’idée de base pour cette série était de jumeler un artiste en cinéma qui réalise une projection et/ou performance en silence avec un artiste musical qui réalise une performance dans le noir. En février 2022, par exemple, Karl Lemieux a présenté une performance en silence en première partie de soirée, et Myriam Gendron, pour la seconde, s’est produite, éclairée par des chandelles 3 .
Pour la soirée avec Mireille, on a plutôt exploré une autre combinaison musique-projection. Les marchés de Londres (1969/1996) et Étude pour un lit et une baignoire (1971/2012) de Mireille ont été montrés en double projection 16 mm, d’abord en silence pendant une dizaine de minutes, puis peu à peu, avec la musique de Mathieu David Gagnon (Flore Laurentienne), en performance également. Ce à quoi s’est ajoutée une projection numérique qui consistait en une nouvelle version, un remix des Marchés de Londres fait par Mireille pour l’événement. On avait en somme un triptyque. Mireille s’est donc plongée dans la création pour notre événement, c’était aussi son idée, et c’est ça aussi qu’on a trouvé trippant. La performance a duré plus ou moins quarante minutes. Ça a été une sorte d’improvisation puisque Mireille et moi avions fait quelques visionnements des films ensemble au préalable, pour voir ce qui pouvait bien fonctionner, mais on n’avait jamais fait de visionnement avec Mathieu. Avant le spectacle durant la journée, il y a eu une répétition, Mathieu avait modelé quelque chose avant, mais la rencontre entre Mireille et lui ne s’est faite qu’à ce moment-là. Ç’a été un super bon moment. Je me suis retrouvé à opérer les machines, mais il n’y avait pas de manipulation autre que de lancer les projecteurs 16 mm et de partir le projecteur numérique.
Rachel Samson : Étude pour un lit et une baignoire et Les marchés de Londres sont des films de Mireille Dansereau qui ont la particularité d’être composés d’images tournées à fin des années soixante et au début des années soixante-dix, sonorisés ultérieurement (1996 pour Les marchés ; 2012 pour Étude). Comment s’est établi le choix de ces films, et comment s’est passé le travail en amont avec la cinéaste ?
C.-A. C. : Quand on a proposé à Mireille de participer à une performance, elle a mentionné que la Cinémathèque québécoise (CQ) avait des copies de certains de ses films qui lui appartenaient, et qu’elle pouvait donc ressortir, potentiellement. Nous avons contacté la Cinémathèque, qui est rapidement devenue un collaborateur à cette série de concerts (et d’OK LÀ ! en général). La CQ nous a permis de sortir des copies muettes, des copies de copies de ses films en 16 mm. La première étape, ça a été de sortir tout ce qu’on pouvait sortir en seize qui était à la Cinémathèque pour faire une sélection. Je n’avais pas vu Les marchés de Londres ni Étude pour un lit et pour une baignoire. Mireille, c’était avant tout quelqu’un que je connaissais par mes études en cinéma à l’université, c’est un nom qu’on entend dans nos cours de cinéma québécois et puis j’avais été amené à collaborer sur la bande-annonce de Vu par vue par l’entremise de Vidéographe. C’était vraiment une découverte pour moi, et la particularité de la découverte, c’est qu’elle se faisait avec elle. Avant ça, elle m’avait envoyé des liens vers certains de ses films, j’avais une petite idée avant qu’on les projette en seize, mais il y a eu tout de même beaucoup de surprise, je pense aussi à cette publicité…
R. S. : Coccinelle (1971) ?
C.-A. C. : Exact ! Mireille me racontait la genèse de ses projets, c’était fascinant. Le choix des films s’est un peu fait de lui-même. Dans Les marchés de Londres, déjà avec les images, il y a quelque chose de super fort, un document… On a essayé d’imaginer Les marchés avec d’autres films en faisant de petits tests, mais on sentait qu’on n’était pas dans le même univers. Le choix d’Étude pour un lit et une baignoire s’est fait de manière intuitive, lui aussi. Avec ces deux films, on a un témoignage d’une époque à deux endroits différents et qui fonctionnent bien ensemble : entre les poissonniers du marché de Londres et les jeunes sur le lit à faire des niaiseries, il y a quelque chose qui entre en relation et qui crée un effet peu loufoque. Côte à côte, les deux films se correspondent.
Je savais que Mireille n’avait jamais fait de performance en direct et que le cinéma expérimental n’était pas nécessairement son background. Et quand nous l’avons abordée, elle était un peu surprise de la proposition, je pense. Excitée, mais surprise. Je l’avais croisée au show de Karl Lemieux, et aussi aux projections de la rétrospective des films de Louise Bourque, organisée avec Hors champ. Elle m’a dit à un certain moment : « Ah le cinéma expérimental… Est-ce que moi, c’est assez expérimental ? ». Pour moi, il ne faisait pas de doute qu’avec la pellicule et la musique de Mathieu, quelque chose était pour se passer. Mais je pense que son doute lui est resté en tête, et c’est pour cette raison qu’elle s’est lancée dans la production de la nouvelle version des Marchés de Londres (2023) en ajoutant des effets vidéo ; ce qui a créé un truc assez intéressant au live, parce que c’était comme plusieurs époques qui se mêlaient.
M. T. : Le choix s’est en somme fait sur une base de choix de matières.
C.-A. C. : Oui, mais également sur une base thématique. On avait essayé d’intégrer des loops de plans de sa mère tirés d’Entre elle et moi (1992), dont la CQ possède une copie pellicule gonflée à partir de la copie vidéo, un film où il y a plein de gros plans sur des mains qui travaillent et qui sont super beaux. Il y avait vraiment des trucs esthétiques qui avaient du sens, mais quand on les mettait en relation, c’est comme si c’était un autre projet. Quand on a projeté Les marché de Londres avec Étude pour un lit et une baignoire, ça a été un match assez instantané. Je l’imaginais dans ma tête en silence, au son des projecteurs dans la salle du Théâtre La Chapelle, qui a la particularité d’être une toute petite la salle. Tu entends assez fort le bruit des machines, surtout quand il y a plusieurs projecteurs 16 mm. Et en effet, ça crée une ambiance unique.
M. T. : Tu as évoqué le fait que le nom de Mireille circulait dans tes cours de cinéma. Dans l’entretien réalisé pour ce numéro avec les cinéastes Fanie Pelletier et Naomie Décarie-Daigneault, et plus largement lors de nos communications avec d’autres artistes, toutes ces cinéastes nous ont dit qu’elles n’avaient pas eu accès aux films de Mireille Dansereau, qu’ils ne leur avaient pas été transmis. Ce problème de transmission est aussi à l’origine du travail de ce numéro. Personnellement, je n’ai vu La vie rêvée (1972) qu’en 2023 et Rachel en 2022, et nous étions toutes les deux très étonnées de ne pas avoir vu ce film avant. Quel a été ton premier point de contact avec le cinéma de Mireille Dansereau ?
C.-A. C. : La vie rêvée, je ne l’ai vu que récemment aussi. Mireille Dansereau, c’est un nom qui m’était familier, comme je le mentionnais plus tôt, mais ce n’était pas une œuvre que je connaissais, comme je le disais plus tôt. J’avais donc travaillé un peu par hasard avec Mireille sur sa bande-annonce du film Vu pas vue (2019), et quand Vidéographe m’a écrit pour me demander de collaborer au montage de cette bande-annonce, je me rappelle juste du feeling : « pour Mireille Dansereau ? Comment ça ? ». Je n’avais pas nécessairement une œuvre en tête, mais c’était à mes yeux quelqu’un d’important pour le cinéma québécois. J’étais un peu surpris et je me suis retrouvé là, en me disant que, si je pouvais donner un coup de main, pourquoi pas. Mon premier contact, c’était donc par la bande-annonce de Vu pas vue où j’ai juste un peu aidé au montage. Après ça, les autres films (et je n’ai pas tout vu), je les ai vus durant la préparation pour OK LÀ !
Michaël et moi, on est toujours en train de brainstormer sans contraintes, à réfléchir sur des projets inusités que l’on pourrait présenter. Je pense qu’en musique, l’idée de live, de faire venir des artistes, des musiciens qui n’ont peut-être pas fait de performance depuis un moment pour faire un show est plus commune qu’en cinéma. L’idée de la redécouverte d’artistes m’y semble plus forte. Dans ces années-là, on avait assisté à plusieurs concerts avec cet esprit, notamment pendant le festival Guess Who? aux Pays-Bas, je pense à Pharoah Sanders, au show hommage à Alice Coltrane, ou encore à l’inoubliable spectacle d’Alanis Obomsawin. Je crois qu’on était animé par un désir similaire. On avait juste envie de faire des rencontres. C’est un peu naïf. Pour Mireille, on ne savait pas trop dans quoi on s’embarquait quand on lui a fait cette proposition, je me disais : « Je l’ai déjà rencontrée, ça a bien été. Pourquoi ne pas tenter quelque chose ? » Quand on travaillait sur la bande-annonce de Vu pas vue, elle m’avait beaucoup parlé de son tournage avec The Living Theatre (Forum, 1969). Ça m’était resté en tête. Au départ, quand je lui ai écrit, j’avais en tête de travailler avec ces images-là. Tout ça pour dire que l’œuvre de Mireille, je pense que je l’ai découverte sur le tard. Quand je l’ai contactée, c’était vraiment en mode : « on va découvrir ce qui va arriver et ça va être trippant ».
Notre travail a été très collaboratif, j’ai trouvé ça hyper intéressant et gratifiant. Ce sont de belles rencontres, au final, qui permettent d’apprendre tellement de choses. Et c’est une chance qui me semble liée à l’idée de suivre le flot de ce qui se passe et l’intuition.
M. T. : Suivre son intuition, comme tu dis, parle aussi de démarche expérimentale. Se lancer sans savoir le résultat à l’avance, puis sans avoir une attitude trop stricte, trop serrée. Laisser les rencontres faire quelque chose. C’est ça que le cinéma expérimental explore aussi à travers les comportements de la matière.
C.-A. C. : Oui, tout à fait. Quand je pense aux films, il y a une forme d’exploration et un désir d’expérimentation chez Mireille, et on le retrouve également dans ses films. Quand j’ai vu Les marches de Londres, pour moi, c’était clair que ça fonctionnait avec OK LÀ !, ça s’imbriquait.
R. S. : Comme cinéaste, on pourrait te qualifier de matiériste (tu travailles avec la pellicule 16 mm à travers des chimies, différentes manipulations, divers gestes aussi), mais comme organisateur, c’est la rencontre et la mise ou remise en circulation de certains films qui deviennent la matière de ton approche et donnent une valeur expérimentale à ton projet. Peux-tu nous parler de ton rapport aux matières, et développer par contraste sur les interventions numériques expérimentales (qui ne sont pas sur la matière de la pellicule, mais davantage avec des logiciels) chez Mireille Dansereau, dans votre collaboration ?
C.-A. C. : Il y a comme le « classique cinéma expérimental » : pellicule, une tradition notamment issue des coopératives à Londres, à New York et compagnie, les Brakhage de ce monde. Mais il y a tout un pan de cinéma expérimental numérique fort, plus souvent associé à l’art vidéo. Je travaille en pellicule, mais j’essaie de ne pas être puriste, au contraire, de mêler les choses. Je ne suis pas attaché à la pureté du 16 mm ou autre. C’est vrai que le workflow me fait tripper en pellicule, mais je ne veux pas tomber dans le côté un peu rigide qui pense qu’« en pellicule, c’est mieux ». J’essaie de me tenir loin de ça.
Comment je travaille, c’est vrai, avec la matière des autres, dans le cas de Mireille, c’était vraiment plus une idée d’observation. Je n’allais pas faire un projet de found footage où Mireille m’aurait dit : « prends mes films, fais une création avec ». Là, on parle plus d’accompagnement, c’est un travail qui consistait à regarder avec elle. Ceci étant dit, on a quand même fait des choix et on a hésité à des moments. Par exemple, se demander si on met une lentille qui nous permet de voir les perforations de l’image. Mais on en a vu, du film brûlé et perforé. On en a vu en masse. Et par rapport aux interventions numériques, je ne saurais même pas te dire ce que Mireille a fait exactement. Je ne l’ai pas vue quand elle les a manipulés. D’après ce que j’ai compris, elle s’est amusée à les manipuler sur Final Cut Pro en ajoutant des effets, des presets, puis des effets de fondus et plein d’affaires. Pour moi, cette nouvelle version des Marchés de Londres, c’est un truc un peu étrange dans le bon sens, c’est comme une rencontre improbable entre des effets de montage. Elle est allée dedans comment elle l’a feelé. Dans ses interventions, je pense qu’elle a joué avec les imprévus aussi. Et de ce point de vue, ça correspond à une démarche qui m’est peut-être plus personnelle, où c’est beaucoup d’imprévus et d’accidents que la pellicule permet, et qui moi, me plaisent. J’ai l’impression que dans ce que Mireille a fait comme remix, comme réinterprétation, bien c’était aussi une série d’accidents et d’imprévus dans son rapport aux effets numériques.
M. T. : Par rapport à l’événement, as-tu reçu des échos à l’effet que tu projetais des films de Mireille Dansereau ? Est-ce que tu t’es fait poser des questions sur cette cinéaste ?
C.-A. C. : J’ai eu de très bons échos après le spectacle. Les gens étaient contents d’être là, dans un esprit de découvertes, et ils n’avaient jamais vu ces films-là. Mireille a présenté ses films avant et après la performance. Elle a parlé avec les gens, c’était un beau moment de rencontre, extrêmement chaleureux. La connexion avec la musique était bonne. Mathieu était au diapason de ce qui se passait. À la fin du spectacle, Mireille et Mathieu voulaient le refaire ! Autour de moi, le choix de Mireille a suscité de l’étonnement, puisque ce n’est pas une cinéaste expérimentale à la base.
M. T. : La remise en circulation des films de Mireille Dansereau dans ce contexte a aussi quelque chose de rafraîchissant. Il y a eu une rétrospective organisée à la CQ et d’autres projections entourant la restauration de La vie rêvée, mais ce cadre moins officiel et plus chaleureux et propice à la rencontre, avec des films aussi moins évidents, devait créer un effet d’ouverture très différent, un effet plus personnel. Il s’agissait moins de consacrer que d’intriguer.
C. -A. C. : Tu mets le doigt sur plusieurs choses. Par exemple, l’idée d’associer musique et cinéma dans un contexte live crée instantanément un type de rencontre avec le public très différent de celui que suscite le cinéma traditionnel. Il y a certainement quelque chose qui tient de la marge dans de petits événements comme celui-là, et qui créent une proximité avec l’œuvre. J’ai l’impression que ça donne envie de découvrir tout ce qu’il y a autour et qu’on s’approprie plus facilement ces images-là dans un cadre intime et performatif. Je suis sûr que quand tu découvres Les marchés de Londres en direct avec de la musique pour la première fois, et que c’est comme ça que tu découvres Mireille Dansereau, tu es curieux d’aller découvrir le reste de sa filmographie, d’une manière différente. C’est présenté sous un jour différent que celui d’une note de dictionnaire. C’est plus accessible, plus émotionnel et décontracté. Le musicien joue, les images roulent. J’en ai aussi fait l’expérience en tournée lorsque je devais présenter mes films. Il y a une grande différence entre présenter ses films dans un festival expérimental devant un public initié aux techniques, et aller faire un spectacle dans un bar avec du monde qui s’en vont voir de la musique et qui ne savent pas trop qu’il y a des images en plus…. L’effet est dix fois plus intense, il me semble. Les gens me demandent : « Ok, c’est quoi ça ? Des projecteurs ? 16 mm ? Comment ça marche ? C’est quoi ces images-là ? C’est-tu trouvé ? C’est-tu toi qui les as filmées, etc. ».
M. T. : J’aime beaucoup ton terme « décontracté » : l’idée d’une approche décontractée et expérimentale du passé. Et ceci m’amène à la prochaine question qui porte sur une autre forme de passé, dans ton propre travail. Dans tes films, tu travailles souvent sur le souvenir et, plus largement, sur des questions liées à la mémoire, avec détérioration, apparition et disparition de motifs. Tu as écrit aussi, au sujet de ton film Granular Film-Beyrouth (2016) : « Mes souvenirs ont maintenant leur propre vie, séparée de mon existence ». Cette question de l’indépendance, de l’autonomie de la mémoire et du souvenir, intervient très directement dans ce que tu fais. Et elle est aussi présente dans le cinéma du Mireille Dansereau. Par exemple, dans Les marchés de Londres où la cinéaste s’intéresse à des images qu’elle a tournées dans les années soixante, en les manipulant, les réactivant. À partir d’un certain moment de sa carrière, autour des années quatre-vingt-dix — et il me semble que ce tournant se fait à partir d’Entre elle et moi, le film sur sa mère —, le cinéma de Mireille Dansereau devient plus rétrospectif. As-tu réfléchi à ce lien entre vos deux approches ?
C.-A. C. : Il y a un fil conducteur. Je ne pense pas qu’il soit conscient. Et chacun de mes projets est, dans ma tête, différent. Je pense à Granular Film-Beyrouth (2016), un court métrage qui a été filmé à Beyrouth lors d’un voyage où nous allions y faire une performance de Jerusalem In My Heart. Dans les deux cas, ce sont des projets qui ont existé sous différentes formes avant d’exister sous la forme de courts métrages. C’est comme si, naturellement, le court métrage devenait juste une forme de souvenir indépendant du reste de l’expérience. Si je prends Granular Film-Beyrouth, ce film a été tourné dans le but d’être projeté en direct, et j’ai utilisé ces images-là dans des concerts pendant une année ou deux avant de les assembler pour en faire un court métrage. C’est pratiquement le in-caméra du tournage. L’idée de laisser un certain moment passer, puis de retravailler des images plus tard, je pense que ça amène aussi une autre forme de compréhension des images tournées ; à une autre approche de ces mêmes images.
Ça été la même chose avec Réminiscences d’une session d’enregistrement à Beyrouth… (2021). Ce film a été tourné pour être présenté dans le cadre d’un show live, spécifiquement lors d’un événement spécial au festival Guess Who? avec un petit orchestre et Jerusalem In My Heart. Finalement, j’ai été capable d’en extraire un petit court métrage pour qu’il y ait une trace, quand même. Mais ça s’est fait presque trois ans plus tard et assez naturellement, selon la façon dont je travaille. Même chose si on parle d’enterrer la pellicule. Dans La noirceur souterraine des racines (2022), il y a des images qui ont été filmées un an avant de se retrouver dans le film et la plupart des images abstraites sont tirées d’une même bande de films enterrés il y a cinq ans. À un certain moment, j’ai enterré toutes mes affaires au lieu de les jeter. Il en est ressorti une bande intéressante que j’ai retravaillée à la tireuse optique. Tantôt, on parlait de pellicule, et je trouve qu’il y a quelque chose de plus facile à traîner des films physiques avec soi qu’un disque dur. Ce n’est pas le même feeling, ce n’est pas le même rapport.
M. T. : La façon dont tu parles de ton rapport à la latence des images évoque une fascination pour la métamorphose et pour la transformation. Au contraire de la nostalgie, tu es plutôt dans un travail qui s’intéresse au futur de ce que la mémoire contient. Par contraste, je situerais davantage son rapport à la mémoire dans une démarche plus rétrospective qui est aussi liée aux moments de vos vies. Ça parle peut-être de votre âge respectif, mais ça parle aussi des façons de faire et des singularités. Comment vis-tu la dimension intergénérationnelle qui se pose dans cet échange ?
C.-A. C. : Avec OK LÀ !, je pense qu’on aime ça que ce soit varié, on aime avoir différents points de vue, on aime collaborer avec des gens qui ont plein d’expériences. Ça produit des rencontres aussi, on va dire, plus folles. Pour moi, ça va juste de soi. Je ne me dis pas : « Là… on va présenter quelqu’un qui a 17 ans, là on va présenter quelqu’un qui a 70 ans… OK, là… il va falloir… Attention… Comment on va faire ça ? ». Quand on organise un spectacle, l’idée, c’est de mettre en valeur les artistes. On se met à leur service. Ces événements créent non seulement des rencontres chouettes, mais aussi parfois, des façons de faire différentes, à certains égards, de production. Par exemple, quand on a fait venir Suzanne Ciani, une pionnière de la musique électronique, elle a invité les gens à aller voir son synthé après sa performance. Elle a pris le temps de parler avec le public. Avec Mireille et Suzanne, la rencontre avec le public était favorisée par l’idée de vouloir partager l’expérience, je crois.
M. T. : Étant donné que les rencontres sont organisées dans des espaces où les démarches expérimentales se rencontrent, ça aplanit la différenciation entre les âges. Et je trouve important que ces espaces intergénérationnels naturels existent. Dans la vie, ces espaces n’existent pas beaucoup, du moins en Amérique du Nord.
C.-A. C. : L’espace du concert, peut-être du festival de musique, peut le permettre naturellement, je crois. Pour OK LÀ !, y a les curieux de Verdun qui n’ont aucune idée de ce qui va se produire, et dont la curiosité est suscitée par le fait que l’événement est gratuit. Il y a aussi des passants qui vont entendre la musique et venir voir. Dans le deuxième étage du stationnement Éthel, il y a le son de la pluie, il y a des enfants qui courent. Le fait aussi que Michaël et moi ayons des enfants, ça fait en sorte qu’il y a toujours eu cet esprit-là, qu’il n’y a pas de gêne à ce qu’il y ait des enfants qui courent dans l’espace. Il n’y a pas de malaise, du genre « ah, les enfants vont trop déranger ». Naturellement, ça a créé un espace assez détendu pour tout le monde.
R. S. : Il me semble aussi que Mireille développe un intérêt pour le cinéma expérimental. Il y a des choses qui se mettent en branle pour elle depuis le OK LÀ ! de février 2023.
C.-A. C. : Quand vous avez parlé de nostalgie versus une approche moins nostalgique ; j’ai l’impression qu’il y avait les deux dans le show au Théâtre La Chapelle, il y avait son désir de créer avec d’anciennes images. Dans l’autre œuvre qu’elle a créée pour ce show, on n’était pas dans la nostalgie, même si elle prenait des éléments sur le logiciel de montage comme des effets rétro ou vintage. C’était vraiment dans une démarche de créer maintenant de quoi. C’était une création pure, je sentais, dans le présent.
M. T. : Et son désir de continuer à faire des films est très fort.
C.-A. C. : Ça me rejoint beaucoup. La connexion avec Mireille, pour moi, elle est dans ce désir de création, dans l’énergie de vouloir faire des films. Je comprends ce feeling-là.
Notes
- La soirée incluait également une performance conjointe du cinéaste Alexandre Larose et de la harpiste Mary Lattimore. ↩
- https://okla.quebec/. ↩
- https://lachapelle.org/fr/programmation/ok-la. ↩