DOSSIER MIREILLE DANSEREAU

De rires critiques partagés : entre Vie rêvée et Chambre Nuptiale

Telle une œuvre merveilleuse insuffisamment connue dans une œuvre merveilleuse insuffisamment connue, le travail de Francine Larivée m’a été révélé par le truchement du documentaire J’me marie, j’me marie pas, réalisé par Mireille Dansereau en 1973. Dans ce quadriptyque, la cinéaste interroge — avec toute la confiance qu’elle seule sait susciter — certaines de ses amies (Francine Larivée, Linda Gaboureau, Jocelyne Lepage et Tanya Mckay) au sujet de leur parcours professionnel, de la maternité, du « vieux geste » qu’est le mariage et, de manière paradigmatique, sur ce que les choix posés par ces femmes amènent de configurations de vie inédites (ou non), de positionnement, de façons de vivre et de penser. Inaugurant la série d’entretiens, le témoignage franc de Francine Larivée tout autant que les qualités de sa présence — lumineuse, rieuse avec ce je-ne-sais-quoi d’acharné — ont généré chez moi une adhérence simultanée. Par la voie du film de Dansereau et par le concours de la somme d’anachronismes heureux que cette cinéaste a semés sur mon parcours, j’ai ainsi été amenée à découvrir La Chambre Nuptiale (1975), une installation participative exposée pour une première fois en 1976 au Complexe Desjardins, formulant une critique satirique des matrices conjugales traditionnelles et de la société de consommation. Ma surprise fut grande. Pourtant formée à une histoire de l’art sensible au féminisme et à l’historiographie des femmes, je me suis étonnée de n’avoir jamais croisé durant mon parcours un travail aussi ample et historiographiquement marquant que cette Chambre Nuptiale de Francine Larivée, une œuvre que Rose-Marie Arbour, l’ai-je lu par la suite, a qualifié de manifeste et au statut exceptionnel dans le champ de l’art contemporain au Québec 1 .

Entre La vie rêvée et La Chambre Nuptiale, des liens de parenté à la fois évidents et souterrains se posent. Nous avons là deux œuvres inaugurales signées par des femmes qui abordent de plain-pied des préoccupations féministes en de singulières formules plastiques. Deux œuvres, en l’occurrence, dont l’« exposure » spontanée se corrèle à un effet d’effacement. Plus intimement, La vie rêvée trouve inspiration dans l’amitié de Mireille Dansereau et Francine Larivée qui ont aussi toutes deux travaillé à l’ONF et fomenté ensemble des visions du monde, amitié dont témoigne notamment la présence de l’artiste dans le documentaire J’me marie, j’me marie pas et la réalisation de l’affiche de La vie rêvée par Larivée. D’une artiste à l’autre, les apprentissages, les idées et les savoir-faire se commutent et se différencient, et ce faisant, formulent de façon dialogique tout un pan historique, à la fois formel, politique, imaginaire et thématique 2 . Et surtout, l’art et la pensée caracolent, rient en lançant des éclairs critiques, de part et d’autre, et cela est bon.

Dans le cadre de ce numéro, Francine Larivée nous a gracieusement offert sa parole, des photographies de La Chambre Nuptiale, de même que la permission de reproduire un texte qu’elle a écrit en 1975.

Maude Trottier
_______________________________

Francine Larivée et Mireille Dansereau dans J’me marie, j’me marie pas (1973).

Paroles recueillies (décembre 2023)

J’ai travaillé à l’ONF de retour de Montpellier où je venais de faire ma première année de Beaux-Arts en 1963. J’étais enfin libre de toute contrainte et je ne voulais d’autres obligations que celles de réaliser mes propres choix. À mon retour, je souhaitais travailler en cinéma d’animation et une occasion s’est offerte sous forme de stage, m’accordant la possibilité de collaborer pendant trois mois sur un film. Je me suis donc engagée au cours de l’été dans ce travail. Et puis j’ai repris les études pendant quatre ans aux Beaux-Arts (1964-1968) et j’ai fait des études de premier cycle en histoire de l’art (1970-1973).

En ce qui concerne les films de Mireille, ça s’est toujours fait en belle complicité. J’me marie, j’me marie pas fut pour moi le début d’un processus d’introspection, de mise à distance vis-à-vis des pièges du mariage. J’ai eu une réelle prise de conscience face au rôle secondaire, sans droit, que les femmes subissaient. Ça m’a fait réfléchir sur le fait que je devais moi-même bouger. Alors, à partir de là, je me suis impliquée, c’est-à-dire que j’ai engagé ma disponibilité et peu à peu formé une équipe.

Après La vie rêvée et J’me marie, j’me marie pas, je n’ai pas suivi la filmographie de Mireille parce qu’elle était prise avec des recherches de financement, et je l’étais aussi avec mes propres projets. Pendant l’élaboration de La Chambre Nuptiale, j’étais en scolarité de maîtrise en étude des arts. Nous avons obtenu un financement important pour la réalisation de l’oeuvre en 1975, Année internationale de la femme, un financement qui dépassait quasiment le demi-million Il a fallu bouger partout, partout, partout. Ç’a été spécial, mais les équipes étaient parfaites. On a travaillé comme il se devait. J’étais très bien entourée.

La Chambre Nuptiale

La Chambre Nuptiale, c’est une critique du mariage et des femmes subordonnées pour le restant de leur vie à n’avoir aucun contrôle sur leurs avoirs ou sur quoi que ce soit d’autre. Avec Mireille, on a parlé de la même chose, mais pas de la même façon, et pas non plus des mêmes questions.

La Chambre Nuptiale (1976), Complexe Desjardins. Fonds Francine Larivée, UQAM. 92p_5_a_4_1. Photographie de Marc Cramer (1976). Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

La Chambre Nuptiale (1976), Complexe Desjardins. Fonds Francine Larivée, UQAM. 92p_5_a_4_8 et 92p_5_a_4_13. Photographie de Marc Cramer (1976). Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

La salle un, « Les Catacombes », mesurait à peu près 76 pieds de long. Elle était constituée de sculptures hyper-réalistes. Ça remuait. Une visiteuse avait demandé de sortir. On avait d’ailleurs prévu une porte en guise de sortie d’urgence.

La salle deux, « La Chambre chapelle », était une réplique de lieu sacré, représenté par le grand Autel (l’autel du couple) et les autels latéraux (l’autel de l’homme et l’autel de la femme), mis en regard avec des bas-reliefs peints sur coussins capitonnés et le lit tombeau de la mariée, avec la belle au bois dormant morte à elle-même dans un catafalque.

Moment de la Chambre chapelle où tout devient kitsch dans l’œuvre.

Dans un troisième temps, les dispositifs des autels s’éclipsaient pour la présentation d’un petit film d’animation réalisé par Nicole Morisset, qui portait sur le partage des tâches entre les petits et les grands de la famille. À la sortie de l’œuvre, les visiteur·e·s 3 accédaient à l’aire d’animation où des animateur·e·s accueillaient les personnées intéressé·e·s à échanger. Les échanges pouvaient avoir lieu avec les animateur·e·s ou entre les visiteur·e·s.

Le transport de l’oeuvre vers d’autres lieux de présentation exigait quatre camions-remorques de quarante pieds.

Salle 1
Les Catacombes étaient répartis en 13 cubicules sur roue. On y trouvait 73 personnages de sculptures hyper-réalistes figés en « stop actions ». – dimensions : 21.32 mètres de longueur par 2.3 mètres de hauteur par 1.5 mètres de largeur;

Salle 2
1) Vue d’ensemble des trois autels : 1. de l’homme ; 2. du couple et 3. de la femme. Matériaux : peintures sur satin cousu, fait main et autres matériaux pour le lit-tombeau qui incluait également un mécanisme. — Dimensions : 50 mètres de surface x 5.5 mètres de hauteur.

2) le lit-tombeau du couple : baldaquin : dimensions : 4.1 mètres de hauteur par l.9 mètres de longueur ; les mariés ; deux personnages automates au-dessus du lit-tombeau d’une mariée morte à elle-même.

Salle 3
Aire d’animation accueillante, bien aménagée, qui permettait l’échange et la réflexion avec les animateur·e·s et les visiteur·e·s.

La Chambre Nuptiale (1976), Complexe Desjardins. Fonds Francine Larivée, UQAM.92p_5_a_4_16. Photographie de Marc Cramer (1976). Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

La Chambre Nuptiale (1976), Complexe Desjardins. Fonds Francine Larivée, UQAM. 92p_5_a_4_20_29 – 30 – 31. Photographie de Marc Cramer (1976). Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

Ce n’est pas tout le monde qui est riche, ce n’est pas tout le monde qui a les moyens. Ce ne sont pas toutes les femmes qui vont faire un baccalauréat ou des études. Cette œuvre s’adressait à tout le monde, ce pour quoi elle a été exposée, au départ, en dehors des musées.

À l’époque, il y a eu comme un petit scandale. Notamment la réaction d’un curé. J’étais à l’entrée de La Chambre Nuptiale, devant cette sculpture qui représente l’accouchement, au moment où le bébé sort du vagin. Ce curé m’a dit : « Vous n’avez pas honte, vous ? » Je me souviens lui avoir dit : « D’où est-ce que vous pensez que vous venez, vous, monsieur ? On naît comme ça depuis la nuit des temps ». Il a fait une dénonciation au journal La Presse, il me semble, ou quelque chose du genre. Mais de façon générale, les gens étaient captés, captifs, intéressés. D’abord, en silence, parce qu’il y avait de la musique dans les deux salles et avec l’aire animation, ça devenait autre chose. Beaucoup de femmes égaient très touchées, pour ne pas dire… pas loin des larmes. C’était très beau à voir. Je restais à distance de l’aire d’animation, laissant mes animateur·e·s effectuer leur travail. Un jour est arrivé un homme, une espèce de « bonhomme » mal luné qui s’est mis à agresser verbalement une de mes animateures… Je lui ai demandé de partir. Mais en somme, personne ne s’est vraiment scandalisé. Des parents emmenaient les enfants. Une équipe du canal douze est venue interviewer les gens à la sortie de l’oeuvre… des membres m’ont dit : « On voudrait vous dire que le public est offensé, mais ce n’est pas compliqué, ils sont très intéressés…» Personne, à part ces deux hommes, ce harangueur et ce curé, se sont insurgés.

La Chambre Nuptiale, salle 2, Chambre chapelle, L’autel de la femme (détail). photographie de Marc Cramer (1976), coll. de l’artiste. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

Ça me disait « Continue ». J’avais aussi fait appel à des centres d’aide en santé physique et mentale, mis à disposition du public à même l’entrée de La Chambre Nuptiale. Il y avait une affluence constante. C’était quelque chose. Je suis heureuse d’avoir réalisé cette œuvre…

En même temps, quand tout a été fini, j’étais tellement brûlée que j’ai dû arrêter pendant plusieurs mois, voire un an et plus.

J’étais préoccupée par les changements du/des climats et la nature. J’ai entamé un travail avec des chercheur·e·s en écologie, en botanique et environnement, une recherche répartie sur une quinzaine d’années qui m’a amenée à faire de grandes productions à l’intérieur et à l’extérieur du bâti. Ces grandes productions incluaient des tests et des expériences avec du matériel vivant, plus spécifiquement des mousses vivantes, et ont pris place aux halles de la Place Ville-Marie dans le cadre de l’exposition Actuelle 1 (1983). Par la suite, j’ai fait des interventions : au Musée d’art contemporain de Montréal dans les jardins à l’extérieur et puis à même la nature, cette fois aux Jardins de Métis. J’ai décidé de faire, à un moment, des 1 %, parce que je me disais que les gens à qui je voulais parler n’étaient pas dans les musées ou les galeries. J’ai fait de l’art public pour donner quelque chose que les gens peuvent s’approprier. C’est fait pour ça les grandes œuvres : s’approprier une beauté qui peut inspirer aussi.

Aire d’animattion. Fonds Francine Larivée, UQAM. 92p_5_a_4_4. Photographie de Marc Cramer (1976). Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

________________________

La Chambre Nuptiale, Francine Larivée (1975)

La CHAMBRE NUPTIALE, c’est un trip de quelques années, pondue après un an et demi de cogitation intérieure, réalisée en 70 000 heures de production, échelonnées sur trois ans, en commençant avec la « Belle année internationale de la Femme », en 1975, avec une ribambelle d’une soixante-quainzaine de tripeuses·tripeux, pantenteuses·pantenteux, travailleuses·travailleurs, artistes, penseuses·penseurs, sous-payées (és), ayant sur le bout de la langue les mots « Faut’le faire », entre les puenteurs [sic] avariées des 4 Frères, à côté, sur St-Dominique et la colonie de souris de l’Atelier 19, du 0400 Atwater, à Verdun, collé au chantier de construction du métro, de la boue, du trou, des inondations et des égouts qui débordent, de la misère pauvre, pauvre d’argent pour faire et pour vivre, malgré le super dépassement de chacun.

La CHAMBRE NUPTIALE dénonce nos gestes faux, infantiles, malhabiles et résignés. Elle reflète bêtement le miroir du vide quotidien entre le « pipi room », la cuisine, le métro, la .job », les rôles d’hommes, de femmes, d’enfants, d’animaux, la violence du silence, le pouvoir, l’entendu du compromis des rapports de classe, la torpeur du sexe et la pauvreté des sentiments, l’absence d’amour et surtout le manque total d’autonomie.

« Blanche et or », la CHAMBRE NUPTIALE, cirque cynique, cul-de-sac de l’amour mort-né, dans le satin coussiné, capitonné, ennuyeusement bourgeois, écrin de pièges, de jeux institués, désuets, stupidement perpétués, cousu de fil d’or, critique le vécu du couple contemporain, marié ou pas. Elle s’insurge et s’impose comme un réveil-matin à chaque endormi qui la visite et secoue les tympans engourdis par les battements de l’angoisse quotidienne.

Module circulaire de quarante pieds de diamètre, par dix-neuf pieds de hauteur, dans son centre, la CHAMBRE NUPTIALE, pavillon thématique itinérant, s’aménage en trois salles. La première forme un collet avec la régie technique qui encercle les deux autres salles. Elle a 70 pieds de longueur, sa hauteur étant de sept pieds et demi et sa largeur de cinq pieds. Soixante-treize personnages-sculptures, grandeur nature habitent ce lieu-catacombes qui symbolise les stratifications du développement affectif. La salle 2, la chambre-chapelle, plus tard convertie en salle 3 pour le fil, occupe une surface d’une trentaine de pieds par une hauteur de dix-huit pieds. Elle forme un tambour de toiles ou fonds de scène qui se lève pour faire place à l’écran tendu à la structure qui supporte l’exhibit.

La chambre-chapelle illustre le quotidien de l’homme, de la femme, du couple et de leurs idéaux. L’ensemble du décor se divise en trois autels composés d’à peu près soixante-quinze peintures, peintes sur un satin coussiné et brodé à la main. Le contenu de ces tableaux confronte les cultes, l’idéal et la réalité. Au centre, dans le lit-tombeau baisent des automates tandis que git dans le bas une mariée, morte en ce jour, à elle-même et devant l’auteur du couple se dressent des mariés inhabités, absents, dont on ne voit que leur forme dans leurs habits vides.

[Dans] la salle 3, un film traite de l’autonomie à l’intérieur d’une famille. Il permet d’établir un lien entre les deux autres salles et l’animation qui suit la visite. Après le film, à l’extérieur, des animateurs donnent aux visiteurs la possibilité de communiquer leurs réactions et de partager cette expérience avec d’autres individus. Un questionnaire est remis à chaque personne intéressée à le remplir.

À chaque présentation de la CHAMBRE NUPTIALE, des groupes de femmes, des groupes communautaires et des organismes concernés par le couple se joignent à l’expérience, rencontrent les groupes visiteurs et offrent les services qui les concernent.

Aujourd’hui, nous en sommes à mesurer notre démarche, à corriger l’approche ou à modifier notre mode d’animation, aussi à établir des collaborations avec les organismes et les groupes communautaires susceptibles de l’utiliser comme outil d’animation dans leur milieu.

La première énergie qui a déterminé une telle réalisation, fut la volonté de dénoncer les coulisses des « vices cachés » de la vie de couple, la seconde fut de décoder les jeux de scène du théâtre des sous-réalités sociales soumises aux valeurs du plus fort et la troisième d’articuler des collaborations qui permettent l’éducation et l’apprentissage au vécu autonome des individus et de la collectivité.

Notes

  1. Deux ans avant The Dinner Party de Judy Chicago, autre œuvre-manifeste du féminisme (quant à elle tout à fait consacrée) que l’on peut voir aujourd’hui au Brooklyn Museum, La chambre nuptiale inaugurait dans le champ des arts plastiques au Québec une proposition féministe nodale, en connexion avec l’ouverture de l’art aux formes d’intervention sociale et l’idée reprise d’« art total ». Élaboré grâce au soutien du GRASAM (Groupe de recherche et d’action sociale par l’art et les médias de communication), l’œuvre a été exposée à quatre reprises : la première fois au Complexe Desjardins en 1976, au Carrefour Laval la même année, à Terre des Hommes en 1977, et enfin, durant l’exposition Art et féminisme, au Musée d’art contemporain de Montréal en 1982. Au sujet de La chambre nuptiale, on lira (entre autres) dans l’ordre déchronologique : Anithe de Carvalho, « La Chambre Nuptiale de Francine Larivée : une œuvre issue du modèle de la démocratie culturelle ou quand l’art féministe néo-avant-gardiste s’intègre à l’establishment », Journal of Canadian Art History / Annales d’histoire de l’art Canadien, vol. 34, no 2, Women and the Artistic Field / Les femmes et le champ artistique, 2013, p. 109-139 ; Jocelyne Aubin, La Chambre Nuptiale, mémoire de maîtrise, Montréal, Université Concordia, 1994 ; Rose-Marie Arbour, « Dissidence et différence : aspect de l’art des femmes », Déclics, art et société. Le Québec des années 1960 et 1970, Montréal, Fidès, 1999 ; Yves Robillard, Vous êtes tous des créateurs, ou, Le mythe de l’art, Montréal, Lanctôt, 1998, p. 30-31.
  2. C’est aussi Francine Larivée qui a réalisé l’affiche de La vie rêvée.
  3. Ce style d’écriture inclusive est le choix de l’artiste.