DOSSIER MIREILLE DANSEREAU

S’engager à devenir soi ou le chemin vers la vie « réelle »

La famille
Le père, la mère
L’homme idéal
La bulle protectrice, bourgeoise
Les rôles sociaux, le couple

Tout faire voler en éclats.

S’il existe un imaginaire féminin, un espace de rêve commun où les femmes se projettent au lieu de vivre, emprisonnées comme protégées dans ce que Dansereau appelle « un état de ouate 1  », il faudrait alors l’envoyer valser. Le dynamiter pour se libérer. S’en débarrasser comme l’on se délivre d’un costume, d’une peau, d’une illusion. Par de nouvelles images, remplacer les anciennes. Celles de l’éducation. Des publicités. Du cinéma. Celles faites par les hommes. Celles projetées par d’autres. Celles que l’on aimerait projeter pour les autres. Quitter la « vie rêvée » tiendrait ainsi du « désencagement ». Comprendre : le contraire du désengagement. Ce serait sortir (délibérément, activement) de sa cage dorée et s’engager à devenir soi.

« Pour moi, ce qu’il y a de plus important pour les femmes, c’est d’arrêter de mettre l’amour au centre de leur vie et d’avoir une vie créatrice, de faire de leur vie une œuvre d’art comme disait Henry Miller » 2 .

Chez Dansereau, ce qui reste à l’état de pensée, sans possibilité d’incarnation libératrice, a le potentiel d’enchaîner. Son film Forum (1969), véritable document d’époque tourné à Londres, est en ce sens révélateur. Il prend la forme d’un débat entre le réalisateur de la BBC James Cellan Jones et un membre de la troupe de théâtre expérimental « Living theater », Steve Ben Israel, autour de la question « Le théâtre révolutionnaire est-il possible à la télévision ? ». Autour d’eux, des étudiants du Royal College of Art, des intellectuels et des artistes de l’époque (incluant le sculpteur David Autie) sont assis en cercle et abordent directement ou indirectement de multiples questions complexes : à quoi sert l’artiste dans la société ? La subversion est elle-même possible dans certains systèmes économiques ou bureaucratiques ? De quelles manières la tension entre répression et liberté est-elle politique ? L’œil attentif de Dansereau y capte alors volontairement le mouvement de l’intellectualisation à l’émotion, la scène passant d’une orgie de mots frisant la logorrhée à l’expression brutale de la colère, puis à la confrontation entre les deux hommes. « Je savais qu’en mettant ces deux personnages face à face, ce serait explosif », explique-t-elle, dans un entretien pour la revue Séquences en juillet 1978 3 . Bien qu’il semble à première vue détonner dans la filmographie de la cinéaste québécoise, ce documentaire d’une heure, majoritairement centré autour d’une parole masculine, a en fait tout à voir avec son plaidoyer pour la révolution du soi : il donne à contempler l’expression d’une identité révoltée (celle de Ben Israel) donc libérée, et qui fait de la révolte, le sujet même de sa revendication. « I am angry ». Je ressens donc je suis. Je suis en colère donc je peux exister. Après tout, lorsque Cellan Jones ne cesse d’entendre « Hate » dans la bouche de Ben Israel — « Hate » obstinément, effrontément, au lieu de « Angry » — se refusant à « établir une connexion » comme lui reproche son interlocuteur — et donc nécessairement à confronter toute émotion —, c’est la fin de tout avancement, la forme la plus totale d’annihilation du soi.

Forum (1969)

À l’instar du choix formel de montrer cette confrontation, le cinéma de Dansereau s’appuie sur l’expression d’une opposition de valeurs et d’un conflit d’idées entre deux personnes ou groupes qui entretiennent des visions différentes du monde dans le but de faire émerger la possibilité d’une libération. L’expression du conflit est chez elle résolument reliée à l’intime ou, du moins, semble devoir obligatoirement l’être. Le conflit est un moteur. Sans lui, le cadre et la vie sont immobiles, des prisons. Si elle considère d’ailleurs que Forum « fut un succès », c’est parce qu’après sa diffusion à l’école d’art, les gens « se sont mis à parler » et à discuter « abondamment 4  ».

Que se passe-t-il à l’intérieur du champ lorsque deux visions de l’existence et de la société s’opposent ? La réponse est exactement ce qui intéresse Dansereau. Elle y trouve en premier lieu une coexistence, voire une interdépendance du ressenti et du politique, venant confronter le confort et le silence d’un monde bourgeois qui l’indisposent. Le quotidien ankylosé dans les non-dits et le paraître à tout prix : voilà les antagonistes parfaits à toute forme de libération. Ressenti et politique : Dansereau les lie donc d’une étonnante manière, dans le sens où ce n’est pas l’intellect qui ramène au politique dans ses films, mais bien un affect, souvent viscéral, l’acceptation même d’une émotion, inexprimable ou inexprimée. Il s’agit d’une émotion le plus souvent niée par l’autre, que ce soit par son silence ou son refus d’entendre, et qui pourtant permet au politique d’être appréhendé dans son entière réalité, pas seulement en termes d’idées ou d’abstractions. « Jusqu’à ce qu’on le ressente, on ne sait pas de quoi on parle », dit Steve Ben Israel. Face au dialogue impossible, il quittera la discussion, crachant carrément sur la caméra, après avoir fustigé les images de violence perpétuelle que propose la télévision, un spectacle de violence aliénante qui a tout d’une « anti-vie », juge-t-il.

Il y aurait donc une fausse vie, qui s’opposerait à la vraie vie.

« Anti-vie », soit une vie sans vie, un terme que prononce également une jeune femme évoquant sa mère dans un autre documentaire de Dansereau, J’me marie j’me marie pas (1973), lequel donne la parole à quatre trentenaires sur des sujets liés au couple, au mariage, à leur rapport aux hommes. Sa mère, dit-elle, a rejeté « l’aventure » pour suivre « la ligne droite ». Une anti-existence comme un mensonge. Sans élan vital. Sans exploration.

Vivre serait donc éteindre la télévision.
Vivre serait donc « la fin d’imaginer plutôt que de vivre » (La Vie rêvée).

Ce n’est pas un hasard si le premier plan de l’œuvre de Mireille Dansereau, dans Moi, un jour (1967), est celui d’une jeune fille de 14 ans qui condamne ses parents, coincée là, au milieu du cadre, entre un père et une mère qui ne se parlent jamais. Il annonce tout de son cinéma à venir. D’un côté, le silence du père. De l’autre, la beauté muette de la mère ; une beauté que le premier accueille « comme si elle lui était due », dira la jeune fille. Ce premier plan est l’absence de conflit même, une image que Dansereau cherchera à défaire toute sa carrière durant. Car le conflit, c’est encore communiquer ; c’est la permission de sortir du cadre, de ressentir, quelque chose, n’importe quoi. « Je ne pourrirai pas ici », assure l’adolescente (et l’alter ego probable de la réalisatrice) dont le monologue interne continuera de s’exprimer dans les films suivants de Dansereau sous d’autres traits, d’autres visages. Les mots… si importants dans son œuvre, à condition qu’ils permettent de ressentir, qu’ils ne condamnent pas au ressassement, à la suranalyse, à une intellectualisation qui enferme les êtres et les étiquette. Moi, un jour : le titre même fantasme une liberté.

Moi, un jour… (1967)

Mais il y a ce fleuve, cette Île-des-Sœurs, ces immeubles, cette cage ; et au-dehors, ce pays vaste qu’on ne connaît pas.

Mais il y a Montréal, la geôlière. Territoire insulaire dont il faut sortir « en empruntant un pont », souligne la jeune fille, c’est-à-dire en passant d’un point A à un point B, comme l’on passe d’un état à un autre. Pas de liberté conquise sans transformation. « Ma mère, qui vivait une vie “insulaire” », dit l’une des femmes interviewées dans J’me marie j’me marie pas. Toute une vie à ne passer que de son mari à ses enfants. Le couple comme une île. Isolée. Penser à soi devient alors politique. « Je ne pourrirai pas ici ».

Chez Dansereau, cet engagement à devenir soi exige, de manière très freudienne, de tuer le père et la mère, assassinats symboliques hautement émotionnels s’il en est. L’image idéalisée du premier. L’image abhorrée de la seconde. Dans L’Arrache-cœur (1979), le personnage principal devra confronter la figure maternelle, afin d’être capable de vivre sa vie de couple et d’embrasser son propre rôle de mère. Encore une fois, comme dans plusieurs de ses films, les mots n’ont d’intérêt pour Dansereau que si la parole engage la métamorphose — et son envers, la perte. Dans le troisième segment de Famille et Variations (1977), autre documentaire qui pense la cellule familiale, le dialogue sans tabou entre les parents et les enfants de la famille Bournival autour de l’échec du mariage des premiers se révèle une voie royale pour « stimuler l’indépendance » des seconds, comme le voudrait la mère.

En réalisant L’Arrache-cœur, la cinéaste québécoise met en pratique cette volonté d’indépendance et de création qu’exprimait Miller, soit de faire de son œuvre sa biographie. Mère d’un petit garçon, elle appartient à une génération qui remet en question l’existence étriquée et la parole toute-puissante de sa mère : « Le jour que tu décides d’avoir un enfant, tu deviens comme ta mère, et le conflit éclate. Alors on est amené à se poser des questions, à se demander : d’où l’on vient ? Quelle sorte de mère on avait ? Quelle sorte de fille, aussi, on était ? C’est une nouvelle prise de conscience qu’on est amené à faire 5  ». Cette remise en question apparaît d’autant plus nécessaire que l’engagement à être soi, à être libre, semble se transmettre (ou ne pas se transmettre) d’une génération à une autre. Cette préoccupation de la cinéaste pour l’héritage légué à la prochaine génération et pour la nécessité des remises en question brutales se révélait déjà de façon subtile dans Forum, où sa caméra filmait avec insistance un enfant se promenant au milieu des participants au débat avant d’être confronté, impuissant, à la violence de la discussion.

Les fausses images

Mais pour se trouver soi, encore faut-il se débarrasser des fausses images, incluant celle de l’homme idéal, de celui qui débarque et qui emmène ailleurs, qui empêche de « pourrir ici ». Déjà dans son premier court-métrage, il est partout, là, dans le cadre et dans la tête, il sert de révélateur à l’intériorité féminine, il ramène à la surface ces pensées secrètes qui veulent conquérir le monde, cette partie de soi qui veut « brûler ces maisons » et s’enfuir (Moi, un jour). Dans La Vie rêvée (1972), Jean-Jacques est l’incarnation de ce leurre à mettre en pièces. Il n’y aura d’autonomie pour personne sans extraction de ces fausses images de ce qu’est censé être le bonheur. La conquête de la liberté relève en premier lieu d’une résistance à l’ordre établi. Chez Dansereau, les idéalistes ne sont pas des êtres libres.

Luc Perreault, « À quoi rêvent les jeunes filles ? », La Presse, 29 juillet 1972.

Moi, un jour, transformée. Un jour duquel renaître, toute neuve, dit la jeune fille, mais aussi toute seule. « Par moi-même ».

« Fais-tu les choses pour les autres ou pour toi ? », demande Virginie à Isabelle dans La Vie rêvée. Virginie peint, crée, n’a pas besoin d’un homme. L’amitié qui liera les deux femmes permettra à Isabelle d’accéder elle aussi à une forme de libération : « J’ai le goût de vivre là, de faire quelque chose ». Même s’il est toujours plus facile d’imaginer que de vivre.

Dans Compromise (1969), les fausses images sont les photographies de célébrités qui ornent les murs comme autant d’idéaux à atteindre et de promesses non tenues : difficile pour l’amant somme toute banal qui enfile son slip au petit matin ordinaire d’égaler le charisme d’un acteur de papier ou la prestance d’une statue grecque. L’art, tout autour de soi, toujours plus beau que la vie. La vie, elle, jamais à la hauteur. Et toujours un conflit d’idées et de valeurs : ici, la barrière de la langue entre la jeune canadienne-française Madeleine et l’anglais Peter, les différences culturelles qui séparent.

Les mannequins dans les vitrines.
Les façades des maisons.

Compromise (1969)

La Vie rêvée déchire (littéralement) ces images : une fois que le rêve s’est cogné à la réalité, il éclate comme une bulle de savon, cocon fragile, « ouate » protectrice ; il ne reste que le monde et le soi réels. Au lit, le vrai Jean-Jacques, penaud, moche et décevant dans ce matin blafard, ne peut rivaliser avec le Jean-Jacques fantasmé, celui même qui a servi à baptiser le chat de ses initiales, JJ. « Maintenant, je suis libre ! », crie Isabelle, libérée des fausses images, affranchie de la recherche d’un père fantasmé qu’elle n’a pu détruire qu’en se confrontant à la réalité, toujours décevante, jamais comme on l’imaginait. Encore une fois, il a fallu ressentir la perte jusque dans sa chair.

Se trouver soi-même

Ce que font les femmes, de mère en fille, pour s’assurer d’entrer dans des cases, est au centre de J’me marie j’me marie pas. Tous les souvenirs des mères évoquées dans le film renvoient à des femmes qui ont « toujours vécu au service des autres ».

Mais comment faire co-exister son soi auprès de celui d’un autre ? Conflit intérieur auquel conduit tout droit le couple tel que pensé par la société.

Si les quatre témoignages du film sont féminins (une artiste, une journaliste, une traductrice, une cinéaste) et centrés sur des préoccupations hétérosexuelles reflétant le zeitgeist d’une époque marquée par les mouvements pour les droits sociaux et les droits des femmes, ils mettent en lumière des enjeux qui, 40 ans plus tard, se sont étendus aux couples de toute nature ; aujourd’hui, tous pourchassés par le démon du conformisme. Le cinéma de Dansereau ne manque ainsi pas de résonner jusqu’en 2024. Ce n’est pas tant la famille ou le couple que la réalisatrice remet en question, mais la façon que l’on a de vivre en famille ou en couple, en se condamnant à (re)jouer un certain rôle, une certaine dynamique. La première interviewée (Francine Larrivée) assure qu’être en couple a diminué sa productivité et son fonctionnement. Le couple annihilerait l’autonomie, empêcherait d’intégrer les fantaisies à la vie, de faire que chacun puisse déployer son propre monde « de réalités et d’irréalités ». « Je trouve que c’est très important, la solitude, dans le quotidien », confie-t-elle à la caméra, pour créer, surtout se déployer, créer comme l’entendait Miller et comme l’entend Dansereau. Bien sûr, ce n’est pas un hasard si ces quatre femmes sont toutes des intellectuelles, les premières à avoir gagné leur vie en toute autonomie, le couple étant d’abord une nécessité économique qui sert la perpétration d’un système (patriarcal et capitaliste). Féministe, Dansereau invite également les hommes à y redéfinir leur place ; à l’image de ce jeune père qui ne travaille pas pour s’occuper de son bébé, qui assume de ne pas correspondre aux images que la société associe à la virilité.

« Est-ce que c’est nécessaire de s’annihiler dans l’amour, devenir servile, dépendante ; est-ce qu’on ne peut pas aussi aimer et demeurer autonome ? » 6 .

À cette question, la société préfère brandir le couple comme « une assurance de ne pas finir toute seule et malade », dit l’une des quatre femmes. L’idée d’un couple comme un mantra magique qui éloigne le mal. Pensée de fillette se rêvant princesse. Pensée de petit garçon se rêvant prince.

Une vie rêvée.

Tout envoyer valser.

Le cinéma de Dansereau propose plutôt d’ouvrir des portes, de tracer des routes, des chemins, de construire des ponts vers un ailleurs. Il révèle des existences alternatives, des versions, des possibilités d’autres vies que celles qu’on nous propose. Dans Famille et variations (1977), elle filme deux amoureux qui expérimentent la vie dans une commune, elle pénètre derrière les façades qui dissimulent tant de complexités et d’images imparfaites : les témoignages de Jeanne-Mance et Lucie, deux femmes séparées qui ont décidé d’élever leurs enfants ensemble, ou celui de parents dont le fils est devenu handicapé à la suite d’une noyade ; un homme et une femme qui ne forment plus un couple, mais qui continuent d’être là l’une et l’un pour l’autre. Voilà ce que nous dit le cinéma de Dansereau : derrière les apparences, il y a la vie, la vie imprévisible, foisonnante, souvent cruelle, qui ne correspond ni aux images imaginées ni à ces photographies figées que la réalisatrice fait défiler au début du film, comme les illustrations d’une fiction qu’on se raconte.

Ses films invitent, par le biais de la parole, à trouver le point de conflit, et par là même l’émotion, clé de l’insurrection. Ils invitent à autre chose. À inventer. Innover.

Pour ce faire, Mireille Dansereau laisse tout au long de son œuvre se déployer librement l’intériorité des êtres qu’elle filme ; sa caméra (dans la fiction comme dans le documentaire) leur offre à tous et à toutes beaucoup d’autonomie et d’espace pour se penser et se ressentir. Elle les enjoint à se révéler au monde tels qu’ils et elles sont, sans poser de jugement ; une bienveillance qui semble lui permettre de créer naturellement un espace d’intimité propice aux confidences les plus fortes, les plus inavouables. Sa méthode de travail s’aligne ainsi en parfaite cohérence avec son propre geste cinématographique — qui est de se raconter ; et de chercher, se faisant, à se trouver elle-même. Se trouver soi-même. Là, dans la vraie vie.

La vie « réelle ».

Notes

  1. Source Archives Radio-Canada, https://www.youtube.com/watch?v=fa0oj5zDnIE, à 3 min 30.
  2. Mireille Dansereau dans La Presse, juillet 1972
  3. Léo Bonneville, « Entretien avec Mireille Dansereau », Séquences, n° 93, 1978, p. 7
  4. Ibid.
  5. Dansereau dans Ciné Mag, septembre 1979
  6. Perspectives, décembre 1973