Vu(s) pas vu(es) : introduction au dossier Mireille Dansereau
Voir pour la première fois La vie rêvée 50 ans après sa sortie : c’est bien de cet émoi que l’idée de ce dossier sur Mireille Dansereau a jailli. Mais de quel émoi parlons-nous déjà ? Celui de rire aux éclats avec Isabelle et Virginie, protagonistes portées par un élan vers un ailleurs que le carcan conjugal, et se moquant avec malice des images fallacieuses d’un patriarcat de consommation et de certains prototypes masculins plus immédiatement à leur portée (ce bellâtre de Jean-Jacques qu’elles transforment en muse à couple ouvert, ce Yves marxiste et végétarien qui leur assure que le jambon, c’est dégueulasse) ? L’émoi de l’anachronisme selon lequel l’image condense « l’action d’énergies de tendances différentes », mais au sein de laquelle l’Autrefois et le Maintenant se rencontrent de manière fulgurante ? L’émoi d’une certaine incrédulité que l’on pourrait faire tenir à l’intérieur de la phrase : « mais comment se fait-il que je n’aie jamais vu ça ? »
La restauration récente du premier long métrage de Mireille Dansereau par Éléphant 1 en 2021, premier long métrage de fiction réalisé par une femme au Québec (et premier long métrage financé par l’ACPAV), et l’édition établie en 2023 par Canadian International Pictures 2 pose des questions historiographiques auxquelles résonnent nos émois variés. Jusque-là, La vie rêvée circulait sur les lèvres tel un secret bien gardé entre cinéphiles avertis et une petite poignée d’universitaires attentives et attentifs à l’histoire du cinéma féminin et féministe. Et si le nom de Mireille Dansereau est bien connu, l’inaccessibilité du film qui a lancé sa carrière et lui a valu plusieurs prix et invitations à l’international interroge forcément la situation des femmes dans l’économie historique du cinéma québécois, un problème auquel sont familières les approches féministes en l’histoire de l’art et du cinéma. Une littérature témoigne certes de la place que Dansereau occupe dans le paysage cinéphilique et historiographique du Québec, mais la rareté voire l’effacement matériel de La vie rêvée (la cinéaste raconte qu’elle trimballait les copies rayées de son film dans les universités américaines où on l’invitait à parler beaucoup plus souvent qu’ici), un film qui a connu une reconnaissance immédiate à l’extérieur du Québec — le film se vaut le prix de la Best Creativity, Wendy Mitchener à Toronto, le prix du meilleur montage au TIFF, le prix du meilleur premier long métrage à San Francisco et un prix spécial du jury au Festival de Toulon — indique un problème de priorité de mémoire, une brèche de transmission, une lacune à réfléchir.
Que s’est-il passé ?
En amont, nous avons une jeune cinéaste qui commence sa carrière dans les années 1960 et qui rapidement se classe parmi les nouveaux regards dont se saisir. De 1967 à 1969, Mireille Dansereau réalise trois courts métrages : Moi, un jour… (1967), sélectionné au Festival des Films de Montréal et, dans le cadre de ses études à Londres, Forum (1969) et Compromise (1969), dernier film qui lui vaut alors de remporter le Premier Prix du Festival du film étudiant de Londres (National Student Film Festival). En 1971, la cinéaste est considérée par la revue Champ libre comme faisant partie du « nouveau cinéma québécois », seule femme citée aux côtés de Roger Frappier, Jacques Leduc, Jean Chabot, Yves Patry, André Thébege, Jean-Pierre Masse, Michel Audry, Richard Lavois, Hugues Trembley, François Brault. 3 ». Seuls quelques films ont été jusque-là réalisés par des femmes au Québec : le court-métrage La beauté même de Monique Fortier (1964), monteuse entre autres des réalisateurs Perreault, Brault, Groulx et Arcand ; les films d’Anne-Claire Poirier dont De mère en fille (1968), premier long métrage documentaire réalisé par une femme et plusieurs courts-métrages parmi lesquels Mister Plummer (1963), La fin des étés (1964), Les ludions (1965). Après cinq ans de gestation et plusieurs refus de financement, La vie rêvée voit le jour en 1972, inaugurant L’Association coopérative de productions audiovisuelles (ACPAV), bien qu’ayant également essuyé des critiques de ses confrères de l’Association. Le film devance ainsi le Bulldozer de Pierre Harel, à l’origine prévu pour lancer l’Association, mais atermoyé (Bulldozer sort finalement en 1974).
La cinéaste n’a jamais fait mystère de ce qu’elle s’est sentie « brisée » après cette expérience, à force de critiques lors des soumissions de financement, durant le tournage et puis au travers des étapes d’une réception contrastée entre incompréhension locale et succès extérieur. À Léo Bonneville en 1978 dans la revue Séquences, Dansereau confiait s’être sentie « découragée » 4 et plus récemment, a évoqué la difficulté rencontrée à l’égard de la réception québécoise de La vie rêvée, le qualifiant de surcroît de film mal aimé 5 . De retour de Londres où elle avait pourtant reçu le premier prix au National Student Film Festival et été bien accueillie, la cinéaste souhaitait faire carrière ici, participer au renouveau ambiant, après avoir créé deux rôles féminins amples, ouverts, inédits, pour un récit d’amitié dont le fonctionnement interne agit comme une machine à broyer les mensonges publicitaires conjugaux et les idéaux féminins charriés. Être là, artistiquement et de la sorte politiquement là. En aval, à même le propos de la cinéaste, le sort de La vie rêvée semble avoir jeté une ombre persistante entachant les premières fulgurances d’une carrière précoce et frondeuse.
En épluchant les dossiers déposés dans les fonds de la cinéaste à la Médiathèque de la Cinémathèque québécoise, nous avons croisé quelques critiques et découpes de l’époque. Celle de Jean-Claude Lord retient particulièrement l’attention.
Usant de tropes sexistes à l’excès et de courtes phrases déclamatrices, l’auteur s’en donne à cœur joie : « Un film de femme joué par des femmes, réalisé par une femme, monté par une femme! Alors doit-on, puisqu’il s’agit de femmes, se montrer chevaleresque ? Elles seraient sûrement les premières à en vouloir à ceux qui afficheraient une telle condescendance, non ? » ; « Qu’est-ce que ça mange un film de femmes au Québec ? Pas grand-chose ! », distille le cinéaste. De façon à peine plus argumentée, le cinéaste-critique reproche au film son intellectualisme, son côté bavard (« Il fallait s’y attendre, s’écrit Lord, c’est des femmes ! »), son scénario qui ne lui apprend rien de nouveau sur féminisme et son manque de « situations » hormis la seule scène où un homme se retrouve au lit. Imbibé de mauvaise foi, le cinéaste décrit le film comme manquant « de simplicité, de chaleur et de vie ». Points forts : la cinéaste a réussi à se battre et à réaliser un film à tout petit budget, et Isabelle (incarnée par Liliane Lemaître Auger) est très jolie.
Dans les archives numériques de la BAnQ, cettte fois la contribution d’un journaliste anonyme dont la pensée a été épinglée à l’endos d’une photographie d’Yves Beauchamp. Assistant à la première du film, l’homme fait platement état de la déception que lui inspire le film en se contentant de moquer l’habillement des gens qui entourent la réalisatrice.
Autre mention pour cette petite découpe (retrouvée à la Médiathèque de la CQ) qui annonce triomphalement que « Le sexe faible a maintenant son premier réalisateur ».
Si nous n’avons pas rencontré d’autres critiques aussi régressives que celle de Lord, parcourir le dossier de presse de La vie rêvée nous a laissées songeuses. À lire les critiques de 1972, il semble que ce que l’on reproche alors au film correspond précisément à ce qui nous rend aujourd’hui si promptes à l’encenser, en l’occurrence : le traitement du rapport entre le rêve et la réalité et l’invention de ses personnages féminins.
À l’époque, Luc Perreault (La Presse) 6 et Jean-Pierre Tadros (Le Devoir) 7 , tout en se montrant attentifs à la démarche de la cinéaste dont ils mesurent la bravoure, ne cachent pas leur désarroi. Les qualités du film sont soulignées, par exemple la « fraîcheur, la spontanéité, et la joie de vivre » de même que la « qualité des images» (Tadros) résultant de l’usage inédit du Super 16 — La vie rêvée est le premier film québécois tourné avec cette pellicule —, mais les deux critiques butent ouvertement sur le rapport du rêve à la réalité que le film met en scène. « Placée sous le haut patronage de la libération de la femme, écrit Perreault, La vie rêvée comporte une trop grande part de rêve par rapport à la part de vie qu’on aurait souhaitée. De plus, il semble à Perreault que « la vie frémissante », les moments heureux y « sont trop rares, grugés par les rêves sombres ». Pour Tadros, « [l]e film nous offr[e] […] un curieux va-et-vient entre une réalité qui lentement s’estompe et un monde imaginaire qui devient de plus en plus réel. » Le critique concède alors du mal à s’y retrouver, « à force de fantasmes ». Et là où il s’attendait à un « vibrant plaidoyer féministe, [il] voit se profiler à la place une description d’un monde chaotique… et féminin. »
Le défi de représenter le rêve est hasardeux au cinéma, selon Tadros : flous et imprécis, les rêves deviennent trop nets une fois transportés à l’écran. L’effet de « collage » à son sens est un défaut du film, une sorte de fabrique « volumineuse aux accents démonstratifs » où ce sont cette fois également les scènes « réelles » qui posent problème. Le premier film de la jeune cinéaste accuse à son sens un caractère de maladresse, de confusion. Tadros félicite au final tout le monde, « même si l’on ne peut crier au chef-d’œuvre ».
Même son de cloche chez Agathe Martin-Tétrault 8 , mais avec cette fois une pointe de déception quant aux personnages féminins (Québec Cinéma). Si les scènes de La vie rêvée « révèlent une habileté certaine de la cinéaste » et « une certaine subtilité dans l’ordonnance et le maniement des scènes oniriques », ses deux jeunes femmes sont décrites comme présentant « des allures vaguement contestataires, « une émancipation apparente », et « obnubilées par l’image de l’homme », « unique objet de leurs nombreux rêves ». Et c’est en effet le calibrage entre vie rêvée et vie réelle qui semble également interroger la critique. « Les prises de position sont-elles trop nombreuses ou trop disparates ? » se demande-t-elle.
Les journaux laissent sinon entrevoir une femme tantôt saluée pour son titre, celui de « première-femme-québécoise-à-avoir-réalisé-un-long-métrage » — et les variations dans les manchettes autour de ce titre manifestent l’opération médiatique, la tentative de créer de l’icône —, tantôt une cinéaste à laquelle on prête intérêt et dont on situe l’ambition à l’aune de l’éveil du cinéma des femmes.
Il est d’ailleurs fascinant de parcourir cette page de La Presse (5 août 1972). Un encart souligne le rôle de pionnière de Dansereau, chapeautant un court article qui évoque le procédé d’identification par le choix d’actrices inconnues ainsi que le choix de faire apparaître « une solidarité féminine, rêves et chimères, des contradictions de la situation de la femme dans notre monde moderne ». Sur la page, cet encart semble chercher à retenir l’attention à l’aide de son titre accrocheur « premier long-métrage à être réalisé par une femme québecoise [sic] » et son titrage blanc sur fond noir, mais cette zébrure ne fait que relancer le regard vers la concurrence des images aguicheuses qui la jouxtent. Cet extrait donne un certain ton d’époque, zeitgeist condensé en une mise en page bondissante de publicités clinquantes et kitsch, annonçant les films de sexploitation à l’affiche. Tout cela semble dire ironiquement ce qu’affronte la cinéaste : une économie cinématographique de la servitude féminine, coquine et sexy — dont se moque éperdument le film de Dansereau.
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Envers et contre tous
Il y a aura bien sûr eu des voix plus charitables à l’endroit de Dansereau 9 , des tables rondes consacrées à la naissance d’un cinéma de femmes, des portraits, des entretiens, mais ce rapide parcours non exhaustif et un peu provoquant fait apparaître quelques lignes de tension d’une première réception oscillant entre une sorte de manque d’ouverture formelle et cinéphilique, un sexisme larvaire et une réflexion sur ce que doit le féminisme en tant qu’engagement sociétal 10 . Dansereau semble s’être retrouvée au carrefour de lignes critiques multiples et reléguée dans une sorte de marge tout en étant reconnue 11 . Jugée jamais assez ceci et ailleurs trop cela. Il semble en effet que l’horizon d’attente du Québec des années 1970, cette idée que la province avait d’elle-même tout genre confondu, n’était guère compatible avec l’onirisme satirique et joyeux de Dansereau. Que s’est-il passé pour que la récurrence du malaise ressenti à l’endroit du traitement « confus » du rêve et de la réalité nous apparaisse aujourd’hui comme la pliure exacte par laquelle le film trouve à nous plaire en propulsant notre passion interprétative ? Dans notre oeil de 2024, c’est en effet bien par ce rapport que la cinéaste a un jour nommé « schizophrénique » que le film précisément prend son envol critique, battant en brèche le sentimentalisme que son titre semble annoncer ; qu’il donne à voir un état d’intériorité trouble, là où il faut se départir de fantasmes imposés et s’engager vers le petit sentier révolutionnaire de la conscience qui s’éveille. Ce mouvement-là nous semble névralgique puisqu’il invente les moyens formels d’une sortie de tutelle. Il est aussi métonymique.
« Je voudrais donc que La vie rêvée soit lu à un second niveau comme étant une satire d’elle-même », disait la cinéaste en 1972 12 .
De La vie rêvée à aujourd’hui, Mireille Dansereau n’a jamais cessé de faire des films — « envers et contre tous » comme elle aime le dire —, en adaptant ses méthodes aux difficultés de les faire financer et en diversifiant ses pratiques (du documentaire à la fiction, en allant vers le film-essai et le cinéma de réemploi). Sa filmographie est composée d’une trentaine de films que nous avons détaillée à l’aide d’un index dans ce numéro. Mais malgré la reconnaissance générée par le Prix Albert-Tessier dont la cinéaste a été récipiendaire en 2022, les films de Mireille Dansereau semblent toujours être restés confidentiels, tombant entre deux catégories commerciales difficiles : cinéma artisanal et cinéma de femme. À rebours des années 1970 et 1980, ils ont néanmoins toujours suscité une attention ponctuelle et émue chez une petite poignée de cinéphiles, d’artistes, de chercheuses et chercheurs découvrant l’œuvre et cherchant comme nous, dans ce numéro, à la sonder.
La scénographe et vidéaste Stéphanie Jasmin et la cinéaste Sophie Deraspe ont toutes deux témoigné de leur rencontre avec la cinéaste et son œuvre, les citant (femme et œuvre) comme un moment fondateur dans leur parcours. Dans sa lettre de soutien à la candidature de la cinéaste au prix Albert-Tessier, Deraspe, que Dansereau a accueillie au sein de son équipe lors du tournage de Eva (2012), parlait en ces termes de La vie rêvée : « À la fois percutant, politique et éminemment joueur et créatif, ce film traverse brillamment l’histoire. » Elle déplorait également le fait que « Mireille Dansereau n’a[it] été citée dans aucun de [s]es cours d’Études cinématographiques à l’Université de Montréal (de laquelle [elle a] obtenu [un] diplôme en 1998), une institution pourtant reconnue pour sa spécialité en histoire et en théorie du médium 13 ».
Dans le domaine de la recherche, une frange de chercheuses intéressées à l’histoire du cinéma québécois et canadien dans une perspective féministe aborde depuis plusieurs années le parcours et les films de Dansereau, de même que le « problème historiographique » qu’elle condense. Brenda Longfellow 14 , Lee Ann Parpart 15 , Joëlle Curat, Élodie Françis, Anna Lupien, Pascale Navarro 16 , Chantal Nadeau 17 , Julie Ravary-Pilon 18 , pour ne citer qu’elles, ont fourni des entretiens, des essais, des études éclairants. Précisons qu’une littérature masculine « positive » sur Dansereau existe également, que l’on pense à Bill Marshall 19 , François Lévesque 20 , Fabrice Montal, 21 pour ne citer qu’eux.
À la suite des cinéphiles, chercheuses et chercheurs mentionnés, il nous a fallu à notre tour écouter notre impulsion, faire retentir une œuvre encore tapie, tenter de plus belle de l’écrire. Construire notre propre château fragile.
Nous avons rencontré la cinéaste, discuté avec elle, numérisé certains de ses films, regardé, parcouru ses archives, cherché à dégager des avenues figurales, à nous saisir de son cinéma et de cette carrière en dents de scie comme autant d’occasions de pensée. Or, si nous avons fait travailler le discours de Dansereau à l’intérieur de notre imagination éditoriale, ce fut pour redonner aux corps à ses œuvres. Ce qui nous semblait en effet encore manquer, c’étaient des commentaires sur l’œuvre, une cinéphilie à l’épreuve. Dans le même souffle, nous avons pris le parti d’étendre nos émois de départ vers les ramifications de la filmographie dans son ensemble. Nous nous sommes retroussé les manches et avons porté attention aux façons dont les œuvres se mettent au travail, aux façons dont elles s’activent et se renforcent les unes les autres. Qu’est-ce qu’elles (nous) font ? Comment s’en saisit-on dans le décalage temporel ?
Rachel dit : trouver depuis les racines les sortes de filons et les entremêlements; les fleurs, leur place au soleil, l’ombre, remuer les couches humides et terreuses et ce qu’elles recèlent de germinations, de matières dans la durée.
Nous avons également tenté de mettre en dialogue les enjeux de la deuxième vague féministe et les sensibilités et préoccupations actuelles, selon toute la reconnaissance que La vie rêvée nous inspire. Pour ce faire, il nous a semblé opportun de faire résonner des voix de l’époque de la sortie du film avec celles d’aujourd’hui, voix qui en l’occurrence permettent de cerner d’autres œuvres féminines qui méritent d’être re-connues. À cette fin, nous avons sollicité deux collaboratrices de Mireille Dansereau, la cinéaste d’animation Michèle Cournoyer et l’artiste Francine Larivée, deux artistes toujours actives aux œuvres vives. Avec générosité, elles se sont prêtées au jeu du souvenir, nous ont offert leur temps, des photographies, leurs réflexions.
Décoratrice de La vie rêvée, Michèle Cournoyer revient sur les pas de son premier film d’animation, L’homme et l’enfant (1970) intégré dans le film de Dansereau, et étale en petites pensées succinctes comme les fleurs qui poussent sur cet homme et enfant, son parcours de cinéaste d’animation. Francine Larivée retrace également les débuts de son parcours, les prises de conscience aux côtés de Dansereau, de même que l’humour et l’engagement qui l’ont menée à réaliser l’œuvre démiurgique La chambre nuptiale (1975), une installation participative qui convoque une critique féministe et satirique des carcans du mariage. De La vie rêvée à La chambre nuptiale, quelques liens thématiques et souterrains se font jour.
Céline Gobert, à qui l’on doit Le cinéma québécois au féminin 22 , prend pour point de départ le film Forum (1969) que réalise Dansereau lors de ses études à Londres. La critique s’intéresse à la figure du conflit, moteur propulsif aux récits, fécondant la création par « l’expression d’une opposition de valeurs et d’un conflit d’idées entre deux personnes ou groupes ». Sous la plume de Gobert, cette figure du conflit se fait matière à penser pour un advenir, un devenir soi, une expression, une revendication d’un soi « qui co-exist[e] […] auprès de celui d’un autre ».
Ce motif de la coexistence, des coexistences possibles réapparaît dans l’entretien avec la cinéaste et programmatrice Naomie Décarie-Daigneault et la cinéaste Fanie Pelletier, nommément en ce qui a trait à l’intergénérationnalité des féminismes. Si cette très riche discussion interroge la part documentaire du corpus Dansereau, elle est en outre l’occasion de problématiser la réception achoppée de La vie rêvée et davantage, de réfléchir aux corpus d’enseignement dans les cursus de cinéma, de se pencher sur les choix formels posés pour mettre en scène les sujets et la parole, d’un féminisme à l’autre.
Je (Maude Trottier) me penche sur le corps et quelques actions afférentes (danser, courir, regarder, parer, agencer, parler en voix off) pour les réfléchir comme « techniques du corps » (Mauss, 1934) et motifs prégnants. Partant des premiers films de la cinéaste (Moi, un jour , La vie rêvée), je me déplace peu à peu sur le terrain de Les seins dans la tête et Des cheveux en quatre, où le corps est sujet à interprétation en tant que morcelé puis vais vers Entre elle et moi (1992) et Eva (2003), où il est question des deuxièmes vies que l’on se donne. Je me pose ces questions : quelle est la suite de nos vies créatives passée un certain âge, comment continuer d’écrire et de faire des films ?
La suite (de Dansereau), je (Rachel Samson) l’envisage dans le recyclage, dans le réemploi que la cinéaste pratique dès La vie rêvée et de manière plus soutenue depuis Entre elle et moi (1992), en dégageant à partir des modalités exogènes et endogènes théorisées par Nicole Brenez, quelques « peut-être », quelques pistes interprétatives. J’explore là où la cinéaste s’attarde aux archives familiales ainsi qu’au matériel trouvé et je me penche sur les itérations d’archives plus récentes au sein de son œuvre avec les films Les marchés de Londres (1969-1996), Le Pier (2014) et Vu pas vue (2019).
Un entretien avec Charles-André Coderre fait apparaître cette fois une Mireille Dansereau expérimentale. Ce cinéaste et programmateur revient sur la soirée OK LÀ du 26 février 2023 où il a convié la cinéaste à se produire en performance. Charles-André Coderre discute du processus de sélection et d’accompagnement des œuvres projetées ainsi que de sa vision de la part expérimentale chez Dansereau. C’est ici d’une autre remise en circulation de l’œuvre de la cinéaste qu’il est également question, en-dehors du circuit consacré par les institutions et plus près d’un milieu underground dont était d’ailleurs proche la cinéaste, à ses débuts.
Afin de rester tout près du foisonnement plastique dont La vie rêvée est porteur, nous avons cherché à diversifier le geste interprétatif et à l’étendre vers des savoir-faire et modes de pensée artistiques. Inspirées par le film Les terrains vagues (2022), nous avons tendu la perche à la cinéaste Marie-Ève Drolet. En résulte Moi aussi j’ai fait un rêve… , un jeu fictionnel collagiste puisé dans le matériau des archives photographiées et retraitées de la Médiathèque de la CQ où se mêlent des interventions sur des stills de films, des déchirures de documents photographiés, des citations d’écrits épars. Nous remercions d’ailleurs la Cinémathèque pour nous avoir permis de publier ces fragments transformés. Nous savions le dessinateur Jimmy Beaulieu grand cinéphile mais qui plus est amateur de l’œuvre de Mireille Dansereau, aussi l’avons-nous convié à intégrer les voix de ce dossier. Il nous offre pour l’occasion Écoute, une planche qui évoque à la fois les personnages du film Compromise (1968) en écho à l’irritant Claude du Chat dans le sac (Groulx, 1964), en un coup de griffe astucieusement critique.
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Enfin, en collaboration avec Tënk, ce dossier se complète par un « Champ libre » de quatre films 23 qui forment des points d’arrêt dans la filmographie polymorphe de Mireille Dansereau : Moi, un jour… (1967), J’me marie, j’me marie pas (1973), Entre elle et moi (1992) et Les marchés de Londres (1969-1996). Ces films, tous discutés dans ce dossier, seront disponibles sur la plateforme du 19 janvier au 18 mars 2024.
Répondant à l’invitation de Naomie Décarie-Daigneault, nous avons opté pour ces films qui correspondent à des moments-clés du parcours de la cinéaste. Ces choix nous semblaient de surcroît profiler une certaine trajectoire d’idées et d’angles en rapport avec ce qui s’avère l’une des préoccupations les plus vives de la cinéaste : une perpétuelle sortie de forclusion qui va de pair avec des façons de mettre en scène la parole et de l’arrimer aux images. Dans Moi, un jour (1967), premier court-métrage de Mireille Dansereau, nous cheminons avec une jeune fille qui cherche à rompre avec ses origines, lové·e·s au sein de son monologue intérieur. Dans J’me marie, j’me marie pas (1973), film qui succède à La vie rêvée, nous fréquentons des femmes qui discourent avec une grande liberté au sujet de leur choix de vie, durant les premières années du féminisme radical. Réalisé en 1992, Entre elle et moi nous plonge cette fois dans la parole endeuillée à la suite de la mort de la mère, alors que bougent sous nos yeux les images croisées qui témoignent des parcours artistiques de Madeleine et Mireille Dansereau. Avec Les marchés de Londres, la parole se fait dialogique. Un homme et une femme échangent et leurs timbres se surimposent, anachroniques, fantomatiques, à des images filmées 40 ans plus tôt d’un Londres qui n’existe plus. Quatre films comme quatre cas de figures qui proposent des agencements distincts entre voix et image, où la texture intime allie force et vulnérabilité.
Une belle façon d’occuper votre mercredi soir.
Notes
- Le film est disponible de fait sur cette plateforme, https://www.elephantcinema.quebec/films/vie-revee_7557. ↩
- https://vinegarsyndrome.com/collections/canadian-international-pictures/products/dream-life ↩
- Champ libre I, ateliers québécois de cinéma, Cahiers du Québec, Montréal, Hurtubise HMH, 1971, p. 147. ↩
- Léo Bonneville, « Entretien avec Mireille Dansereau », Séquences, n° 93, juillet 1978, p. 93, https://www.erudit.org/fr/revues/sequences/1978-n93-sequences1152528/51180ac/. ↩
- André Duchesne, « La vie rêvée, la nouvelle vie d’un film “mal aimé” », La Presse, 8 octobre 2021, https://www.lapresse.ca/cinema/entrevues/2021-10-08/festival-du-nouveau-cinema/la-vie-revee-la-nouvelle-vie-d-un-film-mal-aime.php ↩
- Luc Perreault, « Féminin singulier, La vie rêvée de Mireille, Dansereau », La Presse, 29 juillet 1972, D9. ↩
- Jean-Claude Tadros, « Un collage féministe », Le Devoir, 29 juillet 1972, p. 15. ↩
- Agathe Martin-Tétrault, « Jeunes filles en proie aux images », Cinéma Québec, vol. 3, n° 3, novembre 1973, p. 30. ↩
- Pour un index bibliographique qui n’est toutefois pas complet, on consultera le Canadian Women Film Directors Database : http://femfilm.ca/director_search.php?director=mireille-dansereau&lang=e. ↩
- Louise Carrière, dans son ouvrage fondamental Femmes et cinéma québécois (1982), reste également mitigée au sujet de La vie rêvée. Si le film y est salué pour sa dimension inaugurale et ses percées sur le plan du psychisme, l’autrice semble en revanche irritée. Pour la sociologue, Dansereau « a eu le mérite d’aborder l’image publicitaire des femmes et de critiquer, par l’exemple, les valeurs qui y sont raccrochées », seulement, écrit-elle « il ne suffit pas de mettre en scène des femmes jolies, célibataires, délurées, drôles et complices pour témoigner des aspirations des nouvelles québécoises. » (p. 165). Les reproches tiennent sur deux lignes de fuite : d’une part, Dansereau et ses consœurs qui traitent de sujets intimistes ne filment pas les mouvements ouvriers et féministes, d’autre part, encore ici, c’est le traitement du rêve qui revient comme source de critique. « Où veut-elle en venir, demande Carrière ? » ↩
- Mireille Dansereau apparaît de fait dans tous les ouvrages de référence sur le cinéma québécois. ↩
- Mireille Dansereau, citée par Jean-Pierre Tadros dans “Faire des films pour survivre”, Le Devoir, 29 juillet 1972, p. 15 ↩
- La lettre nous a été fournie par Deraspe par courriel, avec l’autorisation de la citer. ↩
- Brenda Longfellow, « The Feminist Fiction Film in Quebec: La vie rêvée and La cuisine rouge », Ciné-Tracts, vol. 4, no° 4, 1982, p. 63-73. ↩
- Lee Anne Parpart, « Tube Steaks and Tiny Men, or Feminist Remappings of the Colonial Male Body in Patriotism I and II and La vie rêvée », dans Nostalgic Nationalisms and the Spectacle of the Male Body in Canadian and Québécois Cinema, M.F.A. diss., York University, 1997, p. 78-125. ↩
- Joëlle Curat, Élodie François, Anna Lupien, Pascale Navarro, 40 ans de vues rêvées : l’imaginaire des cinéastes québécoises depuis 1972, Montréal : Réalisatrices Équitables/Éditions Somme toute, 2014. ↩
- Chantal Nadeau, « Barbaras en Québec. Variations on Identity », dans Kay Armatage, Kass Benning, Brenda Longfellow, Janine Marchesault (dir.), Gendering the Nation : Canadian Women’s Cinema, Toronto, University of Toronto Press, 1999, p. 197-211. ↩
- Julie Ravary-Pilon, « Recoller les morceaux. Entretien avec Mireille Danserau », Julie Ravary-Pilon, Ersy Contogouris (dir.), Pour des histoires audiovisuelles des femmes au Québec, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, coll. Vigilant·e·s », 2022, p. 35-49. ↩
- Bill Marshall, Quebec National Cinema, Montreal, McGill-Queen’s University Press, 2001. ↩
- François Lévesque, « La vie rêvée d’imaginaire à soi et de plafond de verre », Le Devoir, 17 octobre 2023, https://www.ledevoir.com/opinion/idees/800066/idees-vie-revee-imaginaire-soi-plafond-verre. ↩
- Fabrice Montal, « Entretien avec Mireille Dansereau: Le sourd dans la ville de Mireille Dansereau, 24 Images, n° 189, décembre 2018. ↩
- Céline Gobert et Jean-Marie Lalio, Le cinéma québécois au féminin, Montréal, L’instant même, 2017. ↩
- À visionner sur la plateforme Tënk :https://www.tenk.ca/fr/champ-libre/vu-pas-vue. ↩