LE GOÛT DES ARCHIVES

Entre politique de censure et dispersion archivistique : Awlad al-Zawat (1932), le premier film parlant égyptien

1. Au Centre des Archives diplomatiques de Nantes (CADN) du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, une lettre datée du 6 mars 1933 en provenance du Délégué du Haut-Commissaire auprès de la République syrienne met bien en évidence l’importance de l’image morale de la France, et ce, en rapport avec la représentation de la femme française. Cette lettre fait référence au film Les Fils à Papa (Awlad al Zawat, 1932), considéré comme le premier film égyptien parlant réalisé en Égypte par Mohamed Karim. Les Fils à Papa mettait en vedette l’actrice française Colette Darfeuil 1 , Youssef Wahbi, une figure emblématique du théâtre égyptien, ainsi que les acteurs Amina Rizk et Anwar Wagdy.

Lettre datée du 6 mars 1933 en provenance du Délégué du Haut-Commissaire auprès de la République syrienne, Centre des Archives diplomatiques de Nantes (CADN) du ministère de l’Europe et des Affaires étrangère.

Ce document a marqué le point de départ d’une réflexion qui m’a incitée à entamer une recherche afin de mieux comprendre le contexte entourant la réalisation du film. J’ai identifié trois volets dans le document qui semblaient essentiels à explorer, même si d’autres dimensions du texte pourraient également faire l’objet d’une analyse approfondie. À première vue, aucune copie de Les Fils à Papa ne semble avoir survécu, et seules quelques minutes peuvent être retrouvées sur YouTube 2 .

Selon le résumé présenté dans le document français, l’intrigue du film tourne autour d’une femme française mariée à un Égyptien, qui devient l’amante d’un ami de son mari, lui-même marié. Elle trompe son mari en plus de le voler pour subvenir aux besoins de son amant. L’Égyptien les surprend ensemble et, dans un accès de rage, il abat le jeune homme. Il est ensuite envoyé au bagne, parvient à s’évader, rentre en Égypte et se suicide en se jetant sous un train.

D’après un entretien avec l’artiste Youssef Wahbi — vedette et scénariste du film — retrouvé sur la page YouTube de Maspero Zaman 3 , Awlad Al-Zawat tire son inspiration d’un célèbre meurtre survenu dans les années 1920. Ali Bey Fahmy, un riche Égyptien, avait alors épousé Margaret Miller 4 , une femme française. Un an après leur mariage, la femme a tragiquement abattu son mari de trois coups de feu, entraînant sa mort. Le procès qui s’est ensuivi, lequel a eu lieu à Londres le 11 septembre 1923, a suscité des débats autour des coutumes orientaux. Pour sa défense, Margaret a fait appel à l’avocat Sir Marshall Hall, qui a plaidé la réputation barbare de son mari. Les Européens ont pris parti pour Margaret Miller, la considérant comme victime de coutumes orientales jugées archaïques ; ce qui a finalement abouti à son acquittement par le tribunal.

Article de presse au sujet de Marguerite Fahmy. Source : Murderpedia.org.

Profondément marqué par cette affaire, Youssef Wahbi a donc proposé à son ami Mohamed Karim de réaliser un film qui montrerait comment de jeunes Égyptiens fortunés peuvent faire l’objet de manipulations par de jeunes femmes étrangères attirées par leur argent. Wahbi a insisté pour que le film Awlad al-Zawat soit réalisé en langue arabe afin de marquer durablement l’histoire du cinéma égyptien, d’en devenir une œuvre phare. Quant au réalisateur, Mohamed Karim, il avait pour ambition de représenter de manière crédible les événements en impliquant à la fois l’Égypte et la France. Pour cela, il a fait appel à certaines des plus grandes stars égyptiennes de l’époque, et les séquences parlées et chantées du film ont été tournées dans les studios Gaumont à Paris, tandis que le reste du tournage a eu lieu en Égypte, aux studios Ramsis.

Comme évoqué dans l’entretien et appuyé par l’article de Houssam Al Damrani dans Dostor 5 , l’arrivée de Awlad al-Zawat sur la scène du cinéma sonore le 14 mars 1932 au cinéma « Royal » a été accueillie avec un enthousiasme médiatique débordant dans la presse égyptienne. Les critiques ont salué cette production et l’ont perçue comme incarnant un moment charnière, un symbole de prestige national et une preuve de la capacité de l’Égypte à rivaliser avec les tendances cinématographiques mondiales. Le film, en mettant en scène la corruption et la destruction de la famille égyptienne, présentait les conséquences désastreuses d’une présence étrangère, compromettant ainsi l’avenir de la société égyptienne. Cependant, et toujours d’après El Damrani, deux semaines après la projection réussie, le 29 mars 1932, le journal français La Bourse a publié un article en première page appelant le gouvernement égyptien à interdire le film. L’intrigue du film a suscité des réactions passionnées parmi les résidents français, interprétant le sujet comme une insulte manifeste et une hostilité injustifiée envers tout ce qui est étranger, notamment les femmes. La projection a également généré des critiques virulentes de la part de la presse française, et de nombreux résidents français au Caire ont intenté des poursuites judiciaires pour exiger son interdiction. Par ailleurs, le 30 mars, le journal égyptien Al-Mokattam a rapporté qu’un groupe d’étrangers avait déposé une plainte auprès du ministère de l’Intérieur, qualifiant le film de répulsif.

Hassan el Baroudi, Aminah Rizq et Youssef Wahbi dans Awlad el zawat (1932)

Coupure de presse (non datée) où l’on peut lire : « le cinéma Misr présente à partir du mercredi 17 janvier 1934 l’excellent programme de l’Aïd al-Fitr : Youssef Wehbe, Amina Rizk Siraj Mounir, Colette Darfeuil, dans l’immortel roman égyptien Awlad al Zawat ».

2. La période durant laquelle le Levant a été soumis au Mandat français 6 , qui va de l’après-Première Guerre mondiale jusqu’à l’indépendance de la Syrie et du Liban dans les années 1940, a été marquée par une politique de censure et d’interdiction de nombreux films. Cette politique était en effet réglementée par l’adoption de plusieurs décrets visant à restreindre et à contrôler le contenu audiovisuel accessible aux citoyens du Levant :

La décision n.1553 du Journal officiel, périodique officiel publié par l’autorité administrative décrète ce qui suit :

● Art.1 : Aucune image mouvante (moving picture) ne peut être montrée sur tout le territoire du Grand Liban sans être surveillée ou déjà approuvée.
● Art.2 : Tout propriétaire, gestionnaire ou agent d’appareils de projection doit présenter une demande au gouverneur du Grand Liban au Département des Publications.
● Art.3 : La demande doit contenir le lieu et la date de la projection ainsi que la collection des vues ou des films.
● Art.4 : La demande doit se faire approuver par plusieurs comités présidés par le gouverneur de Beyrouth, ou un consultant, ou le président des maisons d’édition. Chaque comité est constitué de deux membres.
● Art.5 : Toute projection qui n’a pas été préalablement surveillée doit être arrêtée et empêchée par la police ou les gendarmes, sans que cela empêche les poursuites pénales.

Conscientes de l’impact du cinéma comme outil d’éducation et de propagande, les autorités françaises l’ont alors utilisé, notamment en son versant sonore, comme moyen de promouvoir la francophonie, puisque l’apprentissage de la langue française s’avérait un moyen efficace et durable d’assimilation culturelle au sein des populations locales 7 . De plus, la présence d’autres puissances européennes influentes dans la région incita la France, dès le début de son mandat, à adopter des mesures visant à restreindre le contenu cinématographique et à réglementer les processus de production des films. La régulation du contenu cinématographique était une stratégie pour maintenir la prééminence culturelle, politique et économique de la France dans le contexte de la concurrence coloniale. Elle cherchait ainsi à limiter la diffusion des productions autres et à consolider l’influence française, de même qu’à promouvoir sa vision culturelle, politique et économique dans la région.

Fort de cette politique de censure, le ministère français des Affaires étrangères supervisait l’examen de tous les films, français et autres, destinés aux colonies (voir décret n.1553 du Journal officiel). L’objectif de cette supervision visait à garantir la conformité des films avec les intérêts expansionnistes de la France mandataire, le mandat représentant par définition une expansion étatique et administrative munie d’une présence militaire. Tel qu’en témoigne la lettre signée par le Haut-commissaire de la déléguée syrienne ici reproduite, ces directives de censure soutenaient la préservation d’un « prestige » français, dans le contexte large de l’impérialisme et de l’expansion territoriale de la France. Les considérations politiques à l’œuvre impliquaient la promotion et la préservation de la puissance coloniale française, et c’est dans ce cadre que les films étaient examinés et censurés. Par la suite, le Haut-Commissariat, organe administratif français chargé de gérer les territoires mandataires, renforçait ces règles en imposant l’obligation pour tous les cinéastes d’obtenir l’approbation préalable de leur bureau avant de pouvoir diffuser leurs films. Cette mesure visait à exercer un contrôle total sur le contenu cinématographique et à limiter toute représentation jugée préjudiciable aux intérêts français.

L’exportation de Awlad al-Zawat vers la Syrie et le Liban ainsi que la lettre retrouvée dans les archives témoignent à leur façon de l’immense succès du film auprès du public. Les réactions en Syrie, notamment celles qui sont rapportées dans le dernier paragraphe par le délégué du Haut-Commissaire, laissent clairement entendre que la population n’était pas favorable au mandat en place :

Ces temps-ci, mon attention s’est trouvée retenue par les commentaires pénibles que suscite, dans le milieu syrien, la production de certains films où la femme, par hasard qualifiée de Française, se trouve être l’objet. […] Les cris et les applaudissements des spectateurs ont traduit suffisamment le sens de l’interprétation que le public donne à de telles représentations.

Il apparait aussi que la situation au Liban différait de manière notable, comme en témoigne cette phrase : « Si les mêmes tendances n’existent pas parmi l’assistance libanaise des cinématographes, il serait peut-être bon que la censure limite à certaines parties du territoire sous mandat l’autorisation de présenter certains films ». Cette phrase suggère en effet l’instauration d’un contrôle plus rigoureux sur la diffusion des films dans certaines régions colonisées ou sous mandat, en raison des réactions ou des circonstances spécifiques présentes dans ces zones. Elle indique également la possibilité d’appliquer des approches différentes pour chacun des territoires sous contrôle en les adaptant aux facteurs locaux et à leurs objectifs politiques distincts. On présume que ces décisions pouvaient être prises en fonction des réactions ou des circonstances propres à chaque territoire sous mandat, entraînant un traitement asymétrique et distinct de la population contrôlée.

3. Au cours des années 1970, Youssef Wahbi a lancé un appel au ministère de la Culture à travers des entretiens accordés à la presse, dans l’espoir de retrouver la bande originale du film, de la restaurer et de préserver cette œuvre en tant qu’élément essentiel du patrimoine du cinéma égyptien. Il a en vain effectué des recherches approfondies dans les Archives nationales du film, la Bibliothèque d’Alexandrie et l’Institut oriental à Paris. Awlad Al-Zawat a été dès lors considéré comme un film perdu, malgré son importance historique.

Dans un texte publié dans le numéro 9 de la revue Rawi 8 , Yasmin Desouki fait mention de la triste réalité des films produits pendant la première moitié de l’âge d’or (1936-1945 9 ) du cinéma égyptien, aujourd’hui perdus ou irrémédiablement endommagés. Alors que les pratiques de préservation à l’échelle mondiale étaient encore en cours de développement, les producteurs ne mettaient que rarement de côté des copies positives ni ne les rangeaient en lieu sûr. Pour beaucoup, le cinéma était considéré davantage comme un divertissement éphémère qu’un patrimoine artistique à préserver, et l’Égypte n’y faisait pas exception. Selon Desouki, les rares exemplaires des films issus de cette période se retrouvent aujourd’hui, soit entre les mains du réseau souterrain de collectionneurs du Caire, soit conservés dans des archives étrangères, principalement européennes. Les chercheurs de trésors des souks pourraient bien tomber sur une copie positive d’un film enfoui sous un tas de radios et de réveils cassés. De plus, toujours en se basant sur les observations de Desouki, il est également important de noter que, dans l’histoire de beaucoup de pays, les marchands avaient souvent tendance à extraire les sels d’argents contenus sur les bobines de celluloïd.

À travers l’histoire du film Awlad El Zawat, l’importance de préserver le patrimoine cinématographique égyptien émerge comme enjeu central. Les défis que représentent la dispersion archivistique et leurs acquisitions par des entreprises étrangères soulèvent des questions éthiques et morales, notamment la responsabilité de préserver la mémoire collective.

En mars 2004, Rotana, une entreprise appartenant au prince Al-Walid bin Talal, d’Arabie Saoudite, a acquis 70 % de la compagnie Founoon, une société de distribution cinématographique à l’origine de la première initiative visant à sauvegarder les films classiques égyptiens, et ayant acquis à cette fin un ensemble de négatifs de films. Après la restauration des copies, ces films ont été publiés en DVD, mais le coût élevé des procédés, associé à de faibles ventes de DVD en Égypte, a peu à peu mis le projet en suspense 10 .

Selon Al-Jazeera 11 , Founoon détenait les négatifs d’environ 800 films classiques, dont certains remontent jusqu’en 1935. La compagnie avait aussi précédemment suscité la controverse en faisant l’acquisition de films auprès du ministère de la Culture de l’Égypte autour de 2001. Cet achat avait suscité des inquiétudes en Égypte vis-à-vis de l’avenir du patrimoine cinématographique et la perte d’un accès libre aux films classiques. Les critiques ont fait valoir que confier des actifs culturels aussi importants au secteur privé pouvait mettre en péril le patrimoine cinématographique égyptien, surtout si les films étaient vendus à des investisseurs étrangers. La responsabilité culturelle de l’acquéreur, ses obligations morales envers la préservation qui vont au-delà de la simple acquisition d’actifs et de la marchandisation de la culture furent également un sujet de débat.

Par ailleurs, les détails financiers de l’accord étaient enveloppés de secret, mais une déclaration d’EFG Hermes — Société de services financiers égyptienne et l’un des investisseurs dans la société égyptienne Fonoun — reprise dans l’article d’Al-Jazeera a révélé que Founoon avait vendu ses actions pour 15 millions de livres égyptiennes (environ 2,3 millions de dollars américains), subissant une perte de 41 millions de livres égyptiennes (environ 6,4 millions de dollars), car elle avait initialement acheté les films en 2001 pour 56 millions de livres égyptiennes. Le manque de transparence financière constitue ainsi un autre aspect éthique de cette situation. Le public égyptien devrait pourtant avoir le droit de comprendre comment un tel patrimoine est évalué et traité.

Awlad El Zawat met en évidence plusieurs dimensions de la dispersion archivistique : géographique, temporelle, de provenance, et matérielle ; lesquelles agissent simultanément. Comprendre le contexte et la nature de la dispersion est crucial pour une représentation efficace de l’histoire du cinéma. Le suivi potentiel des films perdus, que ce soit à la suite de ventes, d’échanges de biens, d’incendies accidentels dans les studios, de négligence et de détérioration de l’industrie, ou qu’ils soient délibérément recyclés ou détruits est nécessaire. Les archives cinématographiques de l’Égypte ou de n’importe quel autre pays ne doivent pas devenir simplement des objets de spéculation, de recherche de rentabilité ou d’exploitation commerciale ; ce qui compromettrait ainsi la préservation du patrimoine en tant que bien commun.

La célèbre actrice française Colette Darfeuil, héroïne du film Awlad el Zawat, est arrivée en Égypte pour participer avec le professeur Youssef Wehbé à sa réalisation cinématographique. La photo de gauche a été prise après son atterrissage au port d’Alexandrie […].

Notes

  1. Il semble y avoir une confusion quant au nom de l’actrice française faisant partie de la distribution du film Awlad el Zawat. Dans un entretien donné avec Yousuf Wahbi (https://www.youtube.com/watch?v=Xii3bGgKmtI), celui-ci la nomme comme Colette Darfeuil alors qu’on la répertorie sur IMDb au nom de Colette d’Arville (https://www.imdb.com/name/nm0195512/).
  2. hummer15al, Muqabala Qadima Maʿ Yusuf Wahbi. مقابلة قديمه مع يوسف وهبي, YouTube, https://www.youtube.com/watch?v=Xii3bGgKmtI juillet 2007).
  3. Maspero Zaman, سينما القاهرة: الحلقة الكاملة لعميد المسرح العربي يوسف وهبي , chaîne YouTube officielle du poste de télévision « Maspero Zaman », l’un de ceux affiliés à l’Autorité nationale des médias, spécialisée dans la présentation du patrimoine de la télévision égyptienne, https://www.youtube.com/watch?v=GdTlUYKLAzQ (13 juillet 2016).
  4. Contributeurs au projet Wikimedia, « Marguerite Alibert », https://fr.wikipedia.org/wiki/Marguerite_Alibert (15 juin 2023).
  5. Al Damrani, H., الثقافة: أفلام تسببت في أزمات سياسية بسبب الرقابة, Dostor, https://www.dostor.org/4097585 mai 2022).
  6. Sur les mandats au Proche-Orient, on consultera Pierre Brocheux, Pierre El Mechat, Samya Frey, et al., « Chapitre 8. Les mandats au Proche-Orient : des évolutions très contrastées », dans Pierre Brocheux (dir.), Les décolonisations au XXe siècle : La fin des empires européens et japonais, Paris, Armand Colin, coll. « U », 2012, p. 123-136, https://doi.org/10.3917/arco.broch.2012.01.0123.
  7. Sur les rapports entre colonialisme, politique et linguistiques, voir Jean-Louis Calvet, Linguistique et colonialisme : petit traité de glottophagie, Paris, Payot, 1979.
  8. Desouki, Y., « A Map of Love and Loss: Egyptian Film Archives & Preservation Efforts », Rawi, n° 9, 2018, https://rawi-publishing.com/articles/preservation/.
  9. Sherif Boraïe (ed.), The Golden Years of Egyptian Film: Cinema Cairo, 1936-1967; al-sanawāt al-dhahabiyya fī al-sīnimā al-miṣriyya : sīnimā kāyrū, 1936-1967, Caire/New York, American University in Cairo Press, 2008.
  10. Sherif Awad, « Restoring Lost Classics », Egypt Today, https://www.egypttoday.com/Article/4/2341/Restoring-Lost-Classics (2 septembre 2014).
  11. Anonyme, « Acquiring Egypt’s Movie Heritage », Al Jazeera. https://www.aljazeera.com/news/2004/5/24/acquiring-egypts-movie-heritage mai 2004).