Dansereau recycleuse
C’est de la pâte, une espèce de charpie fruste de pellicules 8 mm et 16 mm, de bandes magnétiques Hi8 et de ferraille de clés USB qui passent au battage d’une pile hollandaise, cet appareil à cuve empli d’eau dont on se sert pour faire du papier, pour recycler des fibres. C’est aussi un songe que je refais depuis trois nuits — un songe de films recyclés, en une machination du sommeil au beau milieu de l’édition, de la confection de ce dossier Dansereau. La pellicule s’y comporte comme de la pulpe de papier, des retailles de chiffon, et l’on en tire des bandelettes aux fibres longues qui se lient aux couches, aux émulsions des films d’accueil, de bandes préexistantes sur un étal. Je les presse, l’eau jute, elles sèchent en un temps éclair. Certaines se décousent, se déchirent, je les accole à l’aide d’un ruban à épisser. Je les perfore et les hisse sur des enrouleuses. Je les embobine une à une et, à un moment, je réalise que, sans le vouloir, j’en suis à colliger des films, des séquences d’œuvres d’un corpus dansereauien — un corpus spécifique, plus distinct au sein de sa filmographie. Il s’agit d’œuvres et d’occurrences au travers desquelles s’articulent des gestes récupérateurs, des gestes de recyclage. Du recyclage. Des chutes en dormance, vouées à être remobilisées. Les chutes faites siennes. Des bobines héritées. Des films de famille. Ce sont des films de réemploi de la filmographie de Mireille Dansereau, et dans l’espace du songe, les pellicules et les gigs des fichiers dévoilent leurs extraits, ces bouts d’essais, ces archives qu’ils abritent en eux. Me prend l’envie de les interroger, ces récups de scènes, ces récups d’archives. Ce que je ferai en les sondant à l’aune des notions propres au cinéma de réemploi établies par Nicole Brenez 1 : nommément les notions de recyclage endogène (lorsque la cinéaste introduit des sons et des images issus de ses œuvres antérieures, d’œuvres qu’elle a tournées) ; et de recyclage exogène (lorsque les sons et les images réutilisés dans les films d’accueil ne proviennent pas de ses œuvres), afin d’en préciser les usages. Je me permettrai aussi quelques « peut-être », explorer ces « peut-être » — quelques pistes interprétatives autour des éléments saillants qu’instille le recyclage de métrages chez Dansereau.
J’enroule des scènes de La vie rêvée (Dansereau, 1972). Mon mouvement s’alentit, c’est la scène recyclée que je cherchais. Ce sont des plans qui morcèlent, des plans fétichistes de fesses, de ventres minces et de pubis de femmes qui tournoient, de femmes qui paradent pour une caméra en plongée. J’en distingue au moins deux. C’est une sorte de boucherie : que des parties de corps coupés, des membres de « femmes sans tête » qui obéissent à des commandes, des corps de femmes anonymisées. « Thank you very much. Next! » ; « OK, turn around. Stop there » ; « Ok, look up. Ok, thank you », ordonne un réalisateur affublé d’un chapeau et de verres fumés, assis, cigare à la main. Ce sont en l’occurrence des plans de screen tests, des inserts de bouts d’essais interpolés dans un découpage en contrechamps de techniciens et de ce réalisateur aux commandes. On a demandé aux interprètes d’être complètement dévêtues. On a même droit à un panoramique vertical de bas en haut des cuisses au ventre — mouvement de caméra objectifiant des plus emblématiques, lorsque des femmes ou des personnes, des vedettes, des protagonistes sont introduites par leurs jambes avant de révéler leur silhouette, leur corps, et parfois leur visage. Sans ménagement, ces screen tests objectifiants se font casser par l’irruption d’une musique décalée, dérisoire, par une musique qui en détourne le sens, d’un humour exaltant et frondeur. Il s’agit d’un emprunt à la pièce « Theatre Overture », composée pour les Monty Python, et utilisée à partir de 1969 dans leur émission à sketchs burlesques Monty Python’s Flying Circus. J’entrevois ce geste de Dansereau, ce geste d’amanchure comme un pas de côté, une critique grinçante et absurde de cette pratique, de ce recours aux plans morcelés de femmes dans l’industrie cinématographique.
Des screen tests trouvés et du pseudo-réemploi
C’est une dizaine de pieds de pellicule, de photogrammes de véritables screen tests de fesses et de ventres, que Dansereau fait siens dans La vie rêvée. Des chutes 16 mm trouvées 2 , alors que Dansereau faisait du montage de nuit pour le magazine télévisé Prenez le volant, animé par Jacques Duval. Dans la salle de montage, elle est tombée par hasard sur ces bouts d’essais qu’avait tournés Roger Cardinal, un réalisateur qui a connu du succès avec le film de fesses ou de sexploitation Après ski (Cardinal, 1971). C’était la nuit, elle les a regardés sur place. Dansereau a alors réquisitionné quelques pieds pour en faire un usage critique dans La vie rêvée, même si Cardinal ne se serait sans doute jamais aperçu de leur disparition… Elle s’empare donc de ces images pour en faire le contremploi, procède à un « ciné-collage » de ces chutes documentaires, selon la modalité exogène du réemploi qu’identifie Brenez. Par le fait même, La vie rêvée accueille en son sein une charge esthétique qui créé un entrechoc au niveau de l’image même ; le grain du 16 mm se détache du Super 16, le found footage s’immisce en intrusion graveleuse. C’était un matériau cinématographique secondaire destiné à une courte vie, à une fonction utilitaire : d’abord permettre une évaluation à savoir si les morceaux de corps « passaient bien à la caméra » et ainsi orienter le choix d’une interprète pour un tournage ultérieur. Les chutes devaient ensuite connaître le chemin de la poubelle, devenir des ordures et ne jamais refaire surface. En court-circuitant le sort réservé à ces bouts d’essais, ces déchets-en-devenir, dans des plans qu’elle intercale avec eux, elle se les approprie et les recontextualise. Par la mise en scène d’une séquence incluant un producteur, des techniciens, des jambes en amorce et un tournage en studio sur une musique exaltée, Dansereau ruse et se joue de toute cette industrie cinématographique dans laquelle elle opère en même temps qu’elle donne à comprendre avec connivence les coulisses, les modes opératoires à l’œuvre en ce qui a trait au casting des femmes, à la relation que les productions et l’industrie entretiennent à leur corporéité. Ce matériel exogène à son œuvre permet d’en saisir les logiques internes, confidentielles à la production de films et aux affectations sur le plateau, au labeur, aux déchets. Dansereau sauve des retailles de cinéma, des petits bouts de femmes de la poubelle puis, ultimement, de l’enfouissement. Qui sont ces femmes qui se sont inscrites, qui se sont présentées ce jour-là pour ces bouts d’essais ? Celles-là mêmes qui se sont exposées au jugement de leur corps, et de leur corps seulement ? Il y a quelque chose de digne dans cet acte de récupération que pose Dansereau. La cinéaste brave ainsi un interdit et montre ; elle montre d’une manière frontale, dans une sorte de contre-propagande déliée, braque et séditieuse.
S’ensuit le dépliage d’une autre bobine de La vie rêvée, à même le songe — encore une scène de réemploi, ou plutôt de pseudo-réemploi. Une scène qui donne à croire qu’elle « aurait pu avoir été dénichée », elle aussi, par Dansereau. Un clap, une femme en soutien-gorge sur fond noir. Elle sourit, le regard vitreux. « Toujours prête. Toujours propre. Toujours fraîche ! », promeut-elle. Coupe sèche sur le clap à nouveau. Elle s’enduit l’aisselle de chlorofluocarbures (c.-à-d. d’un déodorant en aérosol dans les années soixante-dix). Elle devient cette femme-déodorant-en-spray réifiée dans une publicité. Une femme-objet, quoi. Une publicité. Or, quelque chose craquèle, le vernis s’effrite. D’abord, le clap : il s’immisce tel un élément réflexif, une marque d’énonciation du dispositif, de la prise. Il apparaît à deux reprises. Ce n’est pas anodin. Ensuite, ces yeux : plus que vitreux, les yeux de l’interprète baignent dans la graisse de bines, ils rendent tout très faux. Ça ne semble pas être une bonne prise. Une prise ratée, et pas la première. D’autres prises ont déjà été tournées — trente-deux prises jusqu’alors, indique le clap. Et puis, quand on en vient à un cadrage morcelé de l’aisselle, du sein et du produit, la canne en aérosol crache tellement d’enduit que ça se liquéfie et ça coule, ça ruisselle sur la femme. On craint que les coulisses trempent le tissu du soutien-gorge. Ça ne séchera pas. Ça semble si inconvenant et mouilleux qu’il est impossible de ne pas déceler une ironie dans le montage, dans le choix de la prise — un humour caustique. Un humour qui renvoie à celui de Louise Gendron et de son fameux Femmes de rêve (1979) à venir, du moins dans sa critique oblique de l’imagerie publicitaire. Ce film se compose de vignettes issues du réemploi de films publicitaires.
On est tenté·e·s de penser qu’à l’instar des bouts d’essais de corps morcelés et des images de Femmes de rêve, les outtakes d’annonce de déodorant proviennent elles aussi de footage extrinsèque à l’œuvre. Or, Dansereau nous mène en bateau. Tout a été tourné en Super 16 ; le seul élément qui pouvait aiguiller, c’est le grain gonflé du 16 mm qui démarquait un peu le matériel trouvé. Elle feint donc la mauvaise prise qu’on aurait jetée dans une sorte de mimétique du réemploi. C’est à s’y méprendre. Pourtant, on se croyait dans un insiders’ look, un véritable aperçu qui documente la répétition des prises nécessaires au parachèvement des images parfaites, qui documente la fatigue aussi, celle qui s’installe à l’usure dans le processus.
Ces scènes de publicité de déodorant tournées par Dansereau font saillir cette séquence de réemploi, celle des parties de corps morcelés, dans une démultiplication, une intensification qui culmine avec cette dernière et la musique du Flying Circus. Un flou documentaire advient, il confond. L’enchaînement rend difficile de distinguer ce qui a été tourné, et même pour l’œil avisé, c’est ardu de repérer le grain gonflé du 16 mm ; le vrai du faux, les supports semblent s’entremêler. Ainsi, les récups de screen tests sur support 16 mm et les imitations de publicités sur pellicule Super 16 se coalisent, et l’on est à même de commencer à saisir tout le bricolage, tout le jeu processuel entre les supports et la panoplie de petits gestes collagistes qu’a posés Dansereau dans la réalisation de La vie rêvée. Parce que La vie rêvée est le premier film tourné au Québec en Super 16, et il ne se bâdre pas — c’est un film en Super 16 fabriqué dans une hybridation, une forme d’accueil de métrages 16 mm et de trouvailles (oui, les bouts d’essais, mais aussi des films de famille, des éléments de cinéma d’animation, des collages, etc. sur lesquels s’épancher plus amplement).
En 1970, Dansereau feuillette le numéro du mois de juin du American Cinematographer qui fait état de recherches et d’essais, de « patentages » que le directeur de la photographie suédois Rune Ericson avait menés. Soutenu par Lars Svanberg de l’Institut suédois du film, Ericson développa en effet le format de pellicule Super 16 à partir d’une caméra 16 mm Éclair NPR modifiée, de même que les techniques et les possibilités de gonflage en 35 mm, de tirages de négatifs 35 mm. Dansereau s’intéresse à ce support qui, plutôt que d’avoir deux rangées de perforations — comme c’était le cas pour le 16 mm à l’époque 3 — n’en a qu’une ; ce qui permet d’allouer un espace beaucoup plus large à l’image (soit un rapport de cadrage 1,66:1). Ce que cela inaugure pratiquement, c’est le fait de pouvoir filmer à moindre coût « en 16 mm », avec de l’équipement plus souple et une caméra moins pesante, puis de pouvoir en tirer, grâce au gonflage des images, des copies 35 mm. À cette époque et pour Dansereau, cela signifie la possibilité d’une sortie en salle puisque les cinémas de l’époque ne projettent que des copies 35 mm. La pellicule Super 16 représente donc un développement technique très attrayant pour les jeunes cinéastes, pour les étudiant·e·s, pour celles et ceux qui souhaitent tourner des métrages avec des moyens plus humbles, et pour les laboratoires de films partout dans le monde. L’on cherche à modifier des caméras Éclair NPR, à faire usiner des pièces, plusieurs lettres s’échangent, des informations se passent pour faciliter l’adaptation des appareils. À l’hiver 1971, Dansereau « fait arranger » une caméra 16 mm Éclair NPR au laboratoire de films Film House (Toronto) où elle s’y approvisionne en pellicule Super 16. Elle tourne La vie rêvée à l’été 1971, à Montréal et dans les environs, monte le film et le fait développer avec le soutien de Film House. Le mixage sonore a lieu à Toronto. Tout cela se produit dans un temps de balbutiements et de nouvelles possibilités, avant même la commercialisation, en 1973, de la première caméra AATON qui permet le filmage en Super 16, donc avant même une véritable expansion commerciale du support Super 16. Un temps de courses et d’essais, de réamanchage, de technologies à expérimenter, de débrouille.
Les archives porno
De la pellicule Super 16, des retailles, de ces déchets de l’industrie cinématographique récupérés et aboutés, le songe m’amène quarante-sept ans plus tard à renvider des bandes d’autres scènes recyclées, d’autres scènes exogènes. Cette fois-ci, des archives de films porno sur support 8 mm, des bobines de films porno datant des années quarante, cinquante, héritées du père de Dansereau. Le dispositif du film Vu pas vue (Dansereau, 2019) s’enquiert de ces archives, de ce qu’elles recèlent. Tour à tour, la voix off de Dansereau les questionne, les revisite, ainsi que la voix off d’une protagoniste fictive (Bénédicte Décary) que l’on voit aussi à l’écran, qui regarde elle-même les archives porno sur une toile de projection. Elle interprète une espèce de reprise de contact avec ce matériel, une attention scrutatrice. Au contact de ces archives porno, la protagoniste s’agite — elle est le site d’un tiraillement, d’une réactivation de schémas scopiques. Des mises en scène de reconstitution à cheval entre la reconstitution documentaire et une fictionnalisation s’invitent chez Dansereau, dans un processus autofictionnel : une scène primitive amalgamée au cinéma pornographique est rejouée par des comédien·ne·s. Une jeune fille alitée se lève, descend un escalier la nuit et surprend son père qui regarde des projections de films porno au rez-de-chaussée. Elle regarde. En alternance, des plans de Dansereau assise à son ordinateur de montage suggèrent qu’elle sonde concomitamment les archives porno en elles-mêmes ainsi que celles de son enfance, puis les métrages des reconstitutions tournées avec ses interprètes (Bénédicte Décary, l’enfant alitée, le père regardeur), dans un geste de montage.
Dans Vu pas vue, Dansereau se consacre ainsi à une écriture cinématographique qui allie réemploi de films exogènes à une entreprise autofictionnelle. Cela occasionne une fragmentation des « je » — notamment par la voix off ou par les reconstitutions fictionnalisantes —, autant de tentatives pour (se) raconter. L’archive porno ou le film exogène se voit occuper une place centrale dans un espace filmique à plusieurs voix qui l’investiguent, qui cherchent à savoir ce qui le sous-tend, qui réagissent aussi. Une voix, le « je » dansereauien, la véritable voix de Dansereau se fraie un sillon dans le doute, dans une recherche d’éléments de clarté. Des films de famille 16 mm qui la mettent en scène enfant se voient mobilisés aussi, et on les reçoit comme une autre instance de « je » ; un je-Dansereau enfant. Ainsi donc, les archives de réemploi — le film familial comme le film porno — se voient attribuées différentes fonctions au sein de Vu pas vue : une fonction inquisitive d’un « je » fracturé pour ce qui a trait à Dansereau enfant en 16 mm ; et une fonction centrale d’objet scruté, d’objet à cerner pour les archives porno 8 mm.
Lors d’une présentation de quelques films, dont Vu pas vue 4 au Cinéma Moderne par Réalisatrices Équitables et Vidéographe à la fin août 2023, Dansereau avançait, en lien avec son film, que c’est « pour ça [qu’elle a] voulu devenir cinéaste. Parce que [son] père regardait de la porno 5 ». L’œuvre, la pulsion de cinéma chez Dansereau se serait donc construite en réponse à ces films porno que regardait son père (un père au regard autrement fuyant). Ces films granuleux des années quarante, en noir et blanc, des films avec du bondage, des actrices attachées, des mises en scène maladroites de strip-tease entre deux baisers, des caresses répétées en gros plans dans des cadrages approximatifs, des contrastes très marqués. Où parfois les actrices partent un peu hors du cadre. Certaines compositions ne sont d’ailleurs pas sans rappeler le recyclage des plans morcelés dans La vie rêvée. Vu pas vue donne à penser une dimension plus dialectique — celle des films qui se font contre, en réponse à d’autres films, les enchâssements à l’œuvre. Les films qui en engendrent d’autres jusqu’à produire des filmographies, des corpus. Des bandes 8 mm.
Je voudrais que Dansereau continue de les travailler, ces archives porno à l’origine de son œuvre. Je leur trouve un tel magnétisme. Dansereau elle-même a mentionné qu’elle « les trou[vait] très belles 6 ». Ce sont des images pornographiques qui circulaient autrefois par la poste, dans des boîtes, sous le manteau. Mais aujourd’hui, elles ne circulent plus. Elles sont rares, et la cinéaste s’est échinée à les rejouer, elle les a numérisées et retravaillées, reproduites, recontextualisées — c’est redevenu un matériau. Elles peuvent être répertoriées, voire à nouveau réappropriées, circuler dans d’autres films.
Films de famille
Des bobines héritées. Des films de famille. Dansereau a considérablement travaillé avec les films de famille, le film amateur, le home movie, qui empreignent une partie de sa filmographie. Dans Le Pier (2014), la cinéaste fait danser des scènes en 16 mm tournées par Paul Dansereau, son oncle, entre 1935 et 1948. Ça a une fonction de rappel à la mémoire, c’est une convocation de ces souvenirs doux, des étés à Old Orchard où sa famille et elle attendaient leur père qui les rejoignait la fin de semaine pour regagner le Pier, les étendues sablonneuses et la mer. Les archives familiales deviennent aussi un matériau mis sous tension, en proie à des ralentis, à un trouble qui s’amalgame à un émoi, à diverses voix off relatant un éloignement relationnel, une perte, un père fuyant. Les archives 16 mm de l’enfance côtoient du métrage numérique HD et du métrage de cassettes MiniDV, ainsi que du Super 8 de ces mêmes plages à plusieurs années d’intervalle, dans un relâchement temporel où s’ensablent les retours, les balades et les recueillements, le bruissement des vagues et des cigales.
Les « archives de plage » de Dansereau, les bobines 16 mm filmées par son oncle entre 1935 et 1948, surtout celles qui la mettent de l’avant, celles auxquelles se consacre davantage Le Pier, réapparaissent dans plusieurs films. L’une de leurs réutilisations les plus récentes concernait Vu pas vue, tel que rapporté ci-haut. Dans ce film, l’usage des séquences de l’enfant-Dansereau, je le perçois en tant qu’instance, en tant que « je » inquisiteur du père, de ses archives porno longtemps gardées secrètes. Ça devient un matériau, une voix pour s’adresser au père. Une façon de donner une voix à la jeune Dansereau.
Dans son premier long métrage La vie rêvée, les archives familiales revêtent une fonction plus narrative comme elles sont imbriquées à la diégèse du récit. Elles manifestent également une force d’évocation, une sorte d’émoi brut, assez fugace. Les archives de plage s’insèrent dans un montage au ralenti, un montage alterné bien œdipien. Toute gênée, l’enfant-Dansereau, parée de sa robe blanche, enfouit son visage au creux du cou de son père à mesure qu’Isabelle, la protagoniste fictive, enfouit le sien contre la manche de Jean-Jacques, cet homme marié plus âgé qu’elle convoite. Elle caresse de sa joue sa chemise, en quête de protection et d’approbation, les paupières piteuses. Un autre plan la révèle accoutrée d’une robe blanche très courte (réminiscence de l’archive de plage), à jouer l’enfant enjalousée de l’attention que Jean-Jacques porte à son épouse, dans une sorte de schéma familial, encore ici œdipien. Gamine, libidineuse, elle tente après coup d’aguicher son regard en lui offrant ses fesses, en relevant sa robe blanche.
Hormis les archives de plage de l’enfance de Dansereau, d’autres home movies occupent ces mêmes fonctions plus narratives et évocatrices, de rappel à la mémoire dans La vie rêvée. Dans une scène où Isabelle s’ennuie dans sa chambre, un petit cadre d’un carrousel peinturé attire son attention, comme si on puisait dans sa mémoire par un fondu où sont ensuite introduits des plans succincts de deux enfants seuls dans un carrousel des années quarante, cinquante. Au loin, une plage encore. Une foule en maillots, des voitures stationnées. La sœur et son petit frère s’agrippent aux mâts de chevaux automates, et saluent à plusieurs reprises (à chaque fois qu’ils passent devant), un proche qui les filme. C’est une saccade, ce ne sont que les extraits où, dans leur ronde, les enfants réapparaissent du côté de la caméra. C’est un home movie prêté en toute amitié pour le film, des échantillons prélevés des films familiaux de Michèle Cournoyer 7 , cinéaste d’animation s’étant attelée à l’élaboration des décors, aux environnements du film, à certains éléments de cinéma d’animation. Dansereau accueille les archives familiales d’une amie, d’une collaboratrice. Le personnage d’Isabelle s’ennuie, et l’introduction de ces archives sur une musique de fête foraine appelle à une joie partagée, à un bon moment, aux souvenirs de l’enfance. Plus encore, le réemploi de ces archives familiales scelle un partage dans l’amitié, la confiance, le fait de confier ses souvenirs heureux d’enfance à une amie. Le réemploi consiste en ce don, en cette façon de partager les archives, les souvenirs, qui soient propres aux amies, qui se remémorent ensemble et apprennent les unes des autres. Se réjouir pour les bonheurs passés d’une amie alors qu’on ne la connaissait pas encore. Les archives de plage de Cournoyer et de Dansereau se rencontrent, sont mises en commun par le truchement de La vie rêvée, de la fiction, et c’est une marque d’amitié au sens fort.
Je reviens aux films de plage de Dansereau, ceux qui composent Le Pier. Ces films 16 mm ont été tournés par Paul Dansereau — il s’agit donc au premier abord d’un accueil de récups exogènes à l’œuvre de Dansereau. Ces archives font partie de son patrimoine familial, de son héritage, et beaucoup d’entre elles la mettent, elle, en scène. J’ai l’impression qu’avec le patrimoine familial, le leg, la question auctoriale s’articule différemment. Le film appartient à « la famille », et cette question de l’amateur, de la filmeuse ou du filmeur n’a peut-être pas toujours une grande prégnance. Dans le film de famille, le found footage se comprend moins au sens de matériel « trouvé » ; il s’agit souvent de matériel confié — de pellicules, de disques durs, de bandes magnétiques investis d’une volonté de transmission, de conservation, de récupération. Ce matériel confié porte une responsabilité, et l’on peut se demander comment vivre avec les archives familiales. Quel est le poids de cette transmission ? Comment mettre en valeur ces archives ? Dansereau a passé des années à retravailler les archives de plage, à les refaire parler, dans une réappropriation du regard filmeur de son oncle, voire du regard de son père. D’autre part, elle se met elle-même à filmer. Elle retourne à son tour au Pier, comme ses parents et refilme ces mêmes étendues, ces mêmes paysages dans le temps. La réponse semble nichée dans la poursuite du geste, dans le fait de retraiter les images, dans le fait de les faire dialoguer dans le temps avec les nouvelles.
Il en va de la même manière pour les archives de Madeleine Dansereau, sa mère, joaillière de renom, dans Entre elle et moi (Dansereau, 1992). Il y a dans ce film des archives sur pellicule que son oncle a tournées. Elles ont été intégrées, converties en format vidéo. Il y a des photographies que Dansereau revisite. Vidéaste, elle filme les photographies de sa mère en prise de vues réelles au moyen d’un caméscope porté à la main dans de longs plans qui durent. Elle enregistre aussi des souvenirs vidéo de son fils et de sa mère attablés qui s’adonnent, dans une attention conjointe, à une activité. Certaines archives passent par un processus de ressassement, traversent les années, voire les films. Elles réémergent dans le temps, dans le courant de la vie de Dansereau.
Films laissés en plan, puis repris
Sur les enrouleuses s’enguirlande une autre catégorie de films : celle dont le métrage, tourné par Dansereau, aura passé quelques années à macérer, en dormance, inachevé, jusqu’à ce que la cinéaste puisse les réactiver, jusqu’à ce que les films se fassent, qu’ils atteignent leur complétion. Au moment où le matériel existant, où une nouvelle prise de contact avec ces projets laissés en plan s’amorce, la cinéaste puise de manière endogène dans du matériel qu’elle a elle-même tourné par le passé ; elle intègre du matériel ancien de son œuvre dans une nouvelle réalisation. Dans le cas des films entrepris puis laissés en plan, l’intention initiale, dans toute sa portée, n’est plus. L’ancien projet n’est plus ; il n’en subsiste que les métrages, les sons. C’est le cas d’Étude pour un lit et une baignoire (2012), entrepris en 1971, et du film Les marchés de Londres (1969-1996). Tous deux foisonnent d’images d’une force et d’une charge sans pareilles 8 . Étude pour un lit et une baignoire est soutenu par une caméra en trois lieux — trois lieux de participation politique, d’échanges, de résistance. De fanfaronnade aussi. Dans ce court métrage, de jeunes adultes investissent l’espace du lit, performent un bed-in dans toutes sortes de configurations amicales et amoureuses, un verre à la main, en rigolant, en s’enlaçant dans des pirouettes abracadabrantes, des revols de bottes, et il s’en tire des portraits foisonnants, foufous, des discussions qu’on n’entend pas, mais qu’on devine dans la camaraderie. Un bath-in a également cours, des personnes se font brosser les cheveux, se font shampouiner, s’éclaboussent et s’enfargent avec éclat. Dansereau regarde. Ainsi donc, une caméra en trois lieux. D’abord, la caméra du bed-in : frontale, statique, en plan large. La caméra du bath-in est plus souple, elle donne dans une sorte de vrille en plongée. Elle accompagne les participant·e·s et ne craint pas l’éclaboussure. La dernière caméra, c’est celle en gros plan des yeux de Mireille Dansereau — ses yeux éveillés, réceptifs, interpellés. Ils se raccordent ici et là au bath-in et au bed-in.
Dans Les marchés, ce sont ces habitant·e·s, les gens de passage, les bouchers, les vendeurs, les producteurs, les petites mains et leur élan vital, leur motilité, leur dégaine qui saisissent. Leur savoir-faire dans le travail, dans l’échange, le ravitaillement, leur gaillardise, leur ébriété. Des voix hors champ commentent les images, dans un temps hors du temps. C’est une conversation entre une femme et un homme. La voix de la femme se conçoit comme une version fictionnalisée de Dansereau (ce n’est pas sa voix), cette voix de femme a filmé ces images. Elle y était, elle est cette étudiante en cinéma qui est allée à la rencontre de ces gens des marchés en 1969. Le film a été complété en 1996. À l’époque, Dansereau peinait à faire financer ses films, et la récupération du film laissé en plan, le fait de se retourner vers des chutes, des matériaux disponibles, devient une solution au problème posé, une volonté farouche de faire un film. Il s’agit d’un recyclage du film qui n’allait pas être terminé. Un recyclage intrinsèque à son œuvre. Devant des conditions dures ou non favorables, ce matériel redevient intéressant. Que peut-elle en faire ? Que peut-elle en tirer ?
Dans le cadre de la performance de février 2023 à OK LÀ ! 9 , Dansereau avait retravaillé le métrage des Marchés de Londres pour formuler une nouvelle proposition numérique. Sur Final Cut 7, elle est intervenue en inversant certaines images, puis les noirs et les blancs dans des surimpressions numériques. Elle a joué avec la coloration de certaines plages en ajoutant des teintes bistrées, et elle est venue appuyer certains effets. Les marchés ont ainsi revécu sous une nouvelle forme — une forme hybride, une forme recyclée —, et rencontraient une nouvelle audience. Comme quoi, même si de premiers films issus de ces métrages initialement laissés en plan ont été « complétés », rien n’empêche Dansereau de les faire recirculer, d’en explorer d’autres potentialités, d’en tirer d’autres films, d’en faire des performances.
Repli sur la filmographie
Je retrouve une dernière articulation du recyclage endogène dans les œuvres de Dansereau. Il s’agit d’un usage du recyclage qui se rapporte à l’autosynthèse telle que développée par Brenez, « par laquelle un[e] cinéaste récapitule son œuvre en reprenant des fragments de films antérieurs 10 ». Dansereau reconvie des extraits, des plans, des éléments caractéristiques de films-phares (c’est le cas notamment dans Vu pas vue, dans Entre elle et moi). Elle survole ses films, par exemple dans Entre elle et moi, une sorte d’élan biographique, d’élan sondeur de la relation qui l’a unie à sa mère, à sa maladie, point. La vie rêvée, la dédicace dans J’me marie, j’me marie pas, et L’arrache-cœur (1979), sont remobilisés, coupés, et collés, remixés. Ces gestes participent d’une dimension de bricolage, d’un savoir-faire artisanal que la modalité endogène du cinéma de réemploi permet, peut-être plus facilement ou de manière plus accessible. Ce sont des matériaux dont elle connaît les propriétés, c’est un remodelage à partir de pellicules, de scènes, de personnages déjà investis, déjà inventés. La cinéaste file le récit de sa relation à sa mère, ainsi que des mères fictives dans ses films. Ce sont des versions fictionnalisées de sa propre mère ; et le réemploi d’extraits les mettant en scène convie des nappes à partir desquelles réfléchir des pans de vie antérieure qui leur soient communs, aux jalons desquels errer, poursuivre, se raccrocher ; une filmographie de la mère dans l’autobiographie.
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Si ça n’a pas toujours été un choix pour Dansereau que de recourir au recyclage, au réemploi de métrage (qu’il s’agisse des circonstances, de l’humilité des moyens, ou de par son indépendance), elle en est aujourd’hui passée maître. À vrai dire, je ne pourrais pas concevoir une œuvre d’elle à venir sans ce jeu, sans ces collages dans le montage avec l’archive, avec le recyclage. Pour son quatre-vingtième anniversaire, je lui envoie une carte imaginaire, une carte recyclée de cinéma d’animation. Une carte tirée du scénario original de La vie rêvée, une séquence qui n’a jamais été faite, quand, sous la caméra d’animation, auprès d’« un opérateur filmant image par image ses cartons[,] son personnage s’anime, on voit une fille genre “Little [Annie Fanny]” se remuer les hanches 11 ». Ce personnage un peu risible lui souhaiterait un joyeux anniversaire, des vœux de santé et de cinéma, sous toutes ses formes.
Notes
- Voir l’article fondateur de Nicole Brenez, « Montage intertextuel et formes contemporaines du remploi dans le cinéma expérimental », dans Cinémas, vol. 13, no 1-2, automne 2002, p. 49-67, https://doi.org/10.7202/007956ar. ↩
- Dansereau confiait qu’il s’agissait de chutes de screen tests récupérées, à l’occasion d’une projection de La vie rêvée au Cinéma Moderne le 12 novembre 2022. ↩
- Comme pour le support Super 16, les pellicules 16 mm sont aujourd’hui plus communes avec une seule rangée de perforations, bien que les pellicules 16 mm à deux rangées de perforations existent encore. ↩
- Dansereau partageait l’affiche avec The Rise and Fall of a Long Distance Relationship de Claudie Lévesque (2008) et L’heure bleue de Sarah Bourdeau (2010). ↩
- Dansereau lors d’une projection de Vu pas vue avec Réalisatrices Équitables et Vidéographe au Cinéma Moderne le 29 août 2023. ↩
- Ibid. ↩
- Voir la contribution de Michèle Cournoyer pour ce dossier : https://horschamp.qc.ca/article/puissance-des-fleurs ↩
- Les images d’Étude pour un lit et une baignoire et des Marchés de Londres ont été tournées avec Patrick Auzépy. ↩
- Plusieurs années après, des images des Marchés de Londres et d’Étude pour un lit et une baignoire ont été projetées lors d’une performance de Dansereau au Théâtre La Chapelle dans le cadre d’OK LÀ, le 26 février 2023 dernier (voir l’entrevue de Charles-André Coderre pour ce dossier : https://horschamp.qc.ca/article/dansereau-xp-un-entretien-avec-charles-andre-coderre) ↩
- Brenez, 2002. ↩
- Il s’agit d’un usage critique du célèbre personnage de la revue Playboy dans le scénario original de La vie rêvée, 1971, p. 4. ↩