Sommaire mars-avril 2022

Dans un entretien du numéro de janvier-février « Circuler dans les archives du cinéma : rencontres, gestes, affectivités », la curatrice Léa Morin explique que restaurer un film, c’est « le rendre à nouveau visible dans le respect des intentions de son auteur, […] tenter de restaurer une histoire esthétique et politique manquante [et] prendre en compte les blessures et les trous de l’Histoire du cinéma. » Fortement ancré dans la matérialité, le geste de restauration peut ainsi se comprendre à partir du « parcours, [de] l’histoire de cette pellicule, de sa production à sa diffusion ». À l’autre bout du spectre, ajoutons que la restauration stimule une autre forme d’approche s’appuyant sur la « complicité active » du public qui reçoit, en son temps, le film revivant. Elle invite de la sorte à rendre compte des bougés de la subjectivité, selon un décalage qui permet de se mesurer pleinement à l’esthétique de la réception ; à témoigner de ce qui traverse, disparaît, survit, reparait.

Pour ce numéro printanier de Hors champ, nous avons eu envie de prêter nos corps encore engourdis à l’expérience du film Neige, de Juliet Berto et Jean-Henri Roger (1981), dont la restauration récente (janvier 2022) a été menée sous la tutelle du directeur-photo Renato Berta et de Jane Roger, fille du cinéaste et fondatrice de la société JHR Films. Film sur la vie tapageuse des quartiers Barbès et Pigalle tourné avec une toute petite équipe, Neige met en scène un trio, Anita (Berto), Willy (Jean-François Stévenin) et Jocko le Curé (Robert Liensol), mais surtout une collectivité gouailleuse fréquentant les cafés, les bars, les spectacles de rue, usant de machines à boule tout autant que de drogues dures. Jean-Henri Roger s’expliquait le succès phénoménal qu’a connu Neige à sa sortie (récipiendaire du César du premier film en 1982, il a également enregistré un nombre impressionnant d’entrées) du fait que le film a su répondre, alors que la gauche venait d’entrer au pouvoir, « à un désir des gens ». Désir de voir un certain monde à l’écran, désir de changement politique.

Le petit dossier que nous avons assemblé est principalement composé des trois textes témoignant de différents aspects du film et tente une écriture croisée et collective. Anne Lardeux s’est sentie interpellée par la survivance du cinéma de Jacques Rivette dans le film de Berto et Roger, survivance en premier lieu activée par le corps de Berto, mais également par la reprise de certains lieux et d’un « rapport au réel entre immersion et théâtre ». Son texte met l’accent sur l’infléchissement policier de l’intrigue et noue lui-même une enquête sur les filiations et repositionnements entre Out I (1971)et Neige, révélant « une tension vers un monde réchappé des centralités mortifères ». Je m’intéresse pour ma part à la présence quasi-obsédante des miroirs dans le film, selon une approche figurale. Il m’est en effet apparu que la répétition de ce motif en différentes configurations approfondissait l’enjeu de l’altérité auquel le film se consacre, à travers une manière de façonner le plan en « pliure » et un détournement de la fonction traditionnellement narcissique allouée aux miroirs. Selon un certain nombre d’occurrences, je tente de mettre peu à peu en évidence une certaine opacité du miroir dont découle une position d’accueil envers une qualité d’étrangeté/altérité. À cette analyse ciblée de l’espace, s’ajoute une réflexion d’André Habib qui porte cette fois sur la sédimentation temporelle, dont les replis révélés sont autant de seuils qui peuvent nous faire passer d’un temps à un autre, invitant à la circulation libre, à la promenade dans l’archive en devenir que forme le film (restauré). Il y est plus spécifiquement question de devantures de cinéma, devantures qui disent des états des cinémas (le Moulin Rouge-Paramount, le Trianon, l’Atlas) et qui apparaissent dans ce texte dans leur survivance ou disparition actuelles.

Ainsi, en faisant écho aux diverses implications élaborées par le geste de restauration, nos trois textes se positionnent temporellement devant le film. Alors qu’Anne scrute en amont l’ascendance de Rivette, je pose un regard synchronique sur l’espace des miroirs et André prend acte à rebours de l’expérience du cinéma que Neige donne à réfléchir. Trois vignettes portant sur des personnes qui font leur apparition dans le film (Robert Kramer, Wanda-Barbara Loden et Raymond Bussières) complètent le dossier textuel, en frayant quelques pistes supplémentaires de recherche. Finalement, une courte vidéo d’extraits librement inspirée par nos textes et montée par Chantal Partamian permettra aux personnes qui n’ont pas encore eu la chance de voir le film de côtoyer son ambiance de nuit (dont la photographie chatoyante est signée par William Lubtchansky).

À la suite de ce dossier, nous retrouvons Wanda et Barbara Loden dans un entretien que Nathalie Léger, autrice du Supplément à la vie de Barbara Loden (2012) et éditrice, a accordé à Frédérique Lamoureux, lors du séminaire du groupe de recherche « Miami-Gaspésie, l’écriture du voyage à l’ère du numérique » (UdeM, Catherine Mavrikakis, Marcello Vitalli-Rosati), au printemps 2021. Nous publions ici la transcription de cet entretien lumineux qui attrape dans son filet les mouvements de l’écriture, ses techniques de déplacement par le voyage, les lieux, le cinéma et l’imaginaire de la route. Nous remercions très chaleureusement Nathalie Léger d’avoir autorisé sa publication.

Comment le cinéma peut-il adéquatement penser l’écologie ? Étienne Goudreau-Lajeunesse revient humblement sur les pas d’une réflexion autrefois commencée et laissée par la suite de côté, sous l’effet d’un certain découragement. Se détournant de son sentiment d’échec vis-à-vis des limites du cinéma devant l’action qu’exige la crise climatique, l’auteur suit la piste du théoricien Scott MacDonald selon qui l’écocinéma serait à même de fournir un nouveau type d’expérience propice à stimuler la conscience progressiste. Les films Pigs de Michael Sarnoski (2021) et First Cow de Kelly Reichardt (2019) viennent ici étayer une manière d’habiter le monde qui contrecarre le projet de destruction massive du capitalisme.

Carlo Solano ouvre la belle boîte de Pandore qu’est la filmographie de Douglas Sirk, dont les productions des années 1950 ont été programmées ces derniers mois par le Criterion Channel. Se penchant plus spécifiquement sur ces films — Magnificent Obsession (1954), All That Heaven Allows (1955), Written on the Wind (1956) et Imitation of Life (1959) —, Carlos Solano cerne comment le traitement des corps, entre chutes et désirs, couleurs irridantes et détails narratifs, modélisent un espace affectif qui, oscillant entre excès et subtilisé, se stabilise pourtant en évitant l’obscène et en accueillant l’enfance. « Les chutes sirkiennes, écrit l’auteur, sont en effet porteuses d’espoir ». Elles invoquent une « puissance de rassemblement autour de celles et ceux qui tombent et, bien plus essentiel encore, autour de celles et ceux qu’on a laissé tomber : laissé tomber par mépris de classe, par racisme ou par n’importe quelle autre forme d’injustice sociale devant laquelle Sirk, c’est connu, n’a jamais détourné le regard. »

Enfin, nous accueillons Ouennassa Khari pour la nouvelle série « Vues » qui invite les auteur·trice·s à rendre compte librement de projections ou d’évènements reliés au champ du cinéma et de l’image. À l’issue de la performance-projection donnée par le cinéaste catalan Luis Macías à La lumière collective le 18 mars dernier, l’autrice revient sur les pensées qui l’ont traversée durant la séance.

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Dossier Neige (Juliet Berto & Jean-Henri Roger, 1981)
Anne LARDEUX, Boule à Neige
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Maude TROTTIER, Dans le miroir l’Autre
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André HABIB, Devant le cinéma
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LARDEUX, TROTTIER & HABIB, Trois vignettes, trois apparitions
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Zoom Out
Chantal PARTAMIAN, Vues de Neige
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Série Entretiens
Frédérique LAMOUREUX, Sororités créatrices : entretien avec Nathalie Léger
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Étienne GOUDREAU-LAJEUNESSE, De la possible écologie du cinéma
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Carlos SOLANO, tomber les corps. Chutes et désirs dans les mélodrames de Douglas Sirk
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Série Vues
Ouennassa KHIARI, Luis Macías : vie et mort d’une image