Trois vignettes, trois apparitions
Le grand K.
Anne Lardeux
Anita (Berto), Willy (Stévenin) et Jocko (Liensol) sont attablé·e·s dans l’arrière-salle du café où travaille Anita. Un grand type qui se roule une cigarette passe derrière Willy, masqué par Jocko qui lui fait face et dont on ne voit que le dos. Le type interpelle Willy sans qu’on l’entende, mais celui-ci se retourne pour le saluer avant de revenir à ses deux compagnons.
Un peu plus tard, Jocko taquine Anita, elle prend la mouche, comme elle le fait facilement et Willy se lève avant que ça ne glisse trop ; il rejoint la table où le grand type est installé et s’assoit en face de lui. Anita le suit en lançant à Jocko avec sa gouaille habituelle « la p’tite en a marre, elle veut se casser ». Elle se glisse sur la banquette à côte du grand type avec qui elle échange un baiser léger et quelques mots qu’on n’entend pas.
Le grand type qu’on ne voit que quelques secondes, c’est Robert Kramer, cinéaste américain, installé depuis la fin des années soixante-dix en Europe. Passée la surprise de le voir là, on retrouve facilement les fils qui unissent sa trajectoire à celle de Berto et sa troupe. Au moment du tournage de Neige, Kramer a terminé Guns (1980) dans lequel Juliet Berto joue ; il travaille alors sur Naissance (1981) qui précède tout juste À toute l’allure, sélectionné à Cannes en 1982.
Il est fort probable que le point de contact initial entre Robert Kramer et la gang de Neige se soit fait par Richard Copans, que connait Jean-Henri Roger et qui a travaillé comme directeur photo sur Guns 1 . Roger raconte que Copans et lui se sont rencontrés autour du collectif Cinéluttes (créé en 1973) qui a produit, tourné et diffusé des films inscrits dans les luttes sociales et politiques de l’époque 2 . De cette expérience de Cinéluttes, naissent Les films d’ici, maison fondée par Copans et Yves Jeanneau qui produira cinq 3 des films de Robert Kramer.
Une communauté d’esprit réunit le travail de Kramer, Berto, Roger et Stévenin, qui dépasse la contingence de leur rencontre. Cinéastes de groupe, de communes, ils font des films tendus par un double geste qui fait leur force : à la fois captés au corps du réel (au milieu de la vie comme elle coule, avec les moyens du bord et celles et ceux qui s’y trouvent), mais assumant une écriture formelle qui plonge loin dans l’imaginaire et ses possibilités fictives. La présence même fugace de Kramer au cœur de Neige s’ajoute aux signes de son ancrage dans une scène culturelle ouverte où sont soutenues des manières de faire autant bricolées qu’exigeantes et qui refusent le sérail du cinéma à la papa.
Wanda en Neige
Maude Trottier
Jean-Henri Roger a dit de Neige qu’il était un film de fauché. Fauché parce que film de peu de moyens, mais fauché aussi comme dans paumé, et fauché et paumé comme une flèche décochée, l’advenue sur pellicule d’un certain débordement. Les fauchés, les paumés, Neige les fait exulter, exister, sans refoulement, si bien qu’on pourrait même parler d’un certain dé-foulement, joie tapageuse et dépliement d’une foule ailleurs invisibilisée, du cinéma au bistrot, du trottoir à la prison. Prison entre les barreaux de laquelle apparaît, dans le premier quart du film, un personnage à la chevelure blonde et à la frange plate et tombante qui s’appelle Wanda. La ressemblance ne peut être fortuite et précise un autre lieu où le cinéma a taillé sa place à une autre très grande fauchée et paumée, cette Alma Malone devenue Wanda (1970) à travers l’actrice et réalisatrice de ce seul long-métrage, Barbara Loden. Barbara Loden meurt le 5 septembre 1980, année où Berto et Roger tournent Neige. L’hommage est aussi discret que patent et tisse une filiation cinématographique dans les maillages de laquelle on reconnaît une façon de faire fiction à même les vies et les corps, une certaine approche lyrique de la réalité qui ne sacrifie ni à la fiction sa capacité de réagencement magnifiant ni au réalisme son éthos de la monstration vraie. Et pourtant, il ne s’agit ni pour Neige ni pour Wanda de faire un compromis entre telle et telle façon de faire, il n’y a pas le temps pour ça. Il s’agit à chaque fois d’impulser un surcroît d’existence, d’investir la marge, de donner corps et récit à une certaine population dont l’apparition, en contrepartie, viendra bousculer un peu les choses et permettre des désirs autres. « Il faut garder en mémoire la couleur de sa blessure pour l’irradier au soleil », a écrit Juliet Berto dans son unique livre, La fille aux talons d’argile (1982). La Wanda en Neige insiste sur cette sortie de la blessure par l’exposition au soleil, si l’on accepte que le soleil soit nuit chatoyante.
Le projectionniste dans le miroir
André Habib
À trois reprises dans Neige, Anita va rendre visite au projectionniste de la salle de cinéma du Moulin Rouge, Menendez, celui qu’elle appelle en chantonnant « mon ami Pierrot », clin d’œil irrésistible tout à la fois à Pierrot le fou de Godard et aux Enfants du paradis de Carné/Prévert. Elle accède d’abord à la cabine, un soir, par l’impasse qui croise le boulevard Clichy. La seconde fois, en empruntant un escalier situé dans ce qui semble être les coulisses du théâtre. La dernière fois, elle y entre par une porte qui donne sur la terrasse du Moulin Rouge. Ces trois scènes, avec ces trois entrées, sont toutes faites de la même matière : les actions se répondent, se reflètent, comme si chacune était la reprise familière de la précédente. Pour Anita, comme pour nous, cette cabine est un refuge où elle retrouve les bras consolateurs d’une figure paternelle, accueillante, bienveillante, mais aussi des habitudes, de petits rituels (la clope sur la terrasse, le café), ce rire et cette voix gouailleuse dans laquelle se repose, tranquillement, l’étoffe du temps.
Comme d’autres figures dans Neige (lieux, visages, quartiers), le projectionniste apparaît comme une force têtue du passé. Il incarne, très volontairement dans le film, dans sa chair, sa voix, l’esprit de ces salles de quartier, encore debout, mais qu’on allait voir bientôt disparaître, les unes après les autres. Comme le note Jean-Henri Roger, « lorsqu’on a tourné Neige, le Moulin Rouge était encore un cinéma, mais 6 ou 8 mois après c’était terminé 4 ».
Le projectionniste — petit ouvrier, discret, appliqué, habitué, qui sait entrouvrir les portes immenses de l’imaginaire — est incarné dans le film par Raymond Bussières. La première fois que nous l’apercevons, il arrange sa casquette de « prolo anar » dans un miroir qui a le mérite, comme le voulait la formule de Cocteau dans Orphée, de « réfléchir davantage ». En se plantant, simplement, devant ce miroir-rétroviseur, il convoque les galeries du passé dont il a été acteur, qu’il a profondément habité.
Il nous donne accès, à lui seul, par la petite porte, à un bout de l’histoire du cinéma (comme Eddie Constantine, auratique, dans le bistrot). Il aura incarné au cinéma d’innombrables seconds rôles à partir de 1941 (chez Daquin, Clair, Becker, Carné). Il fut aussi, et c’est tout aussi important, un ardent militant et un membre du groupe Octobre, avec les frères Prévert. Comme le rappelle Roger, « Pour Neige, nous voulions tourner sur la terrasse du Moulin rouge […] c’est un hommage à Prévert. Nous voulions que Bubu joue le projectionniste de la salle où habitait Prévert. Il habitait sur la terrasse du Moulin Rouge tout comme Boris Vian. […] Prévert habitait en face de la salle de projection, à l’époque, les projectionnistes arrivaient par la terrasse 5 ». Dans ce film, l’idée du cinéma passe dans des corps, se déploie dans les coulisses, en secret. Il faut seulement savoir par où passer pour y entrer. On arrivera alors sans peine à voir les fantômes de Prévert et de Bussières griller une clope devant les ailes du Moulin.
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Barbara Loden est décédée le 5 septembre 1980, quelques temps avant le début du tournage de Neige. Jean Eustache se suicide le 5 novembre 1981, quelques mois après. Raymond Bussières, lui, est mort le 29 avril 1982, moins d’un an après la sortie du film.
Notes
- Il travaillera à ce titre également sur Naissance et À toute allure. ↩
- À ce sujet, voir https://www.cineclubdecaen.com/realisateur/cinelutte/cinelutte.htm (consultation le 20 avril 2022). ↩
- Route One Usa (1989) ; Sous le vent (1991); Point de départ/Starting point (1993) ; Say kom sa (1998) et le dernier sorti après le décès brutal de Robert en 1999, Cités de la plaine (2000). ↩
- Laurent Laborie, « Neige à Barbès avec Jean-Henri Roger », Paris-Louxor.fr, 16 janvier 1993 ↩
- Ibid. ↩