Dossier Neige (Juliet Berto, Jean-Henri Roger, 1981)

Devant le cinéma

Neige (Juliet Berto et Jean-Henri Roger, 1981) est un écrin de sensations dans lequel notre corps glisse dès les premiers plans. L’odeur du tabac brun froid, la macédoine d’accents modulée sur un beat reggae, le froid humide qui saisit les os en novembre, la nuit qui tombe tôt sur des trottoirs scintillants. On se retrouve dans une fantasmagorie scintillante, celle magnifiquement décrite par Benjamin, mais qui aurait soudain pris un peu trop de poudre, qui se serait mise à parler arabe et créole, qui se serait parée de néons fluorescents comme un sapin de Noël, qui aurait vu ses architectures de rêves et d’illusions voler en éclats, dans un climat de paranoïa nerveuse à laquelle on ne survit que grâce à la beauté résistante des solidarités qui éclatent tout au long du film. On y louvoie, spectateurs, spectatrices, comme dans une galerie de miroirs déformants, à travers des vitres salles, des écrans de jeux vidéo et des devantures de boutiques dont on se demande tout au long ce qu’elles sont devenues, à quelle métamorphose ces rues ont été le lieu. Les lignes de démarcation entre les espaces se confondent, mais aussi les multiples dimensions du temps qui apparaissent pliées dans notre conscience. Les images de ce film sont des reflets qui nous invitent à traverser ses seuils, à cloche-pied claudiquant nous perdre dans l’atmosphère, à faire l’expérience, en nous de leur pluralité : si elles se démultiplient spatialement (c’est le travail des miroirs dont parle le texte de Maude), elles nous invitent aussi à saisir le repli de sédimentations temporelles qu’elles ont formées, au fil du temps, à leur insu, et qui nous émeut aujourd’hui, fatalement.

Cet assemblage de sensations se présente dans un monde disparu, encore reconnaissable, mais déjà oublié. Ce monde, c’est celui que chantait Bernard Lavilliers dans Pigalle-la-blanche, tube de 1981, qui rythme le film et le clôt, sur ce dernier plan qui s’élève, terrible, désespéré :

White, tous vos néons rouillés

White, la loi, la vie, les condés

White, les nuits pour oublier

Phares de la police dans mes yeux métis mouillés

la mémoire des bistrots

(Black)les blousons des travelos

(Black)la mort dans son linceul

Comme un coup de flingue, une baffe dans la gueule

Néons rouillés, bistrots enfumés, blousons de cuirs, toxicos, travelos, flics pourris, avec les « tambours qui bastonnent ». Ce n’est pas le Paris yé-yé de la nouvelle vague, pas la carte postale figée, pas la banlieue et son bitume, les friches abandonnées. Ce n’est pas un Paris qu’on regrette, qu’on peut même réellement désirer. Pas le Paris néo-futuriste et dystopique que peignait à la même époque Beinex, Carax ou Besson. C’est un Paris qui — on le voit, on le sait — a existé, qui ici vit et crève, jouit et erre sous nos yeux, dans les rues de Barbès et de Pigalle, sous ce soleil noir, aveuglant, exactement, de 1981. Un Paris situé, toujours by night ou très tôt dans le petit matin bleu, insomniaque, par ciel couvert (et on n’y est jamais vraiment au chaud, malgré les gros pulls en laine, les longues écharpes).

Neige est pensé aussi en fonction de ces seuils, de ces zones entre lesquelles on fraie, on glisse, espaces de refuge qui parfois finissent en tombeaux. Il cumule pour cela des images de devantures, de vitrines, de surfaces réfléchissantes qui s’emboitent ou se réfractent (Bobby, par exemple, glisse subrepticement entre tous ces lieux, de l’extérieur vers l’intérieur, d’un espace à l’autre, en gambadant au rythme de son baladeur, et nous le suivons, invisibles). Ces devantures, d’habitude, délimitent les espaces (alors qu’ici, elles les rendent poreux). Elles fonctionnent comme des avant-goûts racoleurs de la marchandise promise à l’intérieur, mais aussi comme des espaces liminaires qui confondent l’intérieur et l’extérieur : l’enseigne fait déborder sur le trottoir la promesse de spectacles et de sensations. « Sortilèges des seuils », nous dit Benjamin. D’où sans doute le caractère programmatique d’une des premières scènes de Neige (après le premier plan séquence dans le bistrot), montrant une foule compacte d’hommes, sautillant pour se réchauffer sur un beat reggae, excités par le bonimenteur qui fait défiler à tour de rôle deux danseuses dont on devine les seins pointus sous le satin clair de leurs blouses. Cette foule massée se dirige en bloc vers l’intérieur rouge utérin de la salle où elle reformera un bloc compact devant la scène pour voir la suite du spectacle (soudain moins entichant). Bobby, le jeune vendeur de came, circulera pendant ce temps, profitant des regards rivés, pour passer contre des billets, des petits sachets entre des doigts qui se referment. C’est le Boulevard du crime bis, celui de 1980, qui rend hommage et renverse jouissivement le début des Enfants du paradis (on se souvient du bonimenteur, d’Arletty exposant dans une baignoire la vérité jusqu’aux épaules, etc.). Passer de l’extérieur à l’intérieur du spectacle, traverser ce seuil, c’est la réversibilité de ce champ-contrechamp imaginaire que constitue le cinéma, que le cinéma n’a cessé de rejouer, que Neige replie en lui, sur son temps qu’il met en boite.

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Je repense à Neige et me demande depuis quand on a cessé de passer devant des cinémas ? Un cinéma comme promesse exubérante de spectacle qui ne pourrait pas être confondue avec autre chose, qui afficherait de façon totalement ostentatoire, impudique, polluante, vulgaire, son attraction ? Passer devant un cinéma et être happé par l’affiche immense, la lumière qui aveugle, les majuscules qui crient, la réclame même dérisoire d’une sensation. Chez « nous », les cinémas ont été, il y a longtemps, avalés par des centres d’achats (ou sont devenus de vulgaires centres d’achats de bord d’autoroute en banlieue), et même les salles urbaines qui ont pignon sur rue se perdent dans la banalité du décor. Si on retrouve encore des marquises de cinéma (à Montréal, le Cinéma Beaubien, par exemple), c’est toujours avec un clin d’œil nostalgique vers le passé, comme un petit sourire timide qui dirait « ah, jadis ». Seul peut-être le Cinéma l’Amour a gardé quelque chose de ce panache révolu qui tape à l’œil, mais ça a toujours été le petit privilège des salles dédiées au cinéma pornographique.

Photo Agence QMI, Mario Beauregard

Welt Spiegel Kino (Gustav Deutsch, 2009)

Je revois les devants de cinémas de Neige et ils me font penser — dans un tout autre contexte, un autre monde — à Welt Spiegel Kino, un film de Gustav Deutsch de 2009. Entièrement composé de films découverts dans trois archives nationales, il se décline en trois volets qui gravitent autour d’un même motif : un devant de cinéma qui devient une « fenêtre/miroir » sur ce monde (mais qui fonctionne aussi à la manière d’une galerie de miroirs). Grâce à une série de zooms optique, on isole un détail de l’image qui donne lieu, dans tous les sens du terme, à l’apparition d’une autre image qui l’appelle et l’absorbe suivant l’une ou l’autre des modalités du montage qu’affectionne Deutsch : analogie visuelle, greffe mentale, raccord dans l’axe, contre-champ. Le premier épisode reprend une image du Kinematograf Theater à Vienne en 1912 ; le second, l’Apollo Theater de Surabaya, Indonésie, en 1929 ; le troisième, le Cinéma Sao Mamede Infesta, à Porto, en 1930. Tous ces cinémas, on l’imagine, ont disparu, et ces lieux sont devenus méconnaissables (on perd un temps sur Google Maps à tenter de reconstituer le palimpseste de ces lieux perdus). Chaque archive documente une entrée de cinéma : le film, en tant qu’il est aussi un écran, fonctionne comme une membrane que l’on peut percer et traverser par de nombreuses entrées et sorties. Et de la même manière que l’on pénètre une salle de cinéma pour découvrir un reflet du monde, ici, on rentre dans l’image du monde pour pénétrer cette sorte de sas imaginaire, définition comme une autre de la salle de cinéma. Ce qui nous touche, c’est aussi le fait que ces lieux sont évanouis, que ces cinémas ont depuis longtemps cessé, comme le dit Godard dans les Histoire(s), de « bruler de l’imaginaire pour réchauffer le réel ».

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Vers la fin de Licorice Pizza, la course effrénée des deux jeunes protagonistes (qui n’ont cessé de se courir après tout au long du film) se termine patraque devant la marquise d’un cinéma de L. A. où luisent les titres Live and Let Die et The Mechanic de Charles Bronson, titres iconiques de cette année 1973 que célèbre et magnifie Anderson. Le couple se fracasse amoureusement pile poil au centre de l’image, devant la caissière qui expire à cet instant précis une bouffée de sa cigarette, dans l’axe du point de fuite imaginaire de l’écran derrière les portes vitrées. Volontairement, outrageusement trop parfaite, cette fin (comme le film entier) célèbre une sorte de « moi je peux ce que je veux » du cinéma [« I can do anything », semble murmurer la voix de Jim Morrison] : trop conscient de lui-même et de ses pouvoirs, trop conscient de célébrer un 1973 qui n’existe plus que dans les têtes de ceux (Tarantino, Anderson) qui ont le luxe de l’inventer. Cette scène, devant le cinéma, dans Licorice Pizza est à l’image du film qui n’arrête pas de vouloir nous dire qu’il recrée « un monde qui s’accorde à nos désirs ». Le devant du cinéma, c’est la métonymie de ce monde.

Je sors du cinéma, de cette enveloppe de sensations dans laquelle je m’étais laissé emporter, je m’avance sur les trottoirs scintillants et le froid humide qui glace les os. Je repense alors à Neige, au désir de cinéma que suscite ce film. Au désir qu’il incarne.

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Le désir dans Neige est ailleurs (on s’en serait douté) que dans Licorice Pizza : il est meurtri, blessé, son mascara coule. Le désir compose avec le manque. Il est composé depuis le manque, il est fait avec le manque, il est fait aussi de ce temps qui manque. Tout est, semble-t-il, trop tard : trop tard pour sauver Bobby, trop tard pour sauver Betty, trop tard pour l’amour, trop tard pour devenir quelqu’un, trop tard pour la vie… trop tard pour le cinéma ? On le voit, c’est un film qui a la face collée sur son propre temps fissuré (même si le film ne cesse de pointer son rétroviseur sur le passé, de glisser des petits papiers pliés avec des noms de code), mais sans que s’y pointe le « désir » d’un autre temps que le film chercherait à faire revivre fantasmatiquement (il n’a pas de mélancolie). Tout au présent, fait de présence, il est aussi, toujours à son insu, le témoignage de cette capacité du cinéma à devenir un « abri du temps », comme pouvait l’être, à sa manière, la salle de cinéma (et qui nous rend, nous, alors mélancoliques).

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La salle de cinéma, dans Neige, comme lieu, a perdu ou n’a pas encore retrouvé son statut comme endroit qui fait rêver, à la différence des images reprises par Deutsch, de l’aquarelle rétro d’Anderson (et on pourrait évidemment ajouter tous les films-souvenirs-de-salles-de-cinéma qui coïncident avec la disparition graduelle des salles depuis la fin des années 1970). Le cinéma n’est pas le lieu du rêve, de l’échappée hors du monde, mais il peut être un refuge, un lieu de passe, un lieu comme un autre, dépourvu de spectacle (c’est pour nous le devant du cinéma qui est une sorte de féérie). Dans Neige, on va dans les salles de cinéma (comme dans Wanda, Loden, 1971) pour roupiller, pour aller porter du café au vieux projectionniste, relique émouvante du passé (on y rentre par la porte arrière, comme membre de la famille). On y rentre aussi pour faire une rencontre, traverser un autre miroir, suivre une piste, peut-être pour continuer à s’enfoncer dans un mauvais film. Si la salle de cinéma, dans Neige, a cessé d’être ce lieu de capture imaginaire, son apparition en revanche m’invite à rêver (et bien qu’on pourrait faire défiler plusieurs autres types de devantures dans ce film, c’est les devants de cinéma qui ont capté mon attention).

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Après la féérie pour autos tamponneuses (le rétroviseur du film pointé vers Mouchette), après que Bobby se soit fait « rectifié » par les flics devant le Tati, étendu mort au milieu des breloques pour touristes, on a un plan construit en trois temps, cadré depuis le trottoir du boulevard Clichy, les yeux levés vers l’affiche du Paramount et les ailes du Moulin rouge. Un plan qui coïncide avec la fin de la musique et l’extinction des néons. Le « film est fini ».

Neige

Je me demande à quel angle fut pris ce plan. Je retrouve une image de cette salle Paramount Montmartre, boulevard de Clichy, à l’époque où elle se mêlait avec le Moulin Rouge, où en 1968 elle lançait Le gendarme se marie et Barbarella.

En 1980, cette devanture avait déjà entamé son déclin en perdant quelques ampoules et beaucoup de confiance en ses moyens. J’essaie de faire tenir ces deux images, de faire une surimpression mentale, mais comme s’il s’agissait de deux aimants, leurs polarités contraires refusent de se coller, un champ d’énergie invisible les distend.

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Je feuillette. Je continue. Je creuse encore un peu dans l’écrin. Je m’arrête sur cette image.

Neige

J’y trouve le Trianon en 1981, converti en cinéma bis (investi, habité, infecté magnifiquement par son quartier). Était-ce une des dernières reliques du cinéma permanent en 1980 ? Où on pouvait côtoyer Simbad et Shao Lin, Lily Li et Gordon Mitchell, en boucle. On imagine le mauvais doublage, la pellicule fatiguée, on rêve de voir les bobines entremêlées de ces deux films qu’aucun spectateur ne prendrait la peine de signaler au projectionniste. De ce qui se déroule sur l’écran, Neige ne montra rien (Jako se limite à l’entrée magnifique et ne pénètrera même pas la salle).

Il me vient l’envie de comparer ce plan avec une vue récente, après la reconversion patrimoniale de la salle en 2010 où elle redevient un lieu de spectacle (on abandonne le cinéma pour accueillir Carla Bruni, Rihanna et les événements de e-sport). On arrache la façade parasite pour retrouver l’origine du bâtiment historique, lui redonner une vocation digne de ce nom. Le Trianon de 1980 que montre Neige avait suivi l’évolution du quartier, son rythme, sa pulsation, alors que la laque de respectabilité qu’on est venu lui plaquer lui a fait perdre toute historicité, toute inscription. Et on a perdu entre temps le cinéma.

Sur Google Street View, je tente de cadrer l’entrée, de refaire le plan de Neige mais, comme pour l’image du Paramount, la greffe ne colle pas, les deux images ne parviennent pas à se superposer sur le même lieu.

Neige me fait réaliser que ces devants de cinéma (et les enseignes en général) dramatisent le temps. L’architecture souvent demeure et survit (c’est le décor, le théâtre, le cadre bâti), mais c’est la réclame, par nature, éphémère, qui cristallise le moment et redonne la sensation du temps et du lieu, de cet ici et maintenant. Ce lieu, je me plais à le saisir, le comparer, l’historiciser, en feuilleter les états et jouer des hiatus.

C’est peut-être ce qui explique que, de toutes les images de ce film immense, je ne sais pourquoi exactement, c’est celle-ci qui me fait le plus trembler :

Neige

À l’avant-plan, deux vilains flics embarquent par le blouson un loubard. De l’autre côté de la rue, une foule de badauds regarde à la fois le spectacle de l’arrestation et (on imagine) l’équipe de tournage. Et en plein centre du plan, l’enseigne de l’ATLAS, jouxtant l’imposant Tonneau, affichant fièrement ses « 2 grands films pornos » et ses couleurs de « seule salle homo de Pigalle ».

Je retrouve des images de 1973 :

Un site dédié aux salles de cinéma parisiennes m’offre le récit en image de ce lieu. En 1994, on trouvait ceci :

J’apprends que la salle est « rénovée » en 2006 (on rajoute du fluo et du rétro), et en mai 2016, sur un site de tourisme, quelqu’un a écrit, sous cette image :

« Un vieux cinoche de quartier ouvert dans les années 60 qui vieilli (sic) très très mal. 20, Bld de Clichy ». Le Tonneau a été remplacé par un McDonald’s et l’Atlas est devenu la dernière salle porno à Paris (le Beverley a depuis fermé). J’accumule les captures, compare les angles.

Google Street View a pris ce cliché en mars 2021, du 20 boul. de Clichy, vidé par la pandémie. Je continue d’aller et de venir entre ces époques, perplexe. Je déambule, claudiquant avec mon avatar fantôme Google sur des trottoirs dépeuplés (comme dans les photos d’Atget) que je n’ai pas foulés depuis des lustres. Je m’imagine, me replonge, je me demande ce que pouvait être voir Neige dans une salle de Pigalle de 1981.

Je repense aux néons de l’Atlas, à ce qui pouvait se jouer (et peut-être se joue encore) derrière la devanture de ce cinéma infréquentable, dont le film ne dira rien, dont je refais la carte. Je flâne entre ces pages, repasse sur ces lieux. Puis je reviens là, de l’autre côté de la rue sans loubards, avec mes clichés, à déambuler, en pensant à Benjamin et à son « sortilège des seuils », à me répéter que Neige est un écrin de sensations. À me dire que ce film fonctionne au fond comme une salle de cinéma disparue, dont le seuil enveloppe et accueille, avec ses volutes de tabac brun, sa macédoine d’accents, ses beats reggae et les pleurs d’un saxophone. Il porte sur ses épaules une partie de ce monde oublié qu’il me redonne comme refuge, comme archive.

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Pour des extraits du film, voir Vues de Neige sur Zoom Out.