De la possible écologie du cinéma

J’aimerais écrire sur le cinéma et sur l’écologie un texte réfléchi, cohérent, mais chaque fois que je m’y essaie, je me bute aux mêmes difficultés, aux mêmes questionnements qui me font remettre la tâche à plus tard, espérant trouver d’ici là une réponse miraculeuse aux paradoxes que ces deux mots, « cinéma » et « écologie », suscitent en moi. L’origine de cette réflexion remonte à quelques années : j’étudiais alors en cinéma et formulais déjà les balbutiements d’un questionnement sur sa pertinence, convaincu que l’art n’avait pas la puissance d’action requise pour affronter les enjeux actuels dont le mot d’ordre est l’urgence. Le cinéma a un rôle à jouer dans les luttes sociales, certes, il permet de penser l’Histoire, la philosophie, le politique, mais il ne peut rien contre les incendies, les inondations, les famines ou les morts, humaines comme animales, causées par le réchauffement du climat. Cette pensée m’était évidemment très difficile à formuler, et pourtant, elle motiva ma décision de quitter — est-ce possible ? — mon cheminement en cinéma pour m’orienter vers un champ d’études qui s’intéressait directement à l’environnement.

La première version de ce texte, inachevée, s’intitulait De l’impossibilité d’un cinéma écologique, et son argument visait à détailler ce que j’appelais alors « l’anthropocentrisme essentiel du cinéma ». Pour moi, à l’époque, l’écosystème global du vivant ne pouvait être exprimé par le cinéma, qui nous renvoyait constamment à l’expérience humaine. J’avais en tête les films post-apocalyptiques qui montraient une humanité presque décimée par les catastrophes climatiques, renvoyant inévitablement à l’humain, soit en creux — c’est-à-dire en montrant à quel point un monde vide d’humain est un monde triste et lugubre —, soit, à l’opposé, en montrant que les actions humaines sont à l’origine de la destruction de la nature, c’est-à-dire que l’on n’a pas encore réussi tout à fait à la « contrôler 1

J’avais aussi en tête les films montrant une nature vigoureuse et foisonnante (y compris les documentaires animaliers, qui terminent immanquablement par un avertissement sur la fragilité réelle des écosystèmes) qui ne fonctionnaient, pour moi, que parce que la spectatrice ou le spectateur se replaçait face à l’immensité, à l’image du Voyageur contemplant une mer de nuages, fasciné par la rupture entre un monde à hauteur humaine et une nature « sauvage », sublime, gigantesque. En gardant la nature à distance, toujours extérieure, toujours objet d’un regard anthropocentré, le cinéma me donnait l’impression que la solution face à la crise écologique serait soit une intervention technologique qui passerait par un contrôle encore plus grand et total de la nature, soit la suppression radicale de l’espèce humaine, deux avenues de pensée qui m’apparaissaient (et qui m’apparaissent encore) terrifiantes. Le texte comportait, notamment, ces quelques lignes :

Comment représenter le réchauffement climatique, phénomène global, si l’image filmique (anthropocentrée) s’acharne à faire voir la singularité ? Peut-être faut-il le langage froid et analytique de la science pour nous faire comprendre les enjeux qui dépassent l’humain (et qui dépassent, donc, le cinéma).

Avec ces mots, je cristallisais une sorte de désaveu du cinéma, entrevoyant pour la première fois, peut-être, ses limites. L’identification à la « vision » de la caméra est trop puissante pour nous faire voir une chose aussi vaste et complexe que le climat — le problème est le mieux exprimé par le concept d’hyperobject, tel que le définit Timothy Morton : « real entities whose primordial reality is withdrawn from humans 2 . » La science apparaissait alors comme une voie de sortie, puisqu’elle s’efforce de réfléchir la matière en vue de l’obtention de résultats universels 3  ; ses statistiques et ses données me permettaient de dépasser le choc de l’immensité et d’en prendre la mesure.

Dans son texte « The Ecocinema Experience », Scott MacDonald soutient que « [t]he job of an ecocinema is to provide new kinds of experience that demonstrate an alternative to conventional media-spectatorship and help to nurture a more environmentally progressive mindset 4  ». Il sous-entend que le cinéma « conventionnel » relève de la consommation et s’inscrit dans un système capitaliste responsable de la destruction de l’environnement. À l’opposé, un « éco-cinéma » nous offrirait une nouvelle avenue de pensée. Mais j’en avais aussi contre ces films qui me donnaient une certaine conscience des enjeux environnementaux, ou même qui, comme le dit MacDonald, m’ouvraient à de « nouvelles expériences », sans pour autant me mener à l’action réelle. Le cinéma « alternatif » (indépendant, d’auteur, artisanal) n’est-il pas une autre forme de produit de consommation s’adressant simplement à un public déjà « progressiste » ? Ne sert-il pas à « s’acheter une bonne conscience », à nous faire penser que, oui, nous participons à l’effort écologique, puisque nous nous identifions à des œuvres qui « transforment notre expérience » ? Est-ce qu’adhérer à un discours écologique, s’il reste anthropocentré, suffit pour changer le système ?

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Si je m’essaie une fois de plus à l’écriture de ce texte, ce n’est pourtant pas pour en finir avec le cinéma, mais bien parce que les films que je continue à voir ne cessent de me fournir des arguments inverses ; le cinéma organise sa petite défense, sa pertinence réapparaît là où je ne l’attends pas. L’un de ces « arguments » m’est venu lors du visionnement du film Pig (Michael Sarnoski, 2021), qui présente l’histoire d’un cueilleur, incarné par Nicolas Cage, qui parcourt le bois avec son cochon, récoltant les truffes et les champignons sauvages qui s’offrent à lui. L’homme semble vivre hors du temps, perdu quelque part dans les derniers siècles, dans une cabane isolée au beau milieu de la forêt. Et l’homme serait resté dans cet espace si on n’avait pas fait irruption dans sa maison, si on ne l’avait pas tabassé pour kidnapper son précieux cochon truffier, le tirant de force dans un film d’action invraisemblable campé dans l’assourdissant XXIe siècle de Portland. La ville représente l’envers capitaliste de l’écosystème des premiers plans ; le temps s’accélère et les plans s’enchaînent dans une narration plus traditionnelle, reprenant la trame du revenge movie. Le protagoniste est embarqué malgré lui dans une poursuite visant à retrouver son cochon et se confronte aux lois de la ville, à l’autorité tyrannique d’un père sur son fils et à l’absurde complexité de la gastronomie moléculaire, petit système de relations conflictuelles en contraste avec l’apparente harmonie de la forêt. Le temps narratif se constitue ainsi des tensions causées par le commerce et par l’intérêt personnel auxquelles le personnage incarné par Cage a renoncé — on apprend vite qu’il maîtrisait les lois de la ville, qu’il « avait un nom » dans le réseau de l’industrie culinaire.

Pig (Michael Sarnoski, 2021)

Le film parle peut-être davantage de deuil que d’environnement (l’isolement de l’homme s’explique par la perte de sa femme ; il se tourne vers la vie contemplative pour panser les cicatrices du passé), mais il propose une réflexion sur le temps et sur la mort qui revient à l’écologie que j’aimerais investir, soit une écologie qui s’intéresse d’abord à la façon d’habiter. Au milieu du film Pig, dans une longue tirade, le personnage incarné par Cage annonce la catastrophe imminente : d’ici quelques années, un séisme suivi d’un immense raz-de-marée anéantira l’ensemble de la ville de Portland. La prophétie est celle que l’on connaît : la terre devient de moins en moins habitable, notre monde civilisé s’écroule devant les forces naturelles, et le jeu de réputation et de petites gloires devient futile face à l’inévitable issue de notre existence. Or, le film ne tombe pas dans un discours du renoncement. Par les quelques plans du début, il s’oppose à l’eschatologie contemporaine : en se coupant de son passé, l’homme vit, presque sereinement, dans un présent sans avenir, où la seule chose qui compte réellement est la relation entretenue avec son cochon et, on le sent aussi, avec la forêt, ses espaces, sa temporalité.

S’il y a une pensée écologique dans un tel cinéma, elle ne se trouve pas dans la façon de montrer comment l’humain détruit l’environnement — une telle proposition impliquerait qu’il en soit l’agent externe —, mais bien comment il doit l’habiter, l’investir, retournant ainsi l’environnement à la question ontologique : nous sommes ce que nous habitons. En parlant du film The Wild Parrots of Telegraph Hill (2003), dans lequel Mark Bittner, un musicien sans emploi, nourrit et prend soin de perroquets en liberté, Morton montre comment la critique de l’anthropocentrisme que l’on a fait au film peut s’opposer à l’écologie : « Le danger en politique et en philosophie, c’est de considérer que nous avons réussi à dépasser l’idéologie, que nous pouvons nous tenir en dehors, disons, de la réalité “humaniste”. Cette idée est elle-même de l’humanisme 5  ». Puis, à la page suivante : « Chasser l’anthropocentrisme, c’est de l’anthropocentrisme. Prétendre que la distinction entre les animaux et les hommes est anthropocentrique parce qu’elle privilégie la raison par rapport aux passions, c’est nier toute raison chez les non-humains ». L’écologie, pour Morton, passerait davantage par une déconstruction de l’idée de l’humain que par une obsession sur la « nature » (dont le concept, selon lui, doit disparaître). Pig tient de cet anthropocentrisme écologique : les premiers plans montrent une relation intime entre l’humain et le cochon sans sous-entendre une quelconque hiérarchie relationnelle. Pig ne dit pas comment sauver le monde, il nous somme plutôt de prendre soin des autres dans le temps qu’il nous reste — peu importe s’il s’agit d’un siècle ou d’une décennie. Il me dit, à moi, que l’anthropocentrisme que je décelais dans le cinéma n’est pas un obstacle à l’écologie, et que si le discours de la science est le seul capable de penser le réchauffement climatique en langage utile, le cinéma peut quant à lui nous ramener à l’essentiel : quoi sauver, dans ce monde sans avenir ?

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Pig m’a tout de suite fait penser au film First Cow (Kelly Reichardt, 2019), d’abord dans sa manière de détourner le film de genre (First Cow est un western et Pig, un revenge movie), mais aussi dans la façon de montrer la forêt, nourricière et dangereuse. First Cow débute avec un plan d’eau, une nature sauvage et brute, tout de suite lacérée par un paquebot qui traverse lentement l’écran. Puis, l’on assiste à la découverte par une femme et son chien de squelettes à peine enfouis dans le sol forestier. La position de leurs corps allongés, l’un paisiblement incliné vers l’autre, fait penser à un couple que l’on aurait enterré là. Ces quelques plans sont les seuls qui se déroulent à l’époque moderne. Au plan suivant, un homme cueille des champignons pour ses compagnons de route peu fréquentables dans une forêt d’Amérique du Nord alors en pleine conquête de l’Ouest.

First Cow (Kelly Reichardt, 2019)

Par la suite, le cueilleur de champignon se lie d’amitié avec un autre homme avant de bâtir un commerce lucratif : la nuit, ils traient subrepticement la seule vache de la région appartenant à un riche Anglais, nécessaire à la confection de délicieux beignets frits. Ils vendent ces beignets à bon prix, y compris à l’Anglais incrédule doublement victime de la magouille : il paie pour ce qu’on lui a dérobé. Néanmoins, ils se feront prendre et, après une fuite vers la forêt, les deux hommes s’allongent au sol, l’un s’inclinant légèrement vers l’autre, blessé, pour un dernier repos. Leurs corps resteront dans cette position pendant de nombreuses années, disponibles pour les vers et les champignons, leur chair nourrissant l’écosystème de la forêt jusqu’à ce que le squelette soit trouvé, hasardeusement, par une femme et son chien.

L’ensemble du film constitue ainsi un flash-back justifié par le déterrement des ossements, comme si dans les squelettes retrouvés par hasard se condensait une mémoire enfouie. S’il faut attendre la fin du film pour comprendre l’origine des squelettes, c’est peut-être justement parce que le film inscrit la mort dans un cycle organique, bien plus que dans une logique linéaire. À la manière de Pig, dans la forêt se loge une mémoire qui vient perturber l’avancement normal du temps, à l’image de ce champignon qui transforme la pourriture en organisme vivant, la chair morte en nourriture — l’écosystème du champignon nous force à reconsidérer la vie comme n’étant pas singulière et indépendante.

L’écologie, dans les films, apparaît ainsi par la résistance au temps linéaire et progressif du récit traditionnel. Le personnage de Cage ne s’intéresse pas au futur qui, dans la logique capitaliste de la ville, implique un constant progrès — les normes culinaires évoluent en fonction du marché, le chef à la mode refuse de recréer ses plats d’enfance. À l’inverse, Cage parvient par la gastronomie à raviver le passé dans la pensée du père tyrannique, pourtant obsédé par le profit et par la croissance ; il parvient à mobiliser une mémoire affective, déconstruisant d’ailleurs l’opposition binaire entre la ville et la forêt, entre un monde industrialisé et un monde sans technologie. Le film ne défend pas la vie d’ermite, il montre l’importance des relations que l’on crée ; de celles que l’on oublie au bénéfice du progrès. De façon similaire, First Cow pose un regard sur le capitalisme — les protagonistes font fi du droit de propriété et commercialisent le lait d’autrui, manigance qui les mènera vers la mort. Aussi, le film s’attarde aux petits gestes qui engagent l’humain dans son environnement, tel ce plan où le protagoniste, lors de la cueillette de champignons — qui demande déjà de comprendre la forêt, d’y diriger son attention —, aperçoit une salamandre sur le dos. Doucement, il la remet sur ses pattes avant de continuer son chemin. Les films nous disent que derrière la croissance se trouve la relation à l’autre ; qu’avant de nous projeter dans un avenir incertain, nous devons observer le présent. La fin de First Cow n’apparaît pas comme la victoire d’un capitalisme sauvage ; la dernière image est celle de l’amitié des hommes allongés dans la forêt. Les films permettent ainsi de penser à une écologie qui ne voit pas la mort comme une finalité, mais qui l’inscrit dans une mémoire — celle des ossements, ou celle du magnétophone, à la fin de Pig, et, pourquoi pas, celle du cinéma.

J’en reviens à cette question : le discours fourni par les films, aussi pertinent soit-il, n’est-il que discours ? Peut-être bien, mais je vois aujourd’hui mon erreur qui était de croire que l’action et la pensée sont deux choses distinctes, que l’une n’engage pas l’autre dans le quotidien, que « se définir » par rapport à un enjeu ne change pas l’enjeu en question. C’était, au fond, décortiquer le problème en parties facilement discernables : d’un côté, il y a l’action écologique militante et, de l’autre, l’engagement philosophique. Il ne suffit cependant pas d’acheter un bibelot pour donner une âme à une maison ; il faut encore teinter la lumière, garnir les murs, l’emplir d’odeurs ; il faut l’investir dans la longévité, il faut croire qu’il est possible d’y habiter, et cette croyance fondamentale ne vient pas du discours scientifique, mais de l’art, de la contemplation, de la philosophie. Pig et First Cow me font penser qu’il est possible de réfléchir à une écologie qui n’a rien à voir avec la science environnementale : une écologie qui s’intéresse moins à la façon de sauver une nature sauvage et illusoire, mais qui réfléchit aux manières d’habiter le monde, de s’y engager ; une écologie qui reconnaît l’interdépendance complexe des êtres, de l’organique et de l’inorganique, du climat et de la consommation ; une écologie de la relation, peut-être, ou de l’amitié.

Notes

  1. Le récent Don’t Look Up (2021) montre à quel point un cinéma qui dépeint une catastrophe climatique échoue à parler d’écologie. Sa métaphore simpliste montre encore la « crise » écologique comme un événement à venir, comme une catastrophe tangible et visible qu’il nous suffirait de dévier. Il n’y a pas une crise qu’il faut régler avant qu’il ne soit trop tard ; il est trop tard, et bien qu’il y ait une multitude de crises (les morts, la souffrance), le problème de l’écologie ne réside pas dans la façon dont on peut encore sauver le monde, mais dans la façon d’appréhender le monde qu’il nous reste.
  2. Timothy Morton, Hyperobjects: Philosophy and Ecology After the End of the World, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2013, p. 15.
  3. Je tenais alors à l’idée que son langage n’implique pas de « je », qu’il témoigne d’une réalité qui puisse dépasser l’expérience humaine. C’était bien sûr une vision naïve de la science ; elle réussit parfois à donner une idée de grandeur de phénomènes globaux, mais elle est aussi limitée par le degré de réalité qu’elle se donne le droit d’étudier.
  4. Scott MacDonald, « The Ecocinema Experience », dans Stephen Rust, Salma Monani et Sean Cubitt (dir.), Ecocinema Theory and Practice, New York-Londres, Routledge, 2012, p. 20.
  5. Timothy Morton, La Pensée écologique, Paris, Zulma, 2019, p. 129.