Dans les miroirs l’Autre
Nous entrons dans Neige par le truchement d’un plan-séquence. Seule occurrence de cette technique durant tout le film, il est non pas prouesse, mais façon de se saisir du corps étranger de spectateur pour mieux le planter là, pour mieux le plonger dans l’espace, au son d’une basse, d’une guitare et bientôt d’un saxophone qui cherchent nonchalamment leur cadence de même qu’au son de la voix off d’Anita qui évoque « ce bleu », « ce bleu qui fait tout basculer ». La pièce où nous nous trouvons comporte une scène, une piste de danse, des tables, des chaises parmi lesquelles un homme avale le contenu d’un tout petit verre, un comptoir tout au fond où s’affaire un barman. Les murs sont tapissés de miroirs, des miroirs qui permettent de mieux encercler l’espace en ravalant le hors champ. Nous continuons de déambuler, un saxophoniste gravite le petit escalier qui mène aux toilettes, une autre pièce se fait jour, une rumeur de petite foule s’élève, un homme passe, un couple discute. Nous sommes maintenant dans un café tout près d’un zinc dont nous longeons les bords, prenant soin d’en détailler les ornements, verres, fleurs, tête de porc gisante. Le comptoir configure un espace fixe où s’agrippent les clients et où Anita, souriante, s’adresse à un homme, le comptoir rassemble des gens et élabore des distinctions, de dos, de visu, buvant, servant, il est une pliure dans l’espace.
À cette première scène de Neige comme immersion flottante dans un lieu donné et convocation de la pliure, la séquence suivante répond telle une réplique amplifiante : plongée sur un amas d’hommes le regard rivé à un spectacle suivie d’une contre-plongée depuis leur point de vue sur une petite scène extérieure où se trémoussent de belles Nadège et Murielle, alors qu’un bonimenteur promet leur nu intégral pour qui s’aventurerait à l’intérieur de la tente foraine. La pliure a changé de camp, elle n’est plus le comptoir, mais ce qui relie et sépare le spectateur et la scène. Sa configuration est néanmoins relayée et lors de ces deux séquences initiales, ce sont à la fois la description d’un milieu — ce Pigalle et ce Barbès du début des années 1980 — et une façon de façonner le plan qui entrent en jeu.
J’aimerais ici tenter d’étendre la poétique décelée de cette pliure à l’aune des multiples miroirs qui émaillent Neige et qui ainsi répétés, dédoublent l’espace, cumulent du sens, réverbèrent moins les apparences qu’ils ne creusent un dedans de l’image, jusqu’à comporter une façon d’être à la rue, jusqu’à contenir en filigrane ce que l’espace filmique fait de la prégnance de Pigalle et de Barbès. Dans cette petite hypothèse sur le motif, le miroir est à l’espace dedans le film ce que Neige est au milieu si gorgé de réel qu’il embrasse : non pas un reflet, mais un débordement, une altérité tendue.
L’autre devant soi
Neige est un récit de « sauvetage » ou de « dépannage » selon ce que ce terme recouvre du sens voilé dans le parler des drogues dures, action poursuivie par Anita, secondée par ses acolytes, Jocko le Révérend et Willy le boxeur. Depuis que Bobby, le jeune dealer local s’est fait tuer par la flicaille qui taraude le quartier, Anita s’est mise en tête de sauver Betty, travestie performeuse de cabaret. Un récit qui se noue tout au long d’une série de lieux reconnaissables et palpite à travers ces gens dont Jean-Henri Roger disait qu’ils étaient toujours ceux en second plan, ces gens de la vie vraie faisant office de figurants ici ramenés au-devant de l’image. Gens du bistrot, du café, de l’arcade, du cabaret, de la rue, travelos, drogués, danseuses, dealers, prostitués, témoins, spectateurs, quidams qui passent sur le boulevard et dont la langue créole ou arabe résonne richement, sans traduction. Entre cette nuit baudelairienne que charrient des extérieurs à la profondeur de champ délibérée évoquant les perspectives de Gustave Caillebotte et les effets d’élargissement de l’espace par le miroir, Neige place ses gens, ses repères, sa gestuelle si libre. Il y aurait au moins deux façons de faire apparaître l’espace du milieu dépeint : dehors et dedans, en perspective et en pliure. Or, si le miroir est convoqué dans de multiples scènes et parfois de façon plus anodine comme pour nous rappeler qu’il est un motif dont se soucier, c’est aussi parce qu’il reprend cette organisation de l’espace donnée dès le départ, développant une figuralité insistante. Le miroir tranche dès lors avec la perspective, il offre une autre forme de contextualisation. Il est du bouiboui où se rendent le Révérend, Willy et Anita, de la salle de gym où s’entraine à la boxe Willy, des douches où Anita et le Révérend le retrouvent, du petit bar où les trois compères discutent du sort de Betty.
Dans ces scènes, les miroirs forment une occasion de réplique : on peut ainsi s’adresser à l’autre soit en le regardant à travers ce prisme ou encore, l’autre à qui l’on s’adresse apparaît reflété dans son cadre. Autrement dit, on ne se regarde pas tant soi dans le miroir que l’on regarde les autres. Délaissant le caractère narcissique, ces surfaces ouvrent une brèche, laquelle jamais ne se referme sur une communication qui achoppe, mais au contraire, l’encourage. Les surfaces miroitantes semblent en effet plutôt là pour nous faire comprendre que dans l’espace, il y a des espaces, des points d’où l’on se tient, un dos et un visage, de la doublure à même la coprésence, une profondeur insoupçonnée et que le monde dans lequel on se situe est peut-être après tout autre, pareil sans ne l’être.
Semblance des êtres
Certains miroirs capitalisent toutefois sur la semblance des êtres dans deux scènes nodales de Neige, soit lorsqu’Anita retrouve Betty dans l’arrière-scène du cabaret où cette dernière se produit et lorsqu’Annie, une jeune fille du quartier, interroge son père à propos de sa mère dont on lui a fait croire qu’elle est à l’hôpital, alors qu’elle se trouve en prison. Betty se mire en se fardant : « miroir, gentil, miroir, dis-moi qui est la plus belle », ce à quoi Anita rétorque que c’est Blanche-Neige, la plus belle. Soudainement méditative, Betty s’épanche : « la neige, oui, elle est blanche ». Tour à tour, la caméra s’approche de l’une et de l’autre, occupées à modifier leur apparence respective. Betty applique méticuleusement du rouge à lèvres, Anita s’affuble d’une parure et affirme être Aigle noir.
Aussi le caractère spéculaire du miroir ne sert-il qu’à se faire apparaître comme quelque chose d’autre que soi ou quelque chose d’en plus de soi, dans les parages de ce que l’on souhaite être ou ne pas être ? Performeuse et neige pour Betty, la neige étant l’autre nom de l’héroïne que s’injecte Betty ; Aigle noir pour Anita, pour ne pas être « enfermée toute la journée à préparer la bouffe ». Le miroir contient ainsi quelque secret de l’être, quelque déguisement par lequel « on peut exister encore un soir ». Suite à quoi la caméra recule pour venir encadrer les deux femmes dans une composition parfaitement symétrique qui déplace la pliure de l’image, jusqu’ici articulée en profondeur, en son centre, à la verticale. L’altérité ouverte par le miroir reprend cette fois consistance entre les deux femmes, ce que souligne avec humour la tête de buste rouge posée là, cigarette au bec. Candidement, Anita interroge Betty sur la première piqure. « Si tu t’arrêtes, tu crèves à petit feu » commentera-t-elle, reprenant des paroles émises par Willy en tout début de film. La reprise de ces paroles, presque mot pour mot, élabore tacitement une correspondance entre le boxeur et Betty, correspondance qui doit bien frapper Anita, en son for intérieur. Il n’y a pas de hiérarchie qui tienne entre Betty et Willy, les altérités papillonnent, mais s’aiguillent, se rencontrent, se touchent entre elles. La pliure de l’image leur donne chair.
La scène avec Annie et son père renforce tout à la fois la dimension dialogique du miroir et l’altérité dont il permet la figuration. Annie se mire pour faire voir à son père un maquillage qu’elle s’est fait, une constellation de petites paillettes brillantes au dessin circulaire. « Tu ressembles à une fée », lui dit son père. « Et la violette sur mon front ? », demande Annie. « Ah c’est la plus belle », répond Bruno. « C’est ma bonne étoile », sourit Annie.
Encore ici, il est question de se regarder dans le miroir pour assister à sa propre transformation, pour contempler une ligne de fuite, un certain devenir. Seulement, Annie apparait soudainement frappée de mélancolie et lorsqu’elle interroge son père à propos de sa mère, le petit miroir rond posé devant le plus grand apparaît dédoublé par le reflet, éparpillant les possibilités d’images, engageant des mises en abyme, des ruptures de visages, qui semblent venir dire le bris intérieur de la jeune fille réfléchissant à sa mère absente. « Papa, elle reviendra, maman ? » demande-t-elle à son père, le plan cette fois concentré sur la figure de profil et sur le reflet simple de son visage dans le petit miroir rond. Le miroir appelle l’absente, interroge la possibilité de sa présence de même qu’il est une entremise, une occasion de parler à l’autre à travers l’image, l’autre pouvant être le père présent, la mère absente ou même soi. Il évoque une boule de cristal que l’on contemple fasciné par la myriade des promesses suspendues à une surface à la fois transparente et opaque, activant la mémoire de toutes les parures et accessoires forains qui forment non seulement un imaginaire de Neige, mais incarnent visuellement un noyau de résistance contre la transparence imposée du pouvoir. La machine à prédire l’avenir et la boule à neige sur lesquels Annie pose son regard précédemment tremblent, poudroient, reflètent le voile incertain du futur entre danger de la drogue dure, destin de la mère en taule et innocence protégée, tout en abritant des métiers peu ou prou insolites qui appartiennent à la rue.
Transparence et opacité
Il y a également le miroir encadrant l’aveugle dans le hall du théâtre Trianon, personnage pivot, sorte d’oracle qui dirigera le Révérend vers la source de l’héroïne qui permettrait de sauver Betty. Le miroir ici est plus conjectural, il encadre l’aveugle en lui donnant une certaine magnificence, se substituant à sa cécité tout en suggérant une sortie de l’espace ordinaire relié à ce que seul lui sait voir, c’est-à-dire là où se trouve la neige. Ce miroir est aussi, me dit un souffleur, une membrane qui fonctionne ici telle une porte, dont l’aveugle serait le gardien. Il réfléchit les corps, mais il met en scène l’opacité de cette autre réalité du « ciel », de la drogue, de cet état « autre » et de toutes les figures étranges et familières qu’il englobe. Cette double qualité de réflexion et d’opacité du miroir est également opérante lors de la scène où les deux flics de la brigade des stups pourchassent Bobby à travers les méandres du Rochechouart et du Tati, où de multiples miroirs et surfaces réfléchissantes viennent troubler la lisibilité de l’espace et densifier la foule. Bobby trouvera dehors la mort, affalé sur le petit kiosque de souvenirs à l’effigie d’un Paris touristique, là même où, un peu plus tôt, Annie contemplait des flocons se mouvoir à l’intérieur d’une boule à neige. Devant son corps gisant, le Tati et la rue sont cadrés telle une pliure qui cette fois sépare les états de vie et de mort.
Contre cette pliure que je vois imprégner Neige et mis en regard par sa multiplicité de miroirs, contre cette façon d’accoler le dedans et le dehors, de lier entre eux par un effet simultané d’étrangeté et de communication les personnages, s’agite une certaine préconception de la rue parisienne en perspective, proprement haussmannienne, proprement transparente. Or, justement, cette rue haussmannienne, imposée par l’urbanistique, apparaît peu tout au long du film. On lui préfère une façon de montrer des lieux précis, reconnaissables certes, mais imprégnés d’une mise en scène propice à la réverbération. Et s’il y a bien des scènes de jour dans Neige, ce sont surtout ses scènes nocturnes ou de soir qui frappent la mémoire. En écho aux miroirs des espaces intérieurs, les pavés de la rue sont enduits de la réflexion des lumières et ses longueurs embuées de nuit. La caméra la préfère souvent légèrement de biais, posée tout près de son peuple de façon à le montrer non pas pris dans l’étau d’une surveillance, mais au contraire, l’occupant vitalement. Des formes d’existence marginales en émergent, en toute hospitalité filmique.
Et si un peuple tout feu tout flamme advient à la caméra, naturalisé, sa différence n’est pas pour autant exclue, ce que la comparaison avec les personnages frontaliers d’Anita, de Bobby et du Révérend permet de souligner. Le peuple de Neige parait et apparait, non sans qualité dionysiaque, selon la stricte dimension d’altérité que Jean-Pierre Vernant lui octroie :
Avec Dionysos, la musique change : c’est, au cœur même de la vie, sur cette terre, l’intrusion soudaine de ce qui nous dépayse de l’existence quotidienne, du cours normal des choses, de nous-mêmes : le déguisement, la mascarade, l’ivresse, le jeu, le théâtre, la transe enfin, le délire extatique. Dionysos apprend ou contraint à devenir autre de ce qu’on est d’ordinaire, à faire, dès cette vie, ici-bas, l’expérience d’une évasion vers une déroutante étrangeté 1 .
Les miroirs de Neige : du même et de l’autre. À la fois intériorisation du hors champ, espace dialogique, lieu de contemplation d’un soi travaillé par sa propre étrangeté, ils relaient ce que la vie de la rue nous tend, soit une petite et grande fête épluchant tous ces points dionysiaques que Vernant mentionne. La neige n’y est jamais approchée comme quelque chose de condamnable, elle existe comme un envers à tolérer, voire une opacité dont prendre soin. On peut s’y jeter, s’y fondre ou encore, l’envisager comme un phénomène qui nous fréquente à la charnière relationnelle de l’intime, du poétique et du politique. Et réfléchir en marchant, tel le Curé, au pouvoir. Agir pour les autres.
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Notes
- Jean-Pierre Vernant, La mort dans les yeux. Figure de l’Autre en Grèce ancienne, Paris, Hachette, coll. « Littératures », 1998, p. 12 et 13. ↩