Luis Macias, vie et mort d’une image
La série « Vues » propose de rendre compte de projections ou autres évènements reliés au champ élargi du cinéma et de l’image.
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La Lumière collective — et sa ribambelle de sièges — a repris ses activités le 18 mars, avec une projection-performance de Luis Macias, artiste et cinéaste barcelonais, compositeur d’images-mouvements — d’après ses termes. Trois de ses performances étaient au programme : Spectral Landscape (2016), The Kiss et The eyes are empty and the pupils burning of rage and desire (2016). Ici, plutôt que de faire le compte rendu du travail du cinéaste à proprement parler, je rendrai compte de ce que j’ai pensé et senti pendant les trois projections-performances et la période de questions qui s’ensuivit.
Spectral Landscape (2016) : « quatre projecteurs diapositifs, un obturateur externe et trois projecteurs avec pellicules 35 mm couleur et noir et blanc, et du silence. Des formes organiques, peut-être boisées, peut-être animales, s’agitent à l’écran. Aux frémissements s’ajoutent des clignotements lumineux. L’ensemble est composé pendant la projection, librement, par l’artiste ».
Spectral Landscape ouvre un œil dans l’obscurité. Il nous fixe, ou je le fixe, je ne sais plus ; mais malgré les tremblements, cette seule pupille exige une fixité du regard, une intensité presque douloureuse. Ma réponse à cette exigence, en effet, est mise à l’épreuve pendant de longues minutes, les tremblements se transformant vite en clignotements de plus en plus insistants : l’écran se met à hurler.
Dans ces circonstances, j’ai l’habitude de fermer les yeux et d’attendre que la crise passe. Mais l’invitation de cette pupille est irrésistible. J’ai donc soutenu son regard et le mien autant que possible. Et même lorsque je fermais les yeux, je continuais de la regarder derrière mes paupières.
Jusqu’à ce que, tout à coup, un sépia vienne réchauffer l’écran avec ses lignes chaotiques, comme autant de branches au fond des bois que l’on n’oserait pas toucher pour ne pas déranger la vie qu’elles abritent.
J’y ai rencontré un insecte pris dans son ambre, pas encore mort, mais déjà épinglé à l’éternité. Avec lui s’agite l’image luttant avec le cadre, dont elle essaye de se défaire à grands spasmes. Elle ne sait pas qu’elle aussi a trouvé son éternité, qu’elle ne s’échappera pas. Et moi, impuissante, je regarde et me demande ce que ferait mon image à sa place.
À nouveau, les yeux tentent de rester loyaux, mais se détachent.
Quand tout s’arrête, les paupières sont lourdes, et je me laisserais volontiers couler au sol et sombrer.
The Kiss (2014), « revient sur le film du même nom de Thomas Edison (1896), filmé et re-filmé sur une série de formats dans leur ordre d’invention, en partant de la pellicule 35 mm ».
The Kiss interrompt mon projet : j’ai l’impression d’assister à l’échographie d’un geste. Ce baiser, ce câlin très conscient de la caméra se répète encore et encore. Je me demande ce que ça ferait d’embrasser quelqu’un si longtemps. Est-ce que je disparaitrais dans ce baiser comme ce couple devient taches de lumière, ou est-ce que la durée au contraire l’annihilerait ?
Et puis le baiser ne répète plus, il se multiplie. À chaque itération, une nouvelle embrassade du couple, une nouvelle embrassade du format avec le geste. Combien de façons d’embrasser existe-t-il ? Est-ce qu’un baiser sur pellicule a le même goût qu’un baiser numérique ? Et du grain au pixel, combien de fois ou pendant combien de temps s’est-on embrassé ?
Le baiser disparait bien après le couple, et à nouveau l’obscurité.
The eyes are empty and the pupils burning of rage and desire (2016) : « deux projecteurs, pellicules 16 mm couleur et noir et blanc. Une forme colorée, mousseuse, tourne, parfois couverte d’une ombre noire et blanche. Durant cette performance, Luis Macias décide de la durée, du rythme, et des contacts de la couleur et du noir et blanc ».
Commence alors The eyes are empty and the pupils burning of rage and desire. Et peut-être ai-je été influencée par le baiser précédent, mais jamais je n’ai autant voulu mettre à ma bouche une image. Le regard est invité à circuler sur, autour et dans une forme organique non identifiée — alvéoles de cire, amas de bulles de savon, spécimen de gastronomie moléculaire. Cette forme est d’abord une naissance, celle de sensations, celle de ces curieuses cellules mouvantes, qui se multiplient doucement.
Il m’a fallu de longues minutes pour émerger de cette fascination et voir la mort. La pellicule brûle paisiblement, magnifiquement sous nos yeux, et c’est tout un spectacle. Je repense alors à cet insecte au fond des bois, cet insecte dans l’ambre dont la mort nous semble si belle, et qui porte à la fois la vie et des réponses à de vieilles questions.
Cet autodafé ne peut pas être anodin, ni dans sa violence ni dans sa beauté, mais je crois qu’il faudra que j’oublie ma fascination pour essayer d’y trouver des réponses.
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Luis Macias s’intéresse donc aux spectres du médium cinématographique, et qu’on croie aux fantômes ou pas, il est difficile de ne pas les remarquer. Qu’ils flottent sur l’écran ou émergent de la pellicule, ils sont partout : tantôt diffus, tantôt charnels, et parfois violents.
Son travail de composition ne dépend pas uniquement des relations entre images et mouvements. Comme autant de spectres supplémentaires, notre attention et notre réceptivité sont une partie assumée de la rencontre de l’expérience filmique. Autre présence fantomatique : la barrière linguistique. Lors de la période de questions, il fut tout à la fois intéressant et frustrant de constater l’intérêt collectif pour la genèse du travail de Macias d’une part, et la difficulté d’en dire beaucoup sur le sujet d’autre part. En effet, l’anglais ne put pas faire office de lingua franca, et personne dans la salle ne maîtrisait non plus le catalan ou le castillan.
Le silence de ses performances appelle nos sens de façon d’autant plus forte que rien ne signale cette distance linguistique ou culturelle qui, parfois (souvent), colore nos expériences cinématographiques et empêche le médium de nous atteindre complètement. L’accueil de ces images aurait-il été le même autrement ? Aurions-nous eu tant de curiosité pour la création elle-même ? Peut-être aurions-nous procédé à une sorte d’exorcisme, et cherché à ramener le film à son dehors, à traduire l’expérience au lieu de la sentir ? Alors je me demande, comment faire pour retrouver en soi cette capacité d’accueil inconditionnel, sans sacrifier le verbe ?