POUR L’AMOUR DU CINÉMA
L’histoire qui lie la revue Hors champ et la Cinémathèque québécoise est longue et riche. C’est l’histoire d’une franche amitié, d’une bienveillance mutuelle. La Cinémathèque aura été, pour nous, comme pour des milliers et des milliers d’autres à Montréal et ailleurs, une véritable école : au contact des films bien sûr, mais aussi au contact de ceux qui savaient et savent si bien les agencer et les accompagner, qui en auront été les gardiens d’hier et d’aujourd’hui, qui oeuvrent dans l’ombre ou en sont les porteurs de lumière.
Hors champ collabore depuis 2000, grâce à une subvention du Conseil des arts de Montréal, à un partenariat de programmation avec la Cinémathèque (on pense au cycle Brakhage, Kubelka, Ernie Gehr, Colin Low, Nuri Bilge Ceylan, Bill Morrison, parmi d’autres). Hors champ a également, à diverses occasions, sur ses pages et dans les quotidiens, eu la chance de rappeler haut et fort le rôle essentiel de cette institution et décrier les menaces qui pèsent, encore et toujours, sur sa survie, pour sensibiliser le public aux complexes et difficiles enjeux qui sont les siens, notamment en 2001, au moment où la Cinémathèque affichait un déficit de 400,000$, puis en 2004, au moment où, sous la nouvelle direction de Robert Boivin, l’institution traversait une autre importante crise (un déficit de 579,000$, une crise de confiance de la part des cadres et des employés qui a donné lieu à une importante mobilisation du milieu culturel, etc.). Ces deux textes, [La cinémathèque québécoise en péril : l’avenir de la mémoire->36] (écrit par Fréderick Pelletier, en 2001) et [Quel avenir pour la Cinémathèque québécoise?->134] (signé par l’ensemble des membres de la rédaction de l’époque en 2004), sont instructifs à lire aujourd’hui dans la mesure où, malgré les changements de gouvernement, de noms de ministres, de direction générale et le roulement des employés, malgré les efforts déployés et les nombreux appels lancés, un même constat s’impose : un sous-financement chronique empêche cette institution d’accomplir le mandat qui est le sien et, sur bien des points, la chose ne semble pas vouloir s’améliorer (côté déficit, nous sommes revenus au même point qu’en 2004).
On nous dira que beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis cette époque et qu’il est aujourd’hui nécessaire, en cette année du 50e anniversaire de l’institution, de mettre — encore, toujours — le cap sur l’avenir. Mais en s’empêchant de tirer du passé des leçons pour l’avenir, on continuera de marcher dans l’obscurité (comme le veut la belle formule de Tocqueville). Il nous semble, au contraire, et c’est le sens de ce dossier, important de nous arrêter pour examiner comment toute cette eau qui a coulé a affecté ses berges, comment les flots désordonnés et chaotiques des dernières années ont érodé ses fondations, entrainant un coût humain impardonnable (combien d’employés, des dizaines, qualifiés, brillants, motivés, ont claqué la porte, et continuent de déserter l’institution, de vivre des tensions injustes). Il est bien sûr également nécessaire de rappeler les bons coups (pas juste les coups d’épée dans l’eau), de rendre hommage à l’œuvre de passion qui y brûle encore, de féliciter les efforts déployés pour redresser le navire, toujours plus fragilisé de l’intérieur comme de l’extérieur. Mais la Cinémathèque a besoin plus que des métaphores.
Nous sommes d’avis que c’est en faisant appel à son propre passé et aux puissantes ressources de la mémoire, en faisant confiance à son public traditionnel et à ses alliés naturels que la Cinémathèque pourra se faire entendre des pouvoirs publics et des argentiers (si tant est qu’il en reste au Québec), puisqu’elle se sera mise au diapason de ses propres forces et sera réellement à l’écoute de ceux qui ont à cœur sa prospérité. Ce n’est pas en brandissant des termes creux, « buzzword » d’une saison aussitôt fanés (« nouveaux médias » hier, « Cinémathèque 2.0 » aujourd’hui), ce n’est pas à coup d’études de marché et d’analyses statistiques (qui confirment en général ce que nous savons tous déjà), que l’on parviendra à recueillir les faveurs de qui que ce soit, car on aura perdu du temps à courtiser des oreilles sourdes et on risque de s’aliéner l’écoute de ceux qui lui veulent du bien.
Depuis le départ de Robert Daudelin en 2003, il est facile de constater que les individus qui se sont succédées à la direction de l’institution, malgré leurs bonnes intentions de départ, et en particulier durant les sept et longues années du règne délétère de Yolande Racine (n’ayons pas peur des mots), ne sont pas parvenus à raccorder le présent avec le passé, ni avec le milieu du cinéma qui devrait être sa base, ni, plus généralement, de permettre à cette institution de retrouver sa place dans la vaste communauté internationale à laquelle elle appartient. Ce qui nous laisse parfois l’étrange et douloureux sentiment d’un « provincialisme », petit et centré sur soi, alors qu’on aimerait plutôt avoir l’impression, juste et légitime, d’être un peu au cœur du monde, ou à tout le moins d’un certain monde, celui où l’on retrouve ce “pays supplémentaire”, selon l’expression de Daney, qu’on appelle le cinéma.
Et c’est un peu le sens de ce dossier que la revue Hors champ consacre à la Cinémathèque, dans le cadre de son 50e anniversaire, et qui vient s’ajouter à l’entretien avec Pierre Jutras que nous avions publié au mois de janvier dernier (et à d’autres textes au courant de l’année) : ne pas avoir peur du passé, rappeler à la Cinémathèque qu’elle n’est pas seule, et que nous sommes nombreux à lui vouloir du bien, et que c’est en se donnant le courage et la fierté de la résistance, comme le rappelle Daudelin dans son entretien, que la Cinémathèque non seulement survivra, mais prospérera.
Certes, nous nous réjouissons des récentes annonces (en septembre 2013), de la contribution de 3,7 million du Gouvernement du Québec pour la mise à jour des équipements et de la création d’un comité conjoint entre la Cinémathèque et le Ministère de la culture. Mais le risque des dérives sémantiques et des promesses creuses, des rapports déposés sur les tablettes et des bonnes intentions sans conséquences, guette toujours : tant et aussi longtemps que ne sera pas reconnu le sous-financement de l’institution, que les salaires des employés n’auront pas été bonifiés (ils sont gelés depuis 2009) et que l’évidente sous-dotation en ressources humaines ne sera pas comblée, que la Cinémathèque n’aura pas les moyens d’engager de nouveaux employés permanents à Boucherville, d’offrir un réel service pédagogique pour les chercheurs et les milieux scolaires, et tant d’autres choses qui sont nécessaires pour réaliser son mandat, nous serons toujours légitimement inquiets pour son avenir.
Ce dossier contient des entretiens avec l’équipe de programmation, Fabrice Montal, Marco De Blois, Karine Boulanger (qui a quitté l’institution au moins de juin 2013), avec Jean Gagnon, directeur des collections depuis 2011, avec Guy Fournier, projectionniste à la Cinémathèque depuis 1989, ainsi qu’un long entretien avec Robert Daudelin (également disponible sur le site de la radio web culturelle [Globe Sonore->www.globesonore.org]), lui qui a été pendant trente ans directeur de la Cinémathèque. Son expertise, qui n’a pas son pareil au Québec, fait qu’il est très certainement le mieux placé pour nous renseigner sur l’histoire au long cours de la Cinémathèque, le milieu culturel dans lequel elle s’est formée, les étapes marquantes de son évolution, les questions contemporaines qui agitent le monde des archives du film (il a œuvré au sein de la FIAF pendant de très nombreuses années) et nous parler des voies de son avenir.
Nous publions également deux textes polémiques : un compte rendu de Mathieu Li-Goyette au sujet de l’inauguration, le 18 avril dernier, des événements entourant le 50e anniversaire de la Cinémathèque, et un texte de Pierre Véronneau (écrit en 2011), ancien directeur des collections de la Cinémathèque, qui y occupa divers postes de 1973 jusqu’à sa retraite en 2011, et qui pose un regard sévère sur l’élargissement du mandat au sein de la direction des collections, notamment sur l’acquisition de la Collection de la Fondation Daniel Langlois. Leurs réflexions, plus personnelles, sont parfois provocantes mais permettent d’ébranler le consensus mou qui confine trop souvent à l’immobilisme.
Nous remercions tous ceux qui nous ont accordé leur temps et prêté leur voix, ainsi que tous ceux qui, au sein de la Cinémathèque, continuent à veiller sur l’avenir de notre mémoire.
À LIRE DANS CE DOSSIER:
Entretien avec Robert Daudelin d’André Habib
Entretien avec Fabrice Montal de Serge Abiaad
Entretien avec Guy Fournier d’André Habib et Yann-Manuel Hernandez
Entretien avec Marco De Blois de Serge Abiaad
Entretien avec Jean Gagnon d’André Habib
Entretien avec Karine Boulanger de Serge Abiaad
Entretien avec Pierre Jutras d’Antoine Godin, André Habib, Nicolas Renaud
[Mandat élargi, mais à quel prix ?->498] de Pierre Véronneau
Dans les beaux draps de la Cinémathèque de Mathieu Li-Goyette
Entrailles de Yann-Manuel Hernandez