Entretien avec Pierre Jutras
Pour souligner et accompagner le 50e anniversaire de la Cinémathèque québécoise, fondée en 1963, Hors champ publiera, tout au long de l’année, un ensemble de textes, de témoignages et d’entretiens avec les pionniers d’hier, les héritiers d’aujourd’hui et ceux de demain. Essais, textes polémiques, hommages à cette institution fondamentale de notre paysage cinématographique, les éléments qui composeront ce dossier, cette chronique au long cours, se veut un gage d’amitié envers un lieu et des gens qui ont formé, sans l’ombre d’un doute, l’esprit de Hors champ et de ses collaborateurs.
Pour entamer en beauté ce dossier, nous publions un entretien que nous accordait Pierre Jutras, à l’été 2011, peu de temps après sa retraite, après 33 ans de service. Jutras fut d’abord programmateur et conservateur du cinéma québécois et canadien à la Cinémathèque québécoise de 1978 à 1997, avant d’y occuper le poste de Directeur de la programmation et de la conservation. Il a également codirigé le périodique Copie zéro et la Revue de la Cinémathèque québécoise, et assura pendant plusieurs années la direction de la publication de l’Annuaire du cinéma québécois. Il a aussi réalisé quelques courts métrages dont Lamento pour un homme de lettres (1988) et Petites chroniques cannibales 1. Rosalie (1997).
À l’occasion de son « pot de départ », Pierre Jutras avait prononcé ces mots que nous donnons aux lecteurs en guise d’introduction :
« Justement, hier, je me disais qu’on allait certainement me demander de prononcer quelques mots à l’occasion de cette petite fête soulignant mon départ à la retraite et celui de mon collègue René Beauclair. Je me suis alors interrogé sur ce que j’avais appris durant toutes ces années à programmer et à voir des films à la Cinémathèque. Quelles leçons pouvais-je bien tirer de cette expérience ? Voici donc quelques considérations à ce sujet.
Premièrement, je me suis rendu compte que le cinéma est un art difficile, probablement le plus difficile de tous les arts, que les grandes œuvres cinématographiques exigent de leurs auteurs de connaitre à la fois la peinture, la musique, l’architecture, la sculpture, le design… Et, de ce fait, les chefs-d’œuvre sont rarissimes.
Deuxièmement, que les bons cinéphiles sont des oiseaux rares, aussi exceptionnels que les bons réalisateurs.
Troisièmement, que les cinéastes qui conçoivent une œuvre remarquable sont redevables aux réalisateurs qui les ont précédés. Ils se sont formés au contact des œuvres du passé.
Et, par conséquent, on peut affirmer que la plus importante mission de la Cinémathèque est d’ordre pédagogique, car, pour avoir de grands films, il faut avoir un public de qualité, un public exigeant, et c’est le rôle d’une telle institution de se consacrer à cette tâche, d’éduquer les auditoires par le contact avec les œuvres d’hier et d’aujourd’hui, dans un lieu accessible à tous, sur grand écran et dans les conditions respectant les films et leurs auteurs.
En terminant, et comme il arrive souvent au générique des films, avant que le mot FIN n’apparaisse, qu’il y ait une liste de remerciements, dans la majorité des cas, plus personnelle, de la part du réalisateur; je vous propose donc la mienne : tout d’abord un merci à tous ceux et celles avec qui j’ai travaillé tout au long de ces années et plus particulièrement mon équipe de programmation, Alain, Marco, Karine, Fabrice. Mais, en remontant un peu dans le passé, je crois avoir une dette de reconnaissance envers Jacques Ledoux et Robert Daudelin. Le premier parce que j’ai fréquenté assidument la Cinémathèque Royale de Belgique au moment où il en était directeur alors que j’étudiais le cinéma à Bruxelles. Je le voyais souvent accompagner son public (peut-être que ma vocation de programmateur origine de cette époque…) et le second de m’avoir engagé à la Cinémathèque en 1978 et de m’avoir appris à programmer, à placer les films et leurs auteurs en première place dans mon travail. »
- Pierre Jutras, Lundi 28 mars 2011
Voici l’entretien que Pierre Jutras avait eu la gentillesse de nous accorder, au mois de juillet 2011.
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Hors champ : Racontez-nous les origines de votre rapport au cinéma…
Pierre Jutras : Les premières images animées que j’ai vues dans ma vie, sur un écran, demeurent une expérience-choc, même si elles furent projetées en 16 mm (ou peut-être même en 9.5 mm) dans la cuisine d’Ovide Boisclair, un proche voisin du 4e rang de la paroisse de Saint-Marcel-de-Richelieu où je suis né. C’était au début des années 1950, mes frères et moi (je devais avoir 5 ou 6 ans), ainsi que quelques autres jeunes du voisinage, avions été invités à assister à une séance de films, présentée par le curé Boisclair, oncle de notre hôte, qui possédait un équipement portatif pour diffuser de courts films tournés principalement dans les missions religieuses à l’étranger. Il nous proposait, cette fois, un burlesque américain muet, peut-être un Buster Keaton. Je me rappelle particulièrement bien une scène où le personnage, étant poursuivi par une horde ennemie, s’échappait à toute vitesse (à 24 i/s au lieu du 20 ou 22 i/s du tournage original) en roulant d’une colline entraînant avec lui de fausses grosses roches… Nous étions totalement fascinés, bouche bée, sauf Réjeanne Ménard, la fillette adoptive des Boisclair, surnommée « la Cantara » par nos autres voisins les Brouillards, qui s’amusait bruyamment, agitée et discordante comme de coutume; elle était chez elle et probablement déjà habituée à la projection cinématographique. Elle était délurée la petite Réjeanne, mais cela est une autre histoire…
Découvrir le cinéma dans un tel environnement n’est pas sans conséquence, je commençai à manifester une insatiable curiosité pour cette invention plus que cinquantenaire qui enfin arrivait à moi. Aussitôt qu’il me fut possible d’aller voir ce qui se passait ailleurs, je le fis, et suis devenu pensionnaire chez les frères de Saint-Gabriel pendant de longues années.
À ce pensionnat (qu’on appelait aussi juvénat) on avait droit, les dimanches soir, à des projections de films 16 mm, la plupart du temps des documentaires prêtés par le Consulat de France. Ces séances avaient lieu dans la salle de récréation transformée pour l’occasion en salle de cinéma. Je me souviens avoir vu Le Journal d’un curé de campagne de Robert Bresson, dont le sujet avait probablement incité les religieux à nous le présenter, mais une impression trouble, éprouvée alors, fut suffisamment forte pour que le film reste ancré dans ma mémoire alors que j’ai oublié tous les autres films vus dans ce contexte, sauf peut-être un documentaire noir et blanc sur le Musée du Louvre qui m’avait aussi captivé.
Il y avait aussi le frère Célestin qui nous projetait une ou deux fois par année des films nitrates muets américains avec son projecteur d’époque. La pellicule cassait souvent, il la recollait et continuait la projection (la durée nécessaire pour que la colle sèche bien correspond à la récitation d’un Je vous salue Marie, nous disait-il). Quelquefois des parties importantes de l’image disparaissaient, nous laissant à voir que le support de la pellicule pendant quelques secondes; j’ai quand même pu voir le premier western américain, The Great Train Robbery, dans ces conditions uniques et particulièrement spectaculaires. Quand les bobines étaient trop abîmées, complètement dégradées (elles étaient entreposées dans le caveau avec les patates et les carottes), le frère Célestin en déroulait quelques-unes sur le terrain de jeux le jour de la Saint-Jean et y mettait le feu… et, comme chacun sait, le nitrate étant hautement inflammable, le spectacle devenait hallucinant. Beaucoup plus tard, me rappelant ces faits, j’ai pu retrouver les bobines restantes et le projecteur qui sont maintenant conservés à la Cinémathèque.
À la fin des années soixante, je me souviens avoir vu en salle, à Trois-Rivières, Le viol d’une jeune fille douce de Gilles Carle, et également Q-Bec my love ou Un succès commercial de Jean Pierre Lefebvre dans une salle à Sainte-Tite où j’habitais. Il y avait à cette époque des salles commerciales dans les régions qui présentaient des films québécois. Avec Le viol d’une jeune fille douce, j’avais l’impression de voir enfin un vrai film québécois, une authenticité du langage, un ancrage populaire, et un certain côté western. C’est aussi dans ces années que j’ai participé à l’organisation d’un ciné-club à l’école où j’enseignais. Notre grand succès fut la présentation de The Birds d’Hitchcock. Je crois que, déjà, j’aimais tout simplement le cinéma.
HC : Et Groulx, Perrault et tous ces réalisateurs ?
PJ : Je les ai découverts plus tard, après Carle, un cinéaste plus populaire. Je me souviens de L’Acadie l’Acadie ?!? de Pierre Perrault et Michel Brault, qui avait été diffusé à Radio-Canada un dimanche soir, à une heure de grande écoute. Je l’avais regardé dans un petit salon chez les parents de ma blonde du temps. J’étais totalement surexcité et admiratif devant le réveil des Acadiens se révoltant contre un maire anglophone méprisant. Ce fut un immense succès en termes de cotes d’écoute et la révélation du pouvoir du cinéma quand il est authentique. C’est à ce moment que Brault et Perrault sont arrivés dans mon parcours de cinéphile.
HC : De Sainte-Tite à la Cinémathèque québécoise, quel a été votre parcours?
PJ : Vers la fin des années 1960, après avoir fait des études en pédagogie à l’Université de Montréal, je me suis retrouvé à enseigner en Mauricie, dans une école secondaire. En même temps, je me suis inscrit en littérature à l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR) où l’on pouvait aussi suivre des cours théoriques de cinéma et c’est cela qui m’intéressait le plus. Il y avait même un cours donné par Barthélemy Amengual, un fin spécialiste du cinéma russe de renommée mondiale. J’étais éberlué, je ne comprenais rien. Je ne comprenais rien parce que je n’avais vu aucun des films dont il parlait. On ne voyait pas facilement des films russes de la période muette en dehors de Montréal, mais juste de voir comment on pouvait travailler sur le cinéma me fascinait. Mon véritable intérêt pour le cinéma a commencé là, comme étudiant en littérature, option cinéma, à l’UQTR. J’ai alors découvert les Groulx, Jutra, Brault, Lamothe, Leduc, entre autres. Sans oublier le cinéma politique, incontournable dans ces années fiévreuses, tel que le film L’heure des brasiers (La hora de los hornos) de Fernando Solanas qui circulait dans les milieux de gauche.
À un moment donné, j’ai voulu quitter l’enseignement tellement il était peu stimulant de travailler dans des classes trop nombreuses, de 30 à 35 élèves, constituées de gars turbulents de 14 et 15 ans. L’enfer. Je cherchais autre chose jusqu’au jour où j’ai entendu parler du Service universitaire canadien outremer (le SUCO) qui recrutait des professeurs pour l’Afrique. Je me suis alors présenté et me suis retrouvé pendant un an à enseigner dans un lycée français à Ziguinchor dans le sud du Sénégal, en Casamance. C’était merveilleux, une belle expérience. J’enseignais la littérature africaine d’expression française. Je m’étais assez bien préparé en lisant les principaux auteurs quelques mois avant de partir.
Vers la fin de cette année africaine, je me suis dit que je ne retournais plus à l’enseignement au Québec, et qu’il fallait que je continue mes études en cinéma. J’ai alors écrit aux ambassades de Russie, de Belgique, de France à Dakar pour obtenir des adresses d’écoles de cinéma. En 1971, il n’y avait pas encore au Québec d’enseignement pratique du cinéma dans les universités, il fallait aller à l’étranger. Les Russes m’ont répondu en russe et je n’ai jamais pu comprendre ce qu’ils m’ont écrit (rires). Pour la France, il fallait passer un examen d’entrée qui aurait lieu deux mois plus tard à l’ambassade à Dakar. Du côté de la Belgique, ils m’ont tout de suite invité à venir passer les examens d’entrée dans les deux principales écoles de Bruxelles, l’IAD et l’INSAS. Quelques mois plus tard, en septembre, je me suis donc retrouvé à passer des examens d’entrée dans les deux écoles en même temps, durant deux semaines, c’était très long et ardu ! Il y avait, cette année-là, 25 Québécois qui se sont présentés à ces examens. Un engouement assez exceptionnel et surprenant de la part de mes jeunes compatriotes. En fin de compte, seulement trois d’entre nous ont été acceptés et j’ai pu ainsi étudier la réalisation à l’Institut des arts de diffusion de Bruxelles. C’était extraordinaire.
Rapidement je me suis mis à fréquenter la Cinémathèque royale de Belgique dirigée par Jacques Ledoux, une éminente personnalité du monde des Cinémathèques, autant que le fut Henri Langlois, mais en plus effacé. On y présentait trois séances de films chaque soir et je suis devenu un véritable cinéphage. J’ai autant appris sur le cinéma en voyant les films programmés par la Cinémathèque qu’à fréquenter les cours de l’IAD. On avait de bons professeurs, mais être en contact avec ce passionné de cinéma qu’était Ledoux, de le voir accueillir son public – je l’ai même vu déchirer des tickets à l’entrée de la salle – nous stimulait grandement (on est loin de la Cinémathèque québécoise des dernières années où je n’ai vu la directrice générale pratiquement ne jamais mettre les pieds dans la salle de projection pendant toute la durée de son mandat). Il y avait aussi des cours qui se donnaient dans la salle de la Cinémathèque, on pouvait, par exemple, s’inscrire au cours du jeudi soir donné par Henri Trinon, un théoricien du cinéma, sur les comédies musicales américaines. Il projetait des extraits 35 mm de ces comédies et les commentait devant nous, tout simplement! C’était merveilleux, je découvrais tout un monde, je découvrais le cinéma.
Ce qui m’a vraiment fait comprendre l’essence même du cinéma, c’était au moment des examens d’entrée à l’INSAS. Lors d’un test, dirigé par André Delvaux, il nous fut projeté la première bobine d’un film – je crois que c’était Ninotchka d’Ernst Lubitsch– et on nous a ensuite demandé de décrire les six premiers plans du film. Là, j’ai compris, à la fois désemparé et ébloui : c’est là-dessus que je dois travailler… le langage cinématographique, formé de plans de diverses grandeurs, d’emplacements, de mouvements, de hauteurs de caméra, et de l’agencement de tous ces plans et séquences. Le récit cinématographique était composé comme une partition musicale avec, à la place des notes, une variété infinie d’images et de sons. Ça a été un choc de comprendre ça. Parce qu’avant, le cinéma pour moi c’était surtout une « histoire » ou un « sujet ».
J’ai donc terminé mes quatre années d’études en Belgique, avec un arrêt de six mois pour aller me balader, sac à dos, en Inde, au Népal et au Sri Lanka; c’était, en ce début des années 1970, tel un rituel initiatique, une destination incontournable pour qui se targuait d’appartenir à la bonne tribu… En 1977, je reviens à Montréal avec, bien sûr, l’ambition de réaliser des films et avec en poche une carte de visite : mon film de fin d’études intitulé Andy d’Arles ou comment fabriquer un vrai show. Cependant, comme je ne connaissais pratiquement personne dans le milieu du cinéma québécois, sauf Pierre Véronneau, qui avait aussi fait l’IAD, il était quasi impossible de commencer à travailler en ce domaine sans avoir des contacts. Je connaissais davantage les cinéastes belges, ayant fait quelques stages, dont un sur Jambon d’Ardenne, de Benoit Lamy. Il y avait aussi Harry Kümel, réalisateur de Malpertuis avec Orson Welles et des Lèvres rouges avec Michèle Ouimet… et qui avait été mon superviseur de film de fin d’études, un espèce de fou, mais d’une bonne folie.
Sans emploi pendant quelques mois, j’ai alors commencé à travailler sur un scénario. Mais un jour, à l’été 1978, je reçois un appel de Robert Daudelin, le directeur de la Cinémathèque québécoise, que j’avais rencontré à quelques reprises, car j’avais commencé à fréquenter la salle de la Bibliothèque Saint-Sulpice, rue Saint-Denis. Il m’annonce que Jean-Pierre Bastien, le programmateur-conservateur du cinéma québécois et canadien, venait de quitter son poste et qu’on avait pensé à moi pour le remplacer. J’ai accepté l’offre puisque je n’avais pas de travail, et quelle belle introduction au milieu du cinéma que de travailler à la Cinémathèque. Il m’a alors fixé un rendez-vous au 360, rue McGill, où étaient situés les bureaux de l’organisme. L’entrevue a duré tout au plus dix minutes et l’affaire était dans le sac. Il me dit : « OK, quand es-tu prêt à commencer? » Il n’a pas parlé de salaire. Il m’a dit : « La seule chose que je te demande, c’est de rester au moins deux ans pour que ça vaille la peine. » Je me suis engagé à respecter cette condition.
Mais comme j’avais toujours l’ambition de faire des films, je me suis dit : « Bon, OK, je vais faire ça pendant deux ans tout en continuant à travailler à mes projets », sachant que je pouvais prendre des congés sans solde. Et, en fin de compte, je suis resté à la Cinémathèque jusqu’en 2011, et ai pu quand même tourner deux films, dont le premier, en 1985, Lamento pour un homme de lettres et, en 1996, Petites Chroniques cannibales 1. Rosalie (un projet de long métrage dont je n’ai réalisé que le premier volet). En 1998, Robert D. me demande de prendre la direction de la programmation et cela mit fin à mes projets de films étant donné toute la responsabilité et la somme de travail rattachées à ce nouveau poste, même les fins de semaine. Il fallait alors que je me consacre entièrement à la programmation de la Cinémathèque. Avant, je réussissais à scénariser les dimanches avec mon ami et coscénariste Michel Sénécal (il est maintenant professeur à l’université); nous avons ainsi écrit plusieurs scénarios, dont un long métrage intitulé Anonyme, 1958 qui n’a jamais été tourné et qui n’était pas si mal…
HC : Quand Robert Daudelin vous a engagé, quel était votre titre?
PJ : Conservateur du cinéma québécois et canadien.
HC : C’est-à-dire que vous mêliez programmation et conservation?
PJ : Robert D. cumulait les tâches de Directeur général et de Conservateur en chef, malgré que l’on ne lui ait jamais attribué officiellement ce deuxième titre, mais il était réellement le Conservateur en chef de la Cinémathèque. À ce moment-là, l’équipe n’était composée que de sept ou huit personnes et l’on se partageait un peu toutes les tâches et les responsabilités.
Mon prédécesseur, Jean-Pierre Bastien, s’occupait d’une publication intitulée Nouveau cinéma canadien – New Canadian Film Un répertoire bilingue de toutes les productions canadiennes publié trois ou quatre fois par année. À mon arrivée en poste, on a cessé la parution de cette brochure et fondé le périodique Copie zéro dont Pierre Véronneau et moi-même assurions la direction. Des quatre numéros publiés annuellement, deux étaient dédiés à des thématiques ou à des cinéastes et les deux autres à la compilation des productions québécoises de l’année écoulée, un pour les courts et moyens métrages et l’autre pour les longs métrages. Ma première tâche à la Cinémathèque fut la réalisation du premier numéro de ce périodique dédié à George Dufaux, un des principaux artisans de l’école du direct de l’ONF, un peu méconnu et à qui l’on voulait rendre hommage. Et, comme on avait peu d’argent, il a fallu tout faire soi-même, jusqu’à la mise en page. On a seulement fait appel à Jorge Guerra pour la conception graphique de la page couverture. Cette publication était liée à une rétrospective de films du cinéaste et qui a très bien marché, beaucoup mieux que les rétrospectives du genre que l’on présente aujourd’hui.
Ensuite, il y a eu des numéros sur Michel Brault, sur le montage, sur Anne Claire Poirier, sur les femmes cinéastes, sur la vidéo, etc. Je consacrais une très grande partie de mon temps à cette publication. En plus, il fallait répertorier toutes les productions de l’année, un travail fastidieux, mais important, qui m’a permis de prendre systématiquement contact avec presque tous les artisans du milieu du cinéma, réalisateurs, producteurs, distributeurs, techniciens, acteurs, au point de tous les connaître et, surtout, de pouvoir dire que j’avais vu leurs films. Il m’a toujours semblé essentiel pour une Cinémathèque d’entretenir des liens privilégiés avec le milieu des cinéastes, de la création cinématographique. Et cela, je l’ai acquis au fur et à mesure des années de travail sur le terrain.
De son côté, Pierre Véronneau se consacrait principalement à des recherches historiques, principalement sur le cinéma québécois des années 1950. Le dernier numéro de Copie zéro s’appelait Autoportrait d’une Cinémathèque à travers ses collections et fut publié à l’occasion du 25e anniversaire de la Cinémathèque. En 1989, nous avons fondé la Revue de la Cinémathèque en réunissant les budgets des publications, ceux de Copie zéro, des Dossiers de la Cinémathèque et du Dépliant de la programmation pour instaurer ce nouveau périodique qui regroupait les missions des trois précédentes et, surtout, était mieux distribué et rejoignait un plus grand nombre de lecteurs.
HC : Les trois publications étaient-elles accessibles au public ?
PJ : Les Dossiers étaient vendus à l’unité dans les librairies, Copie zéro était accessible par abonnement (dans les bonnes années, on avait jusqu’à 300 abonnés) et le Dépliant était gratuit. En 2009, au 97e numéro, La Revue de la Cinémathèque a cessé d’être publiée et fut remplacée par un simple dépliant-horaire nous ramenant 20 ans en arrière. Une décision administrative déplorable qui faisait preuve d’une flagrante méconnaissance de la clientèle de la Cinémathèque. Cette Revue, dont j’ai eu la responsabilité pendant de très nombreuses années (avant que le service des communications ne la prenne en charge…) était l’instrument par excellence de l’équipe des conservateurs-programmateurs dans la mise en valeur des activités de la Cinémathèque.
Par ailleurs, je continuais à cette époque à monter des rétrospectives de cinéastes québécois et canadiens et à effectuer un travail archivistique primordial en invitant réalisateurs et producteurs à déposer au moins une copie positive de chacun de leur film à la Cinémathèque; curieusement, ce réflexe n’est et ne sera jamais automatique dans leur esprit, sauf exception, ce souci de la conservation et de la mémoire n’est pas une préoccupation majeure des cinéastes. Afin de faciliter la chose, nous avions obtenu une subvention spéciale du Ministère de la Culture pour faire tirer, chaque année, des copies de conservation de presque tous les longs métrages québécois; pendant plusieurs années, je me suis donc occupé de faire tirer au laboratoire ces copies assurant ainsi leur conservation à long terme. C’était, en quelque sorte, une première étape avant la mise en place du dépôt légal.
À plusieurs reprises, je fus aussi amené à organiser des rétrospectives de films québécois à l’étranger. Je me souviens, entre autres, d’une grande rétrospective à Poitiers, en 1979, où nous avions présenté 37 longs métrages, une trentaine de courts et 15 réalisateurs nous avaient accompagné là-bas pour présenter leurs œuvres. C’est à ce moment que j’ai fait la connaissance de Jean-Daniel Lafond. Il était déjà très impliqué dans les activités cinématographiques de Poitiers et de La Rochelle.
En préparation de cette rétrospective, j’ai dû voir, avec Jean-Daniel Lafond, une grande partie de la collection de l’ONF, du moins ce que je n’avais pas déjà vu. Cela a duré plusieurs semaines et ce fut la plus utile entrée en matière pour quelqu’un qui venait d’accéder au poste de conservateur- programmateur du cinéma québécois à la Cinémathèque. Chaque nouvel employé devrait bénéficier d’une telle initiation. C’est un bagage essentiel et fondamental pour tout programmateur : voir tous les films dont il s’occupe.
HC : En 1988 la Cinémathèque adopte une direction bicéphale qui met l’accent sur les communications, en quoi ce changement de cap influence la Cinémathèque?
PJ : Au cours des années, la Cinémathèque s’est beaucoup développée au point où Robert Daudelin ne suffit plus à la tâche, les problèmes de financement sont récurrents et de plus en plus flagrants. Le conseil d’administration prend alors la décision de le libérer de certaines tâches administratives pour qu’il se consacre plus spécifiquement aux contenus de la programmation et de la conservation. Le CA avait consulté les HEC et, plus précisément, Laurent Lapierre pour qu’il les aide à réaménager la structure organisationnelle de la Cinémathèque. C’est ce dernier qui a piloté la mise en place d’une direction bicéphale avec un directeur administratif et un directeur au contenu. Mais, après avoir tenté l’expérience avec deux différents directeurs administratifs, on s’est aperçu qu’une telle partition du pouvoir ne pouvait pas vraiment fonctionné. D’autres organismes culturels avaient aussi fait le même constat d’échec : deux personnes sur le même niveau de pouvoir, c’est impraticable. Le CA s’est alors réorienté et a créé une direction générale, une direction des communications et une direction de la conservation et de la programmation. C’est à ce moment-là, en 1998, que Robert Daudelin est devenu le Directeur général et moi le Directeur de la conservation et de la programmation.
HC : Vous passez donc de responsable de la programmation et de la conservation du cinéma québécois et canadien à celui de directeur des deux départements.
PJ : En effet, la charge était vaste et lourde, mais tout se passait bien avec Robert, nous travaillions en étroite en collaboration. Il avait conservé certains volets de la conservation et de la programmation comme celui du cinéma muet, et moi, avec l’équipe de la programmation, on s’occupait des autres cycles et rétrospectives. Après qu’il eut pris sa retraite en 2002, les choses ont totalement changé puisque les deux directeurs qui lui ont succédé, Robert Boivin et Yolande Racine, n’avaient ni les compétences ni les connaissances nécessaires pour partager ces tâches avec moi. Je me suis alors retrouvé avec une responsabilité et une charge de travail immense, les deux plus importantes missions de l’institution m’incombaient. J’ai survécu un bout de temps, grâce à l’appui indéfectible de mes collègues, mais, peu après, j’ai demandé que l’on me libère de l’une de ces responsabilités et c’est alors que Pierre Véronneau a été nommé directeur des collections et moi, directeur de la programmation.
Le premier véritable service des communications à la Cinémathèque a été mis en place lors de son 25e anniversaire, en 1988. Avant cela, chacun de nous s’occupait des communications de son secteur d’activité, il y avait trois ou quatre journalistes qui nous suivaient de près, c’était très facile de les rejoindre directement. Tout se réglait avec un communiqué et deux ou trois coups de téléphone. Depuis, la structure administrative a également beaucoup grossi, les employés de l’administration et des communications sont devenus plus nombreux que ceux de la programmation…
HC : Peut-on faire un lien entre votre travail de pédagogue et votre rôle en tant que programmateur à la Cinémathèque?
PJ : Ce lien est essentiel à la compréhension de mon travail à la Cinémathèque québécoise. C’est ce que j’ai raconté à mes collègues lors de la petite fête organisée quelques jours avant mon départ à la retraite. Le cinéma est un art difficile et, pour réussir à faire un bon film, et il n’y en a pas beaucoup, cela exige de posséder plusieurs compétences à la fois. Il est nécessaire d’avoir des connaissances dans plusieurs domaines : la peinture, l’architecture, la musique, etc. Ce fut une des grandes leçons que j’ai retenues de mon passage à la Cinémathèque, le cinéma est un art difficile qui n’est pas assez reconnu parmi les autres arts.
Je me souviens d’un échange avec Chantal Akerman où elle s’interrogeait sur l’engouement pour les installations qui, pour elle, n’était rien quant à la difficulté de faire un film. De son côté, Stanley Kubrick affirmait : « Quiconque a eu le privilège de réaliser un film est conscient que c’est comme vouloir écrire Guerre et Paix dans l’auto-tamponneuse d’un parc d’attractions… » Un long métrage demande de la patience, de la connaissance et du génie, cette réflexion fut toujours présente dans mon esprit, peut-être parce que j’ai aussi touché à la réalisation.
Comme nous pouvons dire que les bons films sont rares, tout comme les bons réalisateurs, il en va de même pour les bons cinéphiles, ils sont aussi rares. L’une des missions de la Cinémathèque est de former des cinéphiles, de faire en sorte qu’ils deviennent plus exigeants et c’est là que la pédagogique entre en ligne de compte. Nous aurons de meilleurs films si les spectateurs sont plus difficiles et ne se contentent plus d’un cinéma fast food.
Il n’y a pas de génération spontanée dans le domaine du cinéma comme dans celui des arts en général, les cinéastes et les cinéphiles sont redevables aux films qui ont été réalisés avant eux. Aucun écrivain ne devient auteur sans avoir lu les écrivains qui l’ont précédé. Des réalisateurs qui n’ont jamais vu de films, cela n’est pas possible. Lorsque Robert Daudelin est parti, bon nombre de cinéastes lui ont avoué avoir appris leur métier en fréquentant la salle Claude-Jutra. C’est une chose importante que j’ai toujours voulu mettre de l’avant dans mon travail : amener les jeunes réalisateurs à fréquenter la Cinémathèque pour leur faire découvrir de grandes œuvres et l’immense plaisir de les voir sur grand écran et ne pas se contenter de les voir, seul, sur DVD. Plus tard, au besoin, ils pourront les revoir pour peaufiner leur regard.
HC : Vous avez dit au début vous être engagé pour deux ans envers Robert Daudelin lorsque vous avez été embauché, qu’est-ce qui a fait que vous y êtes resté tout ce temps?
PJ : Il y a deux raisons principales à cela. Au début des années 1980, le contexte de la production cinématographique au Québec était très difficile et il me fut impossible, malgré de nombreuses démarches, de concrétiser un projet de long métrage tout en continuant mes activités à la Cinémathèque. Et puis mon travail à la Cinémathèque me plaisait bien, quoique je gardais toujours l’espoir de réaliser des films. J’ai quand même pu tourner les deux films dont je vous parlais précédemment. Voir les films des autres et entretenir des connivences avec les réalisateurs m’ont rendu heureux. Je considère que le fait d’avoir étudié le cinéma et touché à la réalisation est une richesse de plus pour un conservateur. Sinon on risque d’aborder le cinéma comme une matière trop théorique, une entité désincarnée.
HC : Est-ce que vous sentez qu’une partie de votre désir de création est passé dans votre travail de programmateur?
PJ : Oui, car j’ai beaucoup programmé des rétrospectives exhaustives de grands cinéastes, alors que dans d’autres cinémathèques, on base souvent la programmation sur des thématiques. La possibilité de voir l’évolution de la carrière d’un cinéaste apporte un enrichissement supplémentaire, une meilleure compréhension du travail de création.
Ayant peu l’occasion d’assister à des manifestations cinématographiques à l’étranger, les festivals d’ici m’ont beaucoup aidé à suivre l’actualité du cinéma, les débuts de nouveaux auteurs. Par exemple, je me souviens d’un film de Pedro Costa vu au FNC et quelques mois plus tard nous décidions de présenter une rétrospective de son œuvre, en sa présence. Il fut un temps aussi où le FFM présentait les films des grands maîtres, de Manoel de Oliveira, par exemple. J’y étais et je me tenais à jour.
J’ai aussi développé et encouragé des collaborations régulières avec les principaux organismes québécois dont l’activité culturelle et cinématographique complétait la nôtre. Un bon exemple est le partenariat que nous avons établi avec vous, l’équipe d’Hors Champ. Vous nous avez fait découvrir des œuvres méconnues et apporté un nouveau public. Je pense aussi à la collaboration avec le Festival de littérature, le Festival Présence autochtone, Vues d’Afrique, le Festival de jazz, le Festival des films sur l’art, et j’en passe… Avec notre installation sur le boulevard de Maisonneuve, les possibilités de programmation et de partenariat ont décuplé, la Cinémathèque est devenue un lieu effervescent. Une chose importante fut aussi l’arrivée des Rendez-vous du cinéma québécois, qui fut créé en 1982, grâce, entre autres, à l’implication de la Cinémathèque et d’un groupe de dévoués partisans du cinéma québécois dont je faisais partie.
HC : Comment trouvez-vous une position d’équilibre entre vos choix de programmation parfois plus pointus et l’exigence de remplir les salles de la Cinémathèque?
PJ : Certes, une salle bien remplie apporte un immense plaisir aux programmateurs, celui d’avoir atteint notre but. Il est important que les œuvres soient présentées pour être vues par le plus grand nombre possible. Cependant, que la salle soit pleine ou non, qu’il y ait 15 ou 150 spectateurs, ce n’est pas cela l’enjeu principal. Le plus important, c’est que nous ayons pu offrir aux personnes présentes, indépendamment de leur nombre, une expérience artistique inoubliable.
Cela me fait penser à une conversation que j’ai eue avec Jean-François Rauger, le directeur de la programmation à la Cinémathèque française, lors de son passage au Québec, il y a quelques années. Nous en venions à la conclusion que la fréquentation était proportionnellement la même à Paris qu’à Montréal. Je fus assez surpris, car je croyais que nous avions subi une baisse de la fréquentation dans nos salles et qu’elle était unique. Nous pourrons en parler plus tard, de la stratégie pour renouveler le public des cinémathèques. Cela a beaucoup changé ces dernières années.
HC : Parlons-en tout de suite, comment fait-on pour attirer des gens dans les salles de la Cinémathèque québécoise?
PJ : Déjà, aujourd’hui, il faut réaliser qu’il n’y a plus un seul public, mais des publics; il faut savoir les cibler et cet état de fait, les gens des communications arrivent difficilement à le comprendre. On ne peut plus faire des communications de la même manière qu’autrefois. Les quotidiens, sauf exception, ne font plus leur travail critique, on s’ennuie des Serge Dussault, Luc Perreault et Francine Laurendeau qui aimaient et connaissaient le cinéma.
Une programmation réalisée en lien avec les autres acteurs du milieu culturel est déjà une façon efficace de rejoindre de nouveaux publics. Le geste de monter une programmation est bien beau de façon théorique, mais il implique une quantité infinie de partenaires dont il faut entretenir la flamme. La plus grande difficulté est de savoir arrimer les communications avec la programmation et aller dans le même sens. Nous nous devons de rejoindre les classes universitaires, nous n’avons jamais réussi à rejoindre vraiment les Cégeps malgré le fait que nous ayons eu plusieurs idées pour ceux-ci. Nous voulions rendre certaines séances gratuites pour les professeurs et leurs élèves. Je pense qu’une séance à la Cinémathèque peut créer un choc dans l’imaginaire d’un jeune de 17 ou 18 ans. Leur projeter, par exemple, un film de Chris Marker, sera, peut-être pour une infime partie du groupe, une révélation, une incitation à revenir par la suite, et c’est comme ça qu’on renouvelle le public. Nous avions déjà reçu certaines demandes de la part de professeurs de Cégep qui voulaient venir en après-midi afin de visionner un film en 35 mm présenté par un programmateur, c’était impossible, car la Cinémathèque demandait beaucoup trop d’argent, cela n’a aucun sens, alors que c’était ça qui était le plus rentable à long terme.
HC : Yolande Racine m’a déjà dit : « Tu sais que la Cinémathèque n’a pas été fondé par des professionnels. » Aujourd’hui il y a beaucoup de professionnels qui ont une très haute idée de la professionnalisation de la profession, et dans le milieu des communications c’est le meilleur exemple pour cela. Des gens qui sont spécialistes des communications et qui connaissent les tendances et pensent savoir ce qui marche de manière aveugle, peu importe l’institution, ils appliquent ces modèles de façon unilatérale. Ce que vous semblez nous dire en rapport avec votre travail, c’est qu’il implique une relation avec le milieu et que c’est moins un métier de forme que de contenu. Aujourd’hui nous avons des stratégies sans contenu.
PJ : Le président-fondateur de la Cinémathèque québécoise, Guy L. Coté, disait que la Cinémathèque était la propriété de ses membres, autrement dit du milieu du cinéma. La Cinémathèque a toujours misé sur cet appui, une force qui, aujourd’hui, s’est quelque peu perdue. Les passionnés de cinéma qui ont fondé et monté l’institution venaient de différentes sphères de la société. Ils n’étaient peut-être pas des spécialistes de la conservation, mais ils savaient qu’il fallait agir, que la création d’une archive de cinéma s’imposait dans le Québec en pleine effervescence culturelle. N’oublions pas qu’en 1963 Gilles Groulx tournait Le Chat dans le sac, Claude Jutra terminait À tout prendre, Pierre Perrault et Michel Brault réalisaient Pour la suite du monde.
Ces gens-là n’étaient pas des technocrates coupés de la réalité de leur environnement culturel.
Je trouvais incroyable que lors des réunions de l’équipe de direction de la Cinémathèque, à l’époque de Yolande Racine, on ne parlait jamais des films que l’on avait vus, tout simplement parce que la majorité d’entre eux n’allait tout simplement pas en voir… Il faut revenir à cette passion commune que tout le monde doit avoir pour le cinéma. C’est bien beau se professionnaliser, mais il faut savoir pourquoi. Si tu ne vois pas de films, si tu n’as pas d’intérêt pour les films et leurs auteurs, c’est vraiment contre naturel de travailler dans une Cinémathèque.
HC : Le contact entre les cinémathèques est-il important à entretenir?
PJ : Depuis 1966, la Cinémathèque est membre de la Fédération internationale des archives du film (FIAF), un organisme qui regroupe la plupart des archives de cinéma et des cinémathèques à travers le monde. Robert Daudelin ayant été membre de son comité directeur de 1979 à 2001, il va sans dire que des liens étroits ont été établis entre ces institutions et la nôtre ne serait-ce que d’avoir une plus grande facilité d’accès au bassin de films de toutes ces cinémathèques. Les échanges de copies ont été les principaux liens que j’ai continué à favoriser systématiquement surtout avec les cinémathèques francophones. Hélas, je n’ai pas eu l’occasion de participer à aucun congrès annuel de l’organisme, d’autant plus que notre implication n’était à toutes fins utiles que symbolique depuis le départ de Robert Daudelin, puisque ses successeurs à la direction générale s’étant réservé l’apanage de s’y rendre chaque année, y voyant surtout une profitabilité vacancière…
HC : Est-ce que la situation que vit la Cinémathèque sur le plan de l’administration et de la bureaucratisation est visible dans d’autres Cinémathèques?
PJ : Je ne peux pas vraiment analyser ce point. Il faudrait que vous posiez la question à Robert Daudelin. Il m’a souvent parlé de tensions apparues dans plusieurs cinémathèques ces dernières années, dues au fait que beaucoup d’anciens ont pris leur retraite ou sont décédés. Cela a créé des problèmes d’ordre conceptuel, de nouvelles façons de voir le rôle des cinémathèques. Nous sommes à une étape charnière qui sera, je l’espère, marquée par une remise en question bénéfique de ces institutions. Il faut aussi comprendre que la spécificité de leur statut juridique varie d’un pays à l’autre, certaines sont des organismes d’État, d’autres sont reliées à des universités et d’autres, comme la nôtre, sont des corporations privées. Les questionnements sont nombreux et pertinents, tant dans la façon de programmer que dans les nouveaux défis de la conservation des supports numériques, sans oublier les problèmes de gestion et de financement.
Cependant, tant que les cinémathèques continueront à présenter, par exemple, les chefs-d’œuvre du cinéma muet avec des musiciens ou des orchestres, sur grand écran comme un véritable spectacle cinématographique, il y aura toujours de l’espoir et des amateurs comblés.
HC : L’accompagnement d’une personne physique faisant une présentation du film est aussi hyper importante.
PJ : Oui, et ce le sera de plus en plus. Il faut privilégier et continuer à favoriser, lors des projections, les rencontres directes avec les réalisateurs, techniciens, spécialistes et autres invités. Lorsque nous avons reçu Raymond Depardon pour sa rétrospective en 2009, le public était nombreux et enthousiaste tellement que lors de la leçon de cinéma, nous avons dû rediffuser la rencontre en direct dans la salle Fernand-Seguin puisque la salle Claude-Jutra débordait. Ce n’est qu’un exemple parmi beaucoup d’autres qui prouvent tout l’intérêt du public pour ces rencontres. Ces accompagnements personnalisés, et c’est très bien de le souligner, deviendront indispensables dans le cadre d’une programmation d’avenir, sinon le visionnement privé, seul chez soi, gagnera définitivement la partie…
HC : Est-ce que la numérisation imminente des salles n’est pas l’occasion pour la Cinémathèque de se singulariser par ses projections en 35mm?
PJ : Elle devra aussi s’équiper de projecteurs numériques de haute qualité, car de plus en plus de films et de rétrospectives ne pourront plus être projetés autrement. Par ailleurs, les collections sur support pellicule 35 mm et 16 mm deviendront les trésors inestimables des cinémathèques. Ces pellicules seront les incunables du cinéma qui, comme les manuscrits anciens, ne pourront être vus que lors d’événements exceptionnels courus comme les expositions des œuvres de grands peintres.
Mais avant d’en arriver là, il faut régler un des problèmes majeurs de la Cinémathèque : le manque d’espace de conservation. Il n’y a pratiquement plus de place pour y stocker les films et trop peu de personnel pour les traiter. Il y a urgence. Il faut quelqu’un d’influent, d’habile, possédant les connaissances et la fougue nécessaires pour porter ce type de projet auprès des instances gouvernementales et les convaincre d’agir incessamment.
HC : C’est la question du leadership, nous revenons à ce que tu as dit au début de cet entretien, avec Jacques Ledoux qui était l’homme total de la Cinémathèque belge. Vous nous avez beaucoup parlé de Robert Daudelin qui symbolisait aussi beaucoup cette manière de s’impliquer totalement pour une cause. Croyez-vous que ce type de leadership est encore possible aujourd’hui ou qu’il est le fruit d’une époque révolue?
PJ : Je pense que oui, c’est toujours possible, avec des distinctions. Il faut que cette personne soit consciente qu’elle ne pourra jamais maîtriser tout le savoir nécessaire, aujourd’hui, pour diriger une telle institution, mais qu’elle devra avoir des qualités de rassembleur, un bon sens du travail d’équipe en faisant confiance à ses adjoints et à ses spécialistes internes et, surtout, qu’elle ait la passion du cinéma. Il faut surtout éviter de verser dans le technocratisme.
HC : Qu’est-ce que vous retenez de ces 33 années passées à la Cinémathèque québécoise?
PJ : Que le chemin parcouru par la Cinémathèque mérite bien qu’elle soit maintenant reprise par des passionnés de cinéma, après les quelques années difficiles qu’elle vient de passer. Comme je l’ai déjà dit souvent, ce que j’ai le plus aimé durant ces années passées à la Cinémathèque, c’est d’avoir pu voir tous ces films que je n’aurais jamais pu voir autrement. Les meilleurs moments ont toujours été ces instants uniques où dans la salle Claude-Jutra j’attendais que les lumières s’éteignent, que la nuit arrive pour entrer dans l’imaginaire d’un cinéaste.
Je retiens aussi tous ces cinéastes que j’ai connus et dont j’ai apprécié le travail, de même que mes collègues anciens et actuels, avec qui j’ai vécu passionnément une expérience réussie : faire vivre une institution culturelle majeure de notre époque et de notre pays.
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Entretien réalisé le 18 juillet 2011 par Antoine Godin, André Habib et Nicolas Renaud. Transcription de l’enregistrement : Jean-Baptiste Hervé.
Image d’en-tête : Collection Cinémathèque québécoise / photographe : Robert Beaudoin (2006)