Entretien avec Fabrice Montal
Directeur à la programmation
Fabrice Montal a été nommé programmateur-conservateur du cinéma, de la télévision, de la vidéo et des nouveaux médias québécois et canadiens de la Cinémathèque québécoise en février 2009. À l’occasion du 50ème anniversaire de la cinémathèque, il nous parle de son métier de programmateur qu’il rapproche à celui d’intercesseur, d’intermédiaire, de passeur.
Hors champ : Commençons peut-être avec votre parcours personnel, vos motivations. Racontez-nous les origines de votre rapport au cinéma, parlez-nous de ce qui vous a amené à la cinémathèque québécoise et des postes que vous y avez occupés…
Fabrice Montal : Les histoires de vie qui mélangent des trajectoires et des parcours professionnels, c’est toujours un peu délicat à interpréter une fois que c’est traduit en écrit parce que cela rend plus ou moins compte de la vraie dynamique qui motive une personne. Dans un texte, ça a toujours l’air plus naïf que cela ne l’est réellement au départ. Disons que j’ai souvent eu dans mon enfance des chocs en relation au son et à l’image en visionnant des films qui ont marqué ma mémoire ou qui m’ont fasciné tout simplement. Dès l’adolescence je me suis branché de façon beaucoup plus soutenue au cinéma en salle, alors que j’avais un rapport disons plus livresque au départ, je possédais des livres de cinéma que j’avais reçu en cadeau, je voyais peu les films mais je me tardais d’en voir. Parfois j’en voyais à la télévision parce qu’on a eu l’avantage à cette époque-là d’avoir des grèves importantes à la télévision qui nous ont permis de voir un nombre incroyable de films. Les programmateurs de Radio-Canada en ont profité pour nous diffuser des Palmes d’or qui se suivaient les unes après les autres. Je me suis toujours intéressé à l’Histoire, j’ai une grande facilité avec la représentation historique du monde et donc avec l’apprentissage de l’Histoire. En même temps j’étais fasciné par le cinéma. En me formant, j’avais la conviction qu’avant d’aborder le cinéma, il me fallait une formation plus générale, même si j’étais déjà un cinéphile assez passionné. Je m’intéressais également à la création, mais me suis d’abord volontairement formé en Histoire et progressivement, au cours de mes études en Histoire à l’Université Laval, je me suis spécialisé en cinéma, en utilisant le cinéma comme source de l’Histoire. À la fin du cycle universitaire, j’ai eu la chance d’obtenir une bourse qui m’a permis de compléter un DEA à l’École des hautes études en sciences sociales à Paris et rédigé une thèse sur Le confort et l’indifférence, le film de Denys Arcand.
Je suis donc retourné au Québec pour rédiger cette thèse et j’ai étudié le film comme la fin d’une époque, celle de la révolution tranquille. Pour la confection du Confort Denys Arcand est allé chercher sept collègues, sept cinéastes qui ont tourné pour lui des sous-séquences, mais dans lesquelles chacun retournait chercher un témoin d’un film antérieur qui me permettait de couvrir vingt ans de production cinématographique à l’Office national du film. J’avais donc une sorte de justification par sondage, et chacun de ces films me servait de porte d’entrée dans les œuvres de Gilles Groulx, de Pierre Perrault, de Jacques Godbout, de Tahani Rached, etc… Comment construire une identité nationale avec le documentaire ? Voilà la problématique de base de mon analyse, une réflexion sur l’efflorescence du nationalisme à travers le documentaire, et sur comment chacun des documentaristes avait pu mettre en forme une représentation de la nation au Québec à travers son montage et ses choix d’images.
Après avoir enseigné quelques temps, j’ai cofondé à Québec un organisme qui s’appelait « Antitube », un collectif de diffusion qui a été rapidement intégré comme organisme de diffusion par les pairs, notamment par des subventions au fonctionnement au CALQ et au CAC, et, pendant 15 ans, j’ai programmé la majorité des événements de cet organisme qui diffusait principalement au Musée de la civilisation et au Complexe Méduse. En 1999-2000, j’ai participé à Québec, à la fondation d’un festival de cinéma qui s’est appelé « Images du nouveau monde » puis « Festival du cinéma des trois Amériques » qui a connu dix éditions. C’est un peu la base de mon travail.
J’avais aussi été bénévole dans les années 1980 et 1990 d’un défunt centre d’artistes qui s’appelait « Obscure », un centre d’artistes au Canada qui a été à l’avant-garde de ce qu’on a appelé le multidisciplinaire et qui faisait autant d’expositions, de spectacles d’improvisation musicale, d’installations vidéo que de programmations de films expérimentaux.
J’ai passé l’entrevue pour le poste de programmateur qui s’est ouvert un jour de 2008 à la Cinémathèque québécoise et on m’a engagé. Depuis mon arrivée, j’ai été programmateur de cinéma québécois et canadien et au moment où on m’a offert le poste de direction de la programmation j’ai volontairement conservé cette spécialité. Il y a beaucoup à mettre en marche par rapport au renouvellement des perspectives historiques, et la programmation aide à redéfinir certaines visions qu’on peut avoir, certaines idées reçues, venue d’une histoire qui s’est écrite peut-être plus dans les années 1960 et 1970. Aujourd’hui, avec le recul, nous avons autre chose à écrire, un nouveau terrain pour repenser l’histoire du cinéma au Québec et au Canada, et la programmation aide définitivement à illustrer cela. Les nouveaux travaux universitaires ont tendance à revisiter, redécouvrir ou dénicher des choses qui refondent notre perspective. On pense notamment à deux œuvres récentes de Omer Parent à Québec et Gordon Webber qui changent complètement la perspective qu’on avait du cinéma de création. Il n’y avait pas simplement que les Automatistes (groupe d’artistes dissidents de Montréal, actif entre 1945 et 9154, fondé par Paul-Émile Borduas) ou le cinéma direct, il y avait une transmission qui existait de personne à personne, autant à Montréal qu’à Québec il y avait des gens qui essayaient des choses, certains s’exilaient à Paris, New York ou Chicago, revenaient, travaillaient dans des écoles d’art à Québec, ou à McGill, et il y avait une production cinématographique expérimentale qui ne ressemblait en rien à celle des autres courants expérimentaux.
HC : Votre intérêt pour l’Histoire vous a donc donné l’envie d’explorer plus loin que les frontières nationales, mais aujourd’hui, avec le poste que vous occupez, vous êtes revenu à la source puisque vous êtes programmateur-conservateur du patrimoine cinématographique. Comment ralliez vous ce besoin d’ouverture et votre travail qui se limite au local.
FM : Pour moi tout se fait en coexistence avec les courants artistiques. J’avais beaucoup aimé le colloque sur la nouvelle vague et le cinéma direct il y a quelques années. À un moment donné, le Québec s’est mis en lien avec ce qui se passait dans le monde, on a découvert Gordon Webber qui était formé à Chicago par des anciens du Bauhaus, et qui connaissait Norman McLaren. Au niveau formel, visiblement, ces gens-là dialoguaient. Omer Parent avait étudié aux Beaux-Arts à Paris, il a été ensuite professeur à l’université des Beaux-Arts à Québec et connaissait Alfred Pellan plus inspiré par le surréalisme. Comme directeur de la programmation, ma vision du cinéma mondial doit être large sans avoir la prétention de tout connaître. Je travaille aussi en collégialité avec les autres programmateurs. Il y a une personne qui est responsable du volet international, qui a plus ou moins carte blanche en dehors des propositions qui seraient plus diplomatiques au sens large et qui peuvent provenir d’un gouvernement étranger ou d’organisations culturelles extérieures qui arrivent souvent à mon bureau avant le sien.
HC : Le travail de programmateur s’apparente-t-il à celui d’un pédagogue ?
FM : À la limite, et je suis peut-être un peu excentrique, je n’ai pas une formation en cinéma au sens stricte du terme. Toutefois, en terme de pratique, j’ai tout de même fait des créations en art électronique, j’ai fait de la vidéo, de la musique électronique, et j’ai travaillé dans l’un des premiers groupes de création expérimentale en vidéo live au Québec à la fin des années 1990. J’ai donc une connaissance par le quotidien et par la pratique et j’ai côtoyé beaucoup de cinéastes et de vidéastes. J’ai baigné dans le milieu de la création lorsque j’ai été membre de « Avatar », de « Obscure ». Je connais particulièrement bien la cartographique de la création indépendante au Québec.
Mes collègues Karine et Marco ont leur expertise, leur spécialisation, tout comme moi. Pour revenir à la question, je ne suis pas pédagogue mais notre travail est d’ordre pédagogique. Personnellement, je ne programme pas forcément quelque chose que j’aime. Ma position par rapport à mon travail, c’est que je ne pas me substituer à un critique, et donc par rapport à ma position de programmateur, j’ai plus à cœur le souci d’une découverte sociologique et historique. Je ne suis pas là pour juger de la qualité d’une œuvre. Je la programme parce qu’elle a une résonnance sociologique ou historique plutôt que stylistique en elle-même. Je ne programme pas nécessairement selon mes goûts. Je programme en essayant de ne pas mettre de jugements de valeur, même si je crois qu’une bonne programmation doit toujours laisser transparaitre la personnalité de celui ou celle qui programme. Voilà le paradoxe qui est en même temps la belle contrainte créative des programmateurs de cinémathèque.
HC : J’allais justement vous demander quelle est la part de plaisir subjectif, cinéphilique et la part d’enjeux d’ordre idéologique, esthétique ou politique dans vos choix de programmation ?
FM : Chaque programmateur est libre, mais j’ai la ferme conviction d’écrire prochainement une politique de diffusion. La Cinémathèque s’est construite sur des points de référence qui étaient d’abord humains, sans rien dénigrer de cette approche qui fut excellente. Nous devons commencer à réfléchir plus conceptuellement à qu’est-ce que programmer, à définir ce qu’est une cinémathèque du XXIe siècle aussi. L’évolution récente de la technologie, l’investissement des financements gouvernementaux, tout cela nous oblige à nous asseoir et à réfléchir, que ça soit au niveau de la Direction générale de la cinémathèque qu’à celle de de la Direction de la programmation. Il s’agit de dialoguer, débattre, poser des questions et construire des politiques. C’est plus qu’une politique artistique, je pense plutôt à une politique de diffusion avec des enjeux d’éducation, de besoins nationaux auxquels ont répond et envers lesquels on peut se positionner au regard des nouvelles technologies de l’information, de la transmission de la culture cinématographique, tout en s’inscrivant dans la continuité historique de l’évolution de la mission des cinémathèques depuis les années 1930 et 1940.
HC : Vous êtes à la fois à l’affût mais aussi dans une perpétuelle projection de ce qui se mute dans nos sociétés du point de vue de la technologie et des mentalités, vous êtes donc dans ce qui est et ce qui adviendra et il faut constamment travailler à faire le grand écart.
FM : Je suis d’accord avec ce que vous dites, mais en même temps on n’est pas là pour tout le temps répondre aux attentes du public. Une cinémathèque existe justement parce qu’elle n’est pas un festival, parce qu’elle n’appartient pas au marché, parce qu’elle peut envisager la vie culturelle autrement que par une gestion événementielle. Elle n’est pas nécessairement en rupture avec le marché, mais avec le flux incessant des images. Elle est là pour prendre un temps d’arrêt et pour montrer des gemmes occultes qui, parfois, vont attirer dix personnes dans une salle, mais qui risquent de marquer les dix personnes qui seront présentes. Le plus grand souvenir que j’ai d’un visionnement c’est celui où nous étions qu’une poignée, et je n’ai pas du tout de souvenir de salle comble pour des films qui m’auront bouleversé à jamais. On est donc aussi là pour passer les raretés, parfois des choses qui dérangent, et de mettre le doigt sur les films qui sont historiquement importants même si aucune école n’en parle, et de passer les cinéastes considérés comme les parias des compromis commerciaux. On n’est pas dans la course, pour reprendre une métaphore que j’ai récemment lue, « du chauvinisme de la nouveauté ». On possède donc une perspective historique. On remontre des œuvres qui ne sont plus jamais vues parce que nous devenons progressivement le temple d’accès aux anciennes manières du cinéma, au visionnement sur pellicule, voire aux imperfections du 16mm, et ce geste seul possède intrinsèquement une valeur d’éducation. Nos projections de cinéma muet accompagnées au piano sont populaires, c’est une des constantes de la programmation, et donne envie de ressortir des œuvres dans leur format initial, la vitesse de défilement d’origine, et en pellicule. C’est vers cela que je me dirige parce que ce qui marche le mieux en ce moment en 2013, ce sont les leçons de cinéma (les classes de maitre), le cinéma muet et, parfois, quand c’est communiqué de façon idoine dans les bons réseaux, le cinéma expérimental. Il faut montrer des choses qu’on ne voit pas en cinéma maison, qu’on ne voit pas dans son sous-sol ou dans son salon, c’est notre angle d’attaque. C’est ainsi qu’on désire construire la programmation dans le futur, avec une notion d’engagement de la part du public aussi, je m’enligne vers cette démarche d’engagement pour recréer une communauté. Notre page Facebook qui existe depuis 2 ans déjà est passée de 2000 à 6000 personnes en un an. On a connu une progression très impressionnante avec un renouvellement du public et un rajeunissement des fréquentations, ce qui veut dire qu’on programme avec une sensibilité qui est peut-être tendanciellement nouvelle. Pour moi ce n’est pas une obsession, mais je pense que c’est travailler dans le bon sens.
HC : Vous êtes un conservateur progressiste alors… La Cinémathèque peut-elle outre mesure, avoir comme vocation la découverte de nouveaux talents.
FM : Oui bien sûr. Je l’ai vu notifié sur le site de la cinémathèque française ; ils ont une série qui s’appelle Repérages. Je le fais de temps en temps, et je l’ai fait avec Philippe Lesage récemment. Il y a des talents nouveaux et des talents qui étaient novateurs et dont l’œuvre n’a pas vieilli mais qui ont été oubliés et que je fais volontairement découvrir à de jeunes générations dans la vingtaine. Je suis donc aux aguets de talents nouveaux, mais on le fait plus dans le cinéma d’animation et le cinéma canadien et québécois qu’en international. Et puis il y a des découvertes générationnelles. La rétrospective de Lodge Kerrigan est une découverte pour nos habitués d’un certain âge et il y a un dialogue intergénérationnel qui se joue. Marco a plus l’occasion d’être dans la découverte ne serait-ce qu’avec les Sommets du cinéma d’animation. Moi j’en ai en banque mais ce sont souvent des courts-métragistes récents ou des vidéastes iconoclastes oubliés.
HC : Vous avez plusieurs fois évoqué les jeunes ou la jeunesse. Pensez-vous que les jeunes ont un rôle à jouer dans un lieu à vocation patrimoniale, essentiellement dédiée à la mémoire collective ?
FM : C’est une question très intéressante. Je vois des chercheurs qui sont fascinés par les années 60, d’autres par les années 40 et 50 et qui tentent de redéfinir ce qu’était la révolution tranquille. Ils ont 25-35 ans ces gens là, c’est fantastique. D’autres revisitent l’œuvre de Robert Morin, et il y a différentes thèse qui se sont faites et qui sont fascinantes, souvent guidées par des professeurs assez jeunes dans la trentaine qui les amènent avec un décalage, qui les encouragent à découvrir des courants inexplorés, oubliés, ou qui étaient marginaux. Je pense à Godin [Antoine] ou Fillion [Éric]. Pour moi ce sont des gens qui jouent un rôle à redéfinir les mémoires collectives qui évoluent. Un citoyen de Montréal aujourd’hui n’a pas la même sensibilité qu’un citoyen de Montréal francophone en 65, il a un autre objectif, un autre agenda. Il vit dans une société plus cosmopolite encore qui est bilingue, mais d’une autre façon, où le français est plus fort et donc il s’ouvre plus à des réalités différentes. Il y a une sûreté identitaire qui est plus forte, le rapport à la liberté de penser, une ouverture à d’autres façons d’être et à d’autres discours. Je pense que peu importe le pays toutes les générations redéfinissent leur rapport à l’identité et à la mémoire collective. Tout est fait toujours avec un renouvellement et c’est lorsque la sclérose s’installe qu’à mon avis il y a danger. Quand il y a une redéfinition continuelle, c’est probablement pour le mieux parce qu’il y a un besoin d’assise identitaire qui aura été comblé. Il n’y a que l’avenir à penser.. N’importe quelle génération exprime ce besoin de redéfinition à partir d’acquis reçus. Le regard est constamment en modification.
HC : Vous avez parlé de « sclérose », est ce que pour vous aujourd’hui il y a réellement acte de passage, de passation dans le cinéma à échelle nationale ?
FM : Je pense que oui, parce que beaucoup de cinéastes dont j’ai visionné les œuvres récentes, et je pense à Simon Lavoie, Anne Émond, Xavier Dolan, établissent quand on rentre dans leur œuvre un dialogue avec ce que les gens disaient dans les années 1970 et 1980. Il existe un rapport à la mémoire qui est important, même si la plupart d’entre eux explore plutôt la perte d’identité, les cinéastes auxquels ils se réfèrent et qui semblent avoir eu une influence sur eux le faisaient aussi de leur temps. Certains sont très nationalistes, d’autres le sont beaucoup moins. Il y a ça aussi du côté anglophone, un dialogue de plus en plus fréquent, le partage d’identité quand l’histoire se passe à Montréal semble également s’opérer comme dans les années 1960. Alors que dans les années 1990 et 2000, souvent, des films anglophones signés par des Montréalais et tournés à Montréal faisaient abstraction du français et c’est un peu révoltant. On commence à voir la cohabitation dans la structure narrative des films. Ça dépend au fond de chaque cinéaste et de la culture qu’il percole. Des cinéastes d’aujourd’hui, comme Denis Coté ou Podz, ont des références historiques et des influences nommées que ce soit Forcier, Carle ou Morin ou les pionniers du direct. Il y a des noms qui ressortent souvent. Ce sont souvent les auteurs libres, les frondeurs, les moutons noirs qui servent d’inspiration, et c’est ce qui fait la force de l’œuvre des héritiers.
HC : On sait que le monde du programmateur n’est pas le même que celui des com’ et souvent les deux pratiques sont antithétiques. Avez vous une incidence sur la manière dont une programmation est communiquée au public?
FM : Quand quelqu’un travaille en communication, il a ses objectifs, ses formations, il n’a pas nécessairement les connaissances d’un spécialiste du cinéma. Il en va ainsi pour toutes les organisations culturelles dotées d’un secteur de communications dans lesquelles j’ai travaillé. J’ai plusieurs témoignages d’autres personnes, dans d’autres circonstances, à Montréal ou à Québec qui vivent à peu près le même décalage: Il y a une incompréhension mutuelle de la finalité, le problème à mon avis est contemporain. C’est à dire que souvent la communication est une finalité et non un moyen. C’est le danger aujourd’hui où c’est le flanc marketing qu’on expose le plus au soleil. «Rejoindre le plus grand public », « résauter à tout prix » : ce sont des injonctions qui touchent tous les êtres humains sur terre en ce moment parce que, au final, cela fait vendre des machines dites « communicantes ». Nous sommes conditionnés par ça et il est très difficile de s’en extraire.
D’autre part, je considère qu’un acte de programmation est déjà en lui–même un acte de communication parce que nous, programmateurs, sommes des intercesseurs, des intermédiaires, des passeurs. De plus, en faisant le choix de construire une programmation, en travaillant avec les œuvres créées par d’autres êtres humains, on fait acte de communication,et là, il y a toujours une confrontation entre cette volonté que nous avons, qui est dynamisée par cette volonté éducative et pédagogique dont nous parlions tout à l’heure, et les objectifs de communication qui ne correspondent pas nécessairement à la profondeur qu’on veut atteindre ou le type de public qu’on pourrait rejoindre.
On fait énormément de programmations, c’est un grand potager, et quand on programme on sait quel public il faut aller rejoindre pour qu’il vienne faire de la soupe, mais notre équipe de communication n’est pas assez grande pour aller rejoindre tous les publics spécialisés qui pourraient remplir nos salles. On est confronté au manque de moyens de la cinémathèque de 2013, alors que l’équipe se devrait être au moins de dix personnes avec des gens qui travailleraient pour aller rejoindre les publics spécialisés touchés par tel ou tel cycle. C’est là où la volonté de rejoindre un grand public et l’utopie de faire tout à coup « swinger » la cinémathèque ne marchent pas nécessairement parce que nous savons que c’est en allant chercher nos publics et en les faisant venir voir leur programmation qu’on va atteindre notre but tout d’abord. Nous sommes convaincus que les publics existent et on perd de l’énergie à aller chercher le grand public ou à vulgariser à tout prix alors qu’on sait très bien que ce sont le cinéma muet et le cinéma expérimental qui remplissent le plus les salles. Et quand les programmations internationales marchent et qu’on a travaillé avec des réseaux culturels spécialisés, que ça soit Angelopoulos il y a deux ans ou le cinéma japonais l’année dernière, soit que ça marche parce que les réseaux à Montréal se sont mobilisés pour faire venir les gens dans les salles, ou, comme exceptionnellement pour Franju, il y a le référentiel français qui joue. On avait passé Judex sans contexte, il y a un an et demi, il n’y eut que 20 personnes dans la salle, et puis on le présente dans ce contexte rétrospectif et il y a hausse des audiences. Cela dépend toujours de la manière de mettre en contexte, de présenter et, effectivement, on ne peut pas passer à côté de la communication. C’est pour ça d’ailleurs que programmer, c’est aussi communiquer. De la même façon que communiquer, c’est programmer un peu. En fait, nous sommes en perpétuelle réflexion communicationnelle. Mais, pour nous de la programmation, c’est un moyen et non une finalité. C’est dans cette inversion entre la fin et le moyen qu’il y a parfois des incompréhensions mutuelles.
HC : Ce n’est pas toujours possible pour la cinémathèque de faire l’actualité…
FM : Nous opérons tout de même 16 projections par semaine. C’est donc un cauchemar pour les gens des communications. Ils ont souvent une formation pour communiquer de l’évènementiel, c’est le paradoxe de la situation. On essaye donc de créer de petits évènements. Dans deux semaines, on a un cinéaste de Vancouver qui arrive avec un double projecteur en 16mm, avec des films sans dialogues qui font le parallèle entre la dégradation de l’environnement et celui de la pellicule… je pense qu’ils vont avoir un peu de mal à communiquer ça avec les canaux traditionnels. Ils devront inventer de nouveaux instruments d’exploration des réseaux insoupçonnésqui non seulement existent mais dont la complexité et le nombre sont en croissance.
HC : Au fil des ans la cinémathèque a su s’adapter à différentes technologies aux nouvelles réceptivités spectatorielles, elle a toujours su se mettre à jour, mais est ce que cette survivance pourrait plafonner ?
FM : Je ne pense pas, je crois qu’elle peut s’adapter et développer les moyens de son adaptation. Le numérique nous oblige à nous redéfinir et, en même temps, c’est une libération. On est confronté de plus en plus à la rareté des éléments que nous collectionnons et donc on est de plus en plus limités par les collections elles-mêmes, dans la mesure où une œuvre nous sera interdite de projection s’il ne reste qu’une copie positive. C’est le paradoxe du programmateur qui est aussi conservateur car lorsqu’on arrive à la cinémathèque, on sait que le film existe dans les livres d’Histoire du cinéma. Notre travail primordial consiste à conserver les œuvres, après ça de les présenter et les diffuser. Le numérique va nous permettre de revoir des films qui sont invisibles aujourd’hui, qui existent, qu’on conserve, qu’on protège, mais qu’on ne peut plus voir. Il faut qu’on ait la capacité de numériser une partie de notre collection pour pouvoir la montrer, même si, à ce moment-là, on sera obligé de ne plus respecter notre mission primordiale qui demeure, dans la plupart des cas, de montrer les œuvres dans leur format original. À un moment donné on n’a plus de choix et si on n’a pas 15 ou 20000 dollars pour refaire un film sur pellicule, on aura au moins la machine pour les numériser et les projeter plus souvent sur l’écran alors qu’ils n’étaient plus visibles. Il y a là tout un autre travail. On conserve des œuvres fondamentales et de plus en plus on reçoit des œuvres, de dépôts de la communauté indépendante canadienne qui se tourne de plus en plus vers nous pour conserver les œuvres. Alors, on devient beaucoup plus flexible par rapport à ça. Il faut travailler conjointement avec les collections, et réfléchir sur l’accessibilité en ligne de certaines œuvres et on pourrait commencer à penser à des programmations en ligne, des formes de présentations accessibles à distance, c’est un deuxième futur, pas pour tout de suite. La volonté existe, on en parle depuis des années, là on commence à entrer dans la mécanique de la chose, ça va se faire mais il faut d’abord avoir cette machine à numériser, on pensera ensuite à restaurer des vidéos, de sauver des œuvres et de numériser des films sur pellicule et après ça d’imaginer des manières de les présenter, ça c’est au niveau canadien et québécois principalement. Lors de nos quêtes internationales, nous sommes confrontés de plus en plus au fait qu’on n’a de moins en moins accès aux originaux 35 mm plutôt qu’au DCP en 2K et 4K. Là, en septembre, on devrait avoir le DCP, projecteur capable de diffuser du 4K, et avec un son plus performant on va être à niveau. En même temps on est dans cette course effrénée comme on est un organisme à but non lucratif qui a une mission historique, qui a un musée, qui est une mémoire nationale et auquel on ne donne pas nécessairement les moyens.
HC : Est ce qu’un programmateur c’est quelqu’un qui fait découvrir des cinéastes ou plutôt qui partage son expérience des œuvres.
FM : À la cinémathèque, nous tentons de faire des programmations raisonnées, c’est ce qui définit notre métier je pense. On ne peut pas se laisser emporter par le pur émotionnel, l’affectif. On est ailleurs. Nous ne sommes pas là pour juger de la qualité d’une œuvre. Nous sommes là pour la mettre en perspective d’une évolution historique. L’exposition sur les effets spéciaux est un bon exemple d’un positionnement qui peut rejoindre à la fois le grand public et le cinéphile assidu. On programme des films qui sont parfois des séries B ou des séries Z mais qui exposent une technique d’effet spécial qui est passée à l’histoire.
HC : Le public comprend votre mission ?
FM : On espère, mais si on avait plus de place et de temps pour l’expliquer ça serait mieux. L’équipe est quand même assez réduite, on en fait pas mal à trois, on fait appel parfois à des textes de présentation signés par des auteurs de l’extérieur et, quand on se compare aux autres, je trouve que nous nous en sortons pas trop mal. À cause des moyens financiers déficients, le dépliant n’est pas à la hauteur de ce que nous voudrions être, mais on n’a pas le choix. On a été obligé de se départir d’un mécène important et nous étions alors dans l’obligation de nous tourner vers le dépliant présent. On opère de plus en plus avec la communication par internet. Les fréquentations du site sont assez élevées comme on relaye chaque projection par Facebook et Twitter. Il faut être sur tous les fronts.
HC : Pour terminer, j’aimerais vous demander quelle serait votre rétrospective de rêve ?
FM : Rétrospective de rêve… ça serait autour de la thématique historique internationale Le cinéma du voyeur, ou tout Kubrick, ou tout Tarkovski, le cinéma du grand panthéon, relativement métaphysique. Au Québec, ce serait André Forcier ou Robert Morin. Deux atypiques très connus et vus, mais ce sont des cinéastes essentiels.
Entretien réalisé le 2 juin 2013 par Serge Abiaad.
Retranscription: Serge Abiaad
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