Dossier Cinémathèque québécoise, 50 ans après

Entretien avec Guy Fournier

Projectionniste

Guy Fournier est projectionniste à la Cinémathèque québécoise depuis 1989. Il est un des nombreux piliers, tapis dans l’ombre, de cette institution. Son verbe coloré, sa verve légendaire, son érudition et sa passion pour les images nous ont donné l’envie de le rencontrer pour en savoir plus sur son parcours et sur le passé et l’avenir ce métier, devenu aujourd’hui presque un artisanat, en voie d’extinction.

——

Hors champ [HC] : On a voulu te rencontrer dans le cadre d’un hommage que la revue Hors champ rend aux artisans de la Cinémathèque, les programmateurs, le responsable des collections, les pionniers d’antan. On se disait aussi que ce serait bien de parler à des gens qui font que la Cinémathèque roule, concrètement. Et tu es une des personnes qui fait que la Cinémathèque roule des images depuis déjà plusieurs années. D’où le désir de t’interviewer, d’autant plus que l’on connaît assez peu de choses sur ton parcours. Alors, la première question qui me gratte, comment es-tu arrivé à faire ce métier ?

Guy Fournier [GF] : Si je recule à la toute première fois que j’ai vu une image argentique dans ma vie, je devais avoir à peu près quatre ans. J’étais chez mon grand-père et il avait ce que l’on appelait dans ce temps-là un Keychain Viewer – c’est une bebelle dans laquelle tu regardes et on voit apparaître une image. Un de mes oncles regardait toujours à travers un de ces Keychain et je voulais savoir ce qu’il regardait là-dedans. À chaque fois que je lui demandais, il ne voulait pas. Et à un moment donné, il l’avait mis sur un châssis en se disant que j’étais trop petit pour l’atteindre. J’attends qu’il soit disparu un peu plus loin et je monte sur une chaise de la cuisine, puis j’arrive à voir, et c’était une photo de la maison de mon oncle Paul sur la rue Bessette à Iberville. Mon oncle m’a pogné et il m’a chicané comme d’la marde. Après ça, à l’école, quand on avait six ou sept ans, il y avait des diapositives, des films en 16mm avec les projecteurs Bell & Howell. Quand j’ai eu douze ans, j’ai vu un premier film dans un cinéma — que l’on a présenté il y a pas longtemps à la Cinémathèque — Les Soucoupes volantes attaquent de Fred Sears avec les effets spéciaux de Ray Harryhausen et je m’étais dit « Un jour, je vais aller voir qu’est-ce qu’il y a derrière les lumières! ». Je regardais le film, mais me revirais tout le temps. Rendu au secondaire, à quatorze ans, tous les vendredis on avait d’une heure à quatre heures un film présenté dans la grande salle. Moi, bien souvent, je regardais le film tout autant que le projecteur, mais le professeur ne voulait évidemment pas qu’on y touche.

Un jour, dans un de mes cours d’anglais, la professeure, Gervaise Lussier, avait eu un problème avec son projecteur et elle n’était pas capable de faire partir le film. Je lui ai proposé de l’aider parce que j’avais vu comment ça se faisait. Alors là, j’ai gossé, je me souvenais qu’il y avait le numéro trois, tu pesais dessus, tu rentrais le film, tu tournais ça, puis là tu tirais et ça rentrait automatiquement, puis tu mettais à ON, montais le volume et c’était fait. Alors là, ça s’est su dans l’école. Il y avait des profs qui étaient bons, d’autres moins bons, et à chaque fois qu’un prof avait un problème, il venait me voir et disait : « Allez viens. On va te l’emprunter quelques minutes ». Et ça a marché comme ça. C’était en secondaire deux. En secondaire trois, je m’en vais à la polyvalente à Saint-Jean-d’Iberville. Il y avait un ciné-club de midi tous les jeudis. C’était Paul-André Galipeau, le technicien, qui roulait les films. À un moment donné, je lui ai dit : « J’peux tu m’amuser avec le projecteur ? » Il voyait que j’avais de l’intérêt pour ça et comme lui était pris sur d’autres choses, quand il a vu que j’étais bon là-dedans, il m’a confié la responsabilité de présenter les films. Ça a duré secondaire quatre puis cinq, mais là dans la grande salle de l’auditorium, on avait un projecteur 16mm manuel en haut. Quand il a vu que j’étais bon avec les projecteurs du ciné-club du midi, il m’a montré comment marchait le projecteur 16mm manuel. Et comme il avait des enfants, des soirs où il y avait des shows en 16mm, c’était moi qui roulais les projecteurs de l’auditorium. Après ça, je m’en vais au CÉGEP. J’ai fait mon cours d’électro. Au CÉGEP, c’était Guy Benoît le technicien audiovisuel. Il avait vu que je roulais les 16mm, mais il y avait aussi du 35mm à notre CÉGEP. Je lui ai demandé « Montre-moi comment ça marche le 35mm! ». Alors, il m’a montré comment ça marchait. Mais lui, il était aussi projectionniste au cinéma La boîte à film une fin de semaine sur deux avec son frère Yvon. Guy Benoît m’a montré comment rouler les 35mm et puis quand Yvon ou lui ne pouvaient pas, j’étais le troisième homme. J’ai tout appris ça bing bing wing wing ben comme il faut ! J’ai roulé 2-3 ans comme ça à temps perdu. Quand je finissais mes cours, je travaillais à Pirelli Cable Électrique, mais les soirs je faisais des projections de temps en temps. Puis, le 6 juin 1983, la compagnie Pirelli a mis à la porte 70 employés, alors moi je me suis dit « Ma job de jour, je la perds, mais je vais me consacrer à mon travail comme projectionniste. » Alors là je me suis trouvé des petits boulots un peu partout…

HC : C’était facile à l’époque de trouver des jobs de projectionniste ?

GF : C’était facile oui et non, ça dépendait à qui tu parlais et qui tu contactais. Rentrer dans l’IATSE [Alliance internationale des employés de scène, de théâtre et de cinéma des Etats-Unis, de ses territoires et du Canada] à l’époque, c’était beaucoup plus dur.

HC : Il y avait un syndicat des projectionnistes ?

GF : Bien sûr. Depuis 1930, il y a eu une union de projectionnistes à Montréal. Mais, ce n’était pas tous les cinémas qui étaient syndiqués. La boîte à film était non syndiquée. Alors, vu que j’ai été jeté de la Pirelli, je me suis orienté dans la projection. Deux ans après, le 28 août 1985, je suis rentré à Sonolab et j’ai fait à peu près quatre ans là grosso modo.

HC : Comme technicien ?

GF : Comme projectionniste aussi. Il y avait deux départements à Sonolab : le laboratoire comme tel et le département du son. Il y avait des projections aux deux. François Auger, qui a été mon patron à la Cinémathèque jusqu’à sa retraite, était un de mes clients à Sonolab. Il venait projeter les films de la Cinémathèque dans mon local, alors on s’est lié d’amitié. On parlait de films, de projections, de plein d’affaires, et puis il était membre du SMPTE [Society of Motion Picture and Television Engineers] comme moi. François un jour me dit : « On a besoin d’un gars à la Cinémathèque. Il y en a un qui est parti ». Alors, il m’a fait rentré ici le 13 février 1989. Ça vient de faire vingt-quatre ans.

HC : Quelle bâtisse occupiez-vous alors ?

GF : Non, c’était ici! Ça s’est mon troisième set de bancs. On a rénové en 1996, mais on a ouvert le 3 janvier 1997 avec les nouveaux bancs rouges. Ça avait complètement modifié la salle.

HC : Tu te souviens du premier film que tu as projeté en février 1989 ?

GF : Le premier film que j’ai projeté… Bouge pas… Je ne suis pas certain, mais je me souviens avoir projeté du Robert Bresson dans la première semaine. C’est peut-être L’argent de Bresson, mais je ne suis pas sûr.

HC : Vous étiez combien de projectionnistes à l’époque ?

GF : On était deux. Il y avait moi puis Michel Boulet. Le gars qui m’a entraîné à ma job ici, c’est Michel Boulet. Lui ça faisait deux ans qu’il était ici. 


HC : Vous êtes tous rentrés un peu en même temps, cette génération-là ?

GF : Ouais. C’est sûr qu’il y a eu d’autres projectionnistes avant qu’on s’installe ici sur la rue Maisonneuve. François m’avait déjà parlé d’un gars qui s’appelait Richard Mankiewicz et d’un autre qui s’appelait Nelson Newbergher 1 . Mais si tu regardes sur les cinquante ans de la Cinémathèque, c’est nous autres qui en avons fait le plus longtemps. Et en titre c’est moi. Je ne crois pas qu’un autre projectionniste avant moi ait fait 24 ans. 15, 12, 16 peut-être, mais pas 24 ça c’est sûr. Je peux revendiquer le titre de plus vieux.

HC : Profitant de ta longévité, qu’est-ce qui a changé en 24 ans dans ton métier ?

GF : Les premiers changements que je me rappelle, les plus évidents, c’était au niveau du son. On a connu le mono et le stéréo, mais ensuite les films en SR (Spectral Recording) sont arrivés. Ça c’était en 1992-1993 et, deux ans après, est arrivé le SRD, le SR digital. Ici le son est enregistré dans les perfos au lieu d’être imprimé sur la bande. À chaque fois que tu as un film SRD (digital), tu as automatiquement une piste SR en analogue. Ça c’était les deux innovations que j’ai connues. L’autre modification importante, c’est au niveau des pellicules. À partir de l’an 2000, il est rentré massivement sur le marché des films en polyester. Avant ça, c’était en triacétate de cellulose. La particularité de ces films-là c’est que tu ne peux pas les casser avec tes mains et ils durent plus longtemps en terme de qualité. T’essayeras pas de briser ça avec tes mains, mon homme ! Les molécules sont en X et, à chaque fois, que tu bouges les molécules les X ils bougent dedans et ça casse pas. L’acétate c’était tous des points collés, alors tu pouvais le déchirer comme ça avec tes mains.

HC : Je sais que ça t’arrive de projeter parfois dans des grands complexes…

GF : À la Place des Arts.

HC : Oui, mais aussi au Quartier Latin.

GF : Ah, mais ça s’est fini. J’ai fait des projections pour le Cineplex Odeon de 2006 à 2010 pour le FFM, mais maintenant vu qu’ils ont des projecteurs numériques de l’autre côté, plus de 35mm, alors c’est les gérants qui opèrent ça et il y a plus vraiment de 35mm au FFM. Ca serait surprenant qu’il y ait du 35mm. Les laboratoires en développent plus. Et les gens ne tournent plus en 35mm, alors, à partir de 2010 et le futur, il n’y aura plus vraiment de tournages en films. Au Canada, il n’y a plus de laboratoires. Il reste Vision Globale, c’est tout, et ça va peut-être fermer dans six mois.

HC : Avant d’embarquer dans le numérique qui est une grosse question, revenons un peu en arrière. La mutation tout d’abord tu l’as vécu au niveau du son, mais est-ce que la projection est différente elle aussi ? Au niveau du SR/SRD par exemple ?

GF : Au niveau du SR non. Tu utilises la même tête analogique. Sauf qu’en SRD, il faut que tu rajoutes une tête supplémentaire en haut du projecteur. La synchronisation du son et de l’image n’est pas non plus au même point qu’en SR. Ce n’est pas les mêmes têtes. Il faut que tu rajoutes une tête qui va lire le SRD. C’est une façon de faire. L’autre façon, et c’est comme à l’ONF, il y avait un « set » Reverse Scanner en parallèle avec l’autre tête analogue et c’était lu à l’envers par une petite lumière rouge. C’est une façon, selon moi, beaucoup plus performante que l’autre méthode. T’as moins de passages, de « threadage » [d’enfilage] et moins de manipulation.

HC : Les premières projections en vidéo à la Cinémathèque commencent en quelle année ?

GF : Ça a commencé en 1997.

HC : Ça s’était la salle en haut, Fernand-Séguin. Vous ne touchiez pas à ça ?

GF : Il y avait déjà un employé en haut qui s’occupait de ça. C’était sa salle à lui. Il est encore là, c’est Michel Louis-Charles. Mais avant que je travaille à la Cinémathèque, j’avais déjà projeté de la vidéo dans une salle. C’était au Ouimetoscope, avec un modèle Sony 1040Q. Je me souviens très bien. L’image était… Écoute, on avait un Betacam à cette époque là, pas de HD.

HC : Donc, tu as vraiment connu les débuts de la projection vidéo. Par contre tu considères quand que le métier de projectionniste c’est avant tout de manipuler de la pellicule ?

GF : Je vais dire ce que mon ami Daudelin m’a déjà dit : « Le cinéma c’est avant tout la projection des films ». N’importe quoi que tu projettes qui n’est pas du film, c’est pas du cinéma. La vidéo, n’appelez pas ça du cinéma, appelez ça autre chose. Le numérique donnez-y un autre nom, mais appelez-le pas du cinéma. Je m’excuse, mais, pour moi, le cinéma faut que ça fasse « Tchik, Tchik, Tchik, Tchik, Tchik » [bruit d’un défilement de pellicule]. Faut que t’entendes la pellicule, faut que tu voies un intermittent, faut que ça soit à 24 images. Le numérique c’est n’importe quoi sauf du cinéma. Une tarte aux pommes et une tarte aux cerises ça ne goûte pas la même chose. C’est le même principe.

HC : Parce qu’aujourd’hui avec le 4K, puis le 8K qu’on nous promet…

GF : Il me reste 4 ans et peut-être un peu moins, j’vais être parti puis ils s’arrangeront avec leur trouble. Les jeunes qu’est-ce qu’ils vont faire ? Ça va être autre chose. Ceux qui ont vingt ans aujourd’hui et qui veulent faire de la projection, ils ne toucheront pas à de la pellicule.

HC : Il y a plusieurs historiens et archivistes qui ont souvent dit que les cinémathèques deviendront littéralement des musées du cinéma dans la mesure où ce seront les seuls lieux où on pourra encore voir de la pellicule 35mm. Plus que la pellicule, n’y a-t-il pas quelque chose à préserver néanmoins ? C’est bien beau d’avoir de la pellicule, mais s’il y a personne pour la projeter correctement…

GF : Exactement! Tu as touché une corde particulièrement importante. Parce que t’auras beau avoir n’importe quel étudiant qui sort de l’université et me dit « J’ai un diplôme en ci puis en ça! », mais s’il sait pas c’est quoi un interneg ! Un négatif de son c’est quoi? Il serait peut-être temps que la Cinémathèque commence à penser à former un jeune qui va prendre la relève dans quelques d’année. Là, on est deux, mais va falloir un jour se soucier de transmettre ces connaissances-là. Moi, je ne veux pas donner mes connaissances à n’importe qui. J’veux avoir un gars que je vais sentir qu’il est fait pour ça. Je ne veux pas lui montrer la job pour que six mois après il nous crisse là. J’veux montrer la job à un gars qui va être là pour un bout, 10-15-20 ans, puis après ça, ses connaissances, il les transmettra. Il y a bien des choses que t’apprends pas à l’école. Il y a des manières de travailler et, si tu ne le sais pas, tu risques de briser les films, de mettre en péril les efforts de conservation que tous les autres ont faits avant. Il va falloir quelqu’un, à un moment donné, qui soit conscient de former du monde et adéquatement. Et le gars choisi, il ne faut pas qu’il ait peur de travailler un 24 décembre à 19h ou jeudi la nuit à 2h du matin. Le métier de projectionniste, ce n’est pas une job de 9 à 5 puis tu rentres chez vous. Il y a toutes sortes d’heures et faut que tu sois prêt à ça. Faut être consacré à faire ça. Ce n’est pas une job pour élever une famille et avoir des enfants mettons. Tu peux avoir des blondes, mais ce n’est pas vraiment un métier pour élever des enfants ! Tu vivras pas vieux dans ce métier là sinon.

HC : Est-ce qu’il y a une norme qui stipule le nombre d’heures nécessaires pour former quelqu’un ? 650 heures ? 300 heures ?

GF : Il n’existe plus la carte de compétence que le ministère de l’Emploi donnait. C’était bon jusqu’à 2005, puis ils ont cessé de délivrer la carte. Alors aujourd’hui si un gars veut devenir projectionniste, faut qu’il passe par quelqu’un qui fait le métier. Mais, il y a un autre détail important. Quand j’ai commencé, dans les années 80, on travaillait beaucoup avec des lampes à arc. Il y avait beaucoup de notions d’électricité et de mécanique. C’était bien beau de projeter des films, mais fallait que t’aies aussi des notions d’électricité au cas où ça brise. T’as un show avec 400 personnes dans la salle, t’appelles pas le gars qui s’en vient dans deux heures. Les gens vont taper du pied. Faut que tu saches, à moins d’un bris majeur, comment repartir ton show avec ce que t’as dans la cabine. C’est surtout ça la projection.

HC : C’est de moins en moins le cas aujourd’hui…

GF : Oui, aujourd’hui, on travaille avec des lampes au xénon, mais, à l’époque, on travaillait avec des lampes à arc et c’est beaucoup plus beau qu’une lampe au xénon. J’ai comparé les deux et un Scope à lampe à arc c’est bien plus beau.

HC : Est-ce que tu te considères cinéphile ?

GF : Je ne me considère pas cinéphile. Je me considère plus comme un bricoleur, un technicien. Peut-être un quart cinéphile, puis trois quarts technicien. Les films de Bresson, demande-moi d’en projeter, mais demande-moi pas d’aimer ça ! Par contre, si tu me parles d’Aki Kaurismäki et son film Au loin s’en vont les nuages, là c’est un film que j’adore. C’est absolument merveilleux. Ça, c’est un cinéaste ! C’est un film que je vais regarder dix fois. J’ai découvert un film récemment que je ne connaissais pas avec Shirley Temple, Blue bird. J’en avais entendu parler et j’ai été complètement fasciné par ce film.

HC : Tu as le temps de regarder les films dans la cabine ?

GF : Je regarde ceux qui me tentent de regarder. Ceux qui ne me tentent pas ben… Moi, je suis un gars qui aime ça jouer avec des optiques, des lentilles, de la mécanique. J’aime ça démâcher, nettoyer et réparer, puis ficeler.

HC : Quels ont été les plus grands défis de projection?

GF : Les premiers Sommets de l’animation, ça c’était des défis en tabarnouche. On était trois dans la cabine… Tu pouvais avoir un bout en 16mm, un autre en 35mm, puis un autre bout en Betacam et là tu reviens au 16mm. On promenait les machines, fallait changer les formats de son, changer les rideaux, les formats d’image, les lentilles. Tu perds 4 livres à la fin de la soirée !

HC : Est-ce que les plus beaux souvenirs sont aussi associés à des défis techniques ?

GF : Je me souviens qu’une fois on avait fait du 3D ici. Ce n’était pas pour un show public. C’était à l’interne. Et François Auger, il savait que j’étais un passionné de 3D, alors je l’avais aidé dans sa démarche. On avait réussi à synchroniser les deux projecteurs, un pour l’œil droit et l’autre pour l’œil gauche. On avait mis des polarisants et peinturer un écran en gris métallique, parce que, pour faire de la projection 3D, tu dois projeter ça sur un écran métallique, pas un écran normal. On avait tout patenté ça. ON avait mis nos lunettes et on avait aimé l’expérience.

HC : Et la pire affaire qui t’est arrivée durant une projection ?

GF : Il en est arrivé plein d’affaires. Des intermittents qui brisent, des films qui s’entourent et qui bloquent. Et ça, tu le sais juste quand ça arrive. Il faut marcher beaucoup avec les oreilles. Quand tu projettes un film, tes oreilles c’est tes yeux quand tu ne regardes pas, ou que t’es occupé à faire autre chose. Au simple bruit qui est différent, tu vas le savoir. Des intempéries il y en a eu de toutes les sortes ! Des lampes xénon qui ont sauté, des breakers qui ont arrêté. Je me suis déjà brûlé une main avec un morceau plastique brûlant qui m’est tombé du projecteur. Ça m’a fait une bulle d’eau, mon homme ! Presque un pouce par un quart de pouce. Je me suis fait mal une coupe de fois! Mais le show must go on. Fallait que ça roule.

HC : Je pense qu’avec le temps, certains aspects du métier reviennent aux origines du cinéma, c’est-à-dire si le projectionniste en 1901 – le forain ambulant qui se promenait avec ses bobines de village en village – s’il ne faisait pas un bon show, tout s’effondrait. Idem aujourd’hui, ce genre de projections là a une valeur même si, pendant des années, on l’a oublié. Précisément, parce qu’aujourd’hui les défis de la projection sont plus apparents qu’il y a quarante ans.

GF : Tu viens de me rappeler un vieux souvenir que je n’ai pas pensé de te dire tantôt. Quand j’avais vingt ans, à Saint-Jean-d’Iberville, on avait une petite paroisse qui s’appelait Saint-Luc. Tous les jeudis, vendredi, samedi, je me promenais avec un petit projecteur 16mm et je projetais dans les alentours. J’ai fait ça deux étés.

HC : Tu projetais quoi ?

GF : Les films que je me rappelle… Les oiseaux se cachent pour mourir, des films comme ça. Mais, il y avait juste un projecteur, alors fallait que tu projettes juste une bobine, que t’arrêtes, puis tu projettes l’autre. Mais le monde comprenait ça. Ça ne les dérangeait pas, ils allaient faire pipi pendant ce temps-là.

HC : Puis le métier change aussi entre projeter en 35mm avec deux projecteurs ou en 16mm avec un projecteur.

GF : Il y a trois systèmes de projections. Il y a des bobines de vingt minutes, des bobines de 6000 pieds et des projecteurs à plateaux. Ce système-là c’est bon dans les Cineplex Odeon quand ton show va durer pendant dix jours. Tu pars du milieu, tu le « thread » et il revient au début à chaque fois. Dans une cinémathèque, c’est inconcevable parce qu’on n’a pas le même show à tous les soirs, on a différents formats de projection. L’autre système, les bobines de 6000 pieds comme au cinéma Du Parc, tu montes trois bobines sur un projecteur et trois autres sur l’autre, puis tu as un changement à faire. L’avantage c’est quand ta bobine 4, 5, 6 joue et que tu dois démonter ton film, ben tu démontes les 1, 2, 3 pendant que les autres jouent. Alors quand ça finit tu as moins temps à passer là-dessus. J’ai travaillé avec les trois systèmes.

HC : 6000 pieds c’est à peu près 50 minutes ?

GF : C’est une heure. Si tu calcules vingt minutes c’est 2000 pieds, alors une heure c’est 6000 pieds. C’est trois roulettes de 2000’. Un autre bon critère que ça prend pour être projectionniste, c’est avoir des bonnes connaissances en photo et en audiovisuel. Les lentilles, la distance de projection, les compagnies d’équipement… Ce n’est pas juste apprendre la projection et peser sur des pitons.

HC : En 2013, l’essentiel de ce que tu projettes à Claude Jutra demeure en 35mm et en 16mm, mais il y a quand même une part de vidéo que tu projettes, est-ce que tu vois que c’est une part qui va grandir ?

GF : De plus en plus, ça va aller en numérique. Là on est rendu avec un ordinateur. Dans dix ans, à moins que la cinémathèque décide d’en projeter encore… L’autre affaire, c’est qu’ils peuvent numériser toutes les pellicules, mais…

HC : Tu numérises en quel format ? En 4K ? En 2K? Personne ne s’entend là-dessus.

GF : Quand la Cinémathèque va être rendue là, je vais être à ma retraite ! Avec une bière sur la galerie! Je ne sais pas ce qui va se passer. Du coup, quand je vais être parti, je ne sais pas ce qu’ils vont faire. Mais s’ils veulent encore projeter du 35mm dans le futur, ils sont mieux de former un gars et prendre des notes, parce que c’est pas une affaire qui s’apprend en six mois! Faut que le gars vienne passer au moins deux ou trois ans avec nous autres. Il y en a de la bebelle à noter !

HC : L’hypothèse que la cinémathèque numérise ses 30 000 bobines est à peu près impensable. Et d’autre part, pourquoi on numériserait si on est capable de le projeter ? Et techniquement, on sera encore capable de projeter du 35mm dans cent ans.

GF : Mais il y a aussi l’idée que les pièces pour les projecteurs, s’il y en a une qui brise dans vingt ans, faudra encore en avoir. C’est sûr qu’il faut se ramasser une quantité de pièces aussi. Des intermittents, des courroies, des straps, des poulies. Là, on est pas mal pris ; on en a quelques-unes ici. Mais, à un moment donné, faudra s’assoir avec les boss en haut et leur dire « Ca va nous prendre ça et ça pour dans vingt ans ». Et c’est bien beau avoir les pièces, mais il faut aussi quelqu’un qui soit capable de la réparer la machine ! Le gars, est-ce qu’il sera capable de l’installer l’intermittent ? Tous les gars de mon âge actuellement – Michel Prince, Dupré et Robert Film Service – dans cinq ans, il n’y a plus personne ! On est tous partis. Puis, il reste un machiniste à Montréal – Charbonneau il est mort – qui a les connaissances pour fabriquer des pièces et c’est Ramirez. Il a 72 ans et son gars il ne touche pas à ça. Mais, un jour, il va falloir un machiniste pour concevoir les pièces. Si je veux avoir une « gate » Super35 aujourd’hui c’est Ramirez, mais quand il ne sera plus là, qui va la faire ma « gate » ? C’est des petits détails auxquels il va falloir commencer à penser. Dépêchez-vous la Cinémathèque à faire des pièces avant que Ramirez prenne sa retraite !

HC : Comment tu vois ton métier dans quinze ou vingt ans ?

GF : Ça sera plus projectionniste. Ils vont appeler ça technicien en pesage de piton sur Mac ! « Pitoniste » tiens ! Ils vont l’appeler de même. (Rires) Ils trouveront un autre nom, puis ils payeront moins cher. Je vais vous faire une histoire ben courte, ça a rapport au cinéma. Une pizza faite par des Italiens puis des Grecs il y a vingt ans, t’avais une pâte ça d’épaisse ! Aujourd’hui, tu te ramasses dans des places, c’est fait par je sais pas trop qui, ça coûte 1,99$, c’est ça d’épais, et c’est éclairé au néon ! Appelez pas ça une pizza ! Les Italiens et les Grecs vont rire. C’est le même principe avec le cinéma. Aujourd’hui le cinéma pour moi c’est comme une pizza faite par un italien dans le temps, les affaires numériques n’appelez pas ça du cinéma. Appelez ça d’autres choses, mais dites-moi pas que c’est du cinéma, ça va me faire bouillir un peu ! Daudelin dirait la même chose, les vieux de la vieille diraient la même chose, puis Véronneau et Jutras aussi. J’ai adoré d’ailleurs travailler avec ces gars là à l’époque. C’étaient des motivants. Tu voyais que c’était dans eux autres ! C’est gars là, c’est des vrais. Ils se couchent le soir, ils pensent à leurs blondes, puis, tout de suite après, ils pensent à leurs films, tu vois. Je repartirai une autre cinémathèque avec eux autres tout de suite !

HC : Il est temps de s’arrêter. Merci beaucoup Guy.

GF : Ça fait plaisir.

Entretien réalisé par André Habib, le 16 mai 2013, à la Cinémathèque québécoise. Photographies, retranscription et édition : Yann-Manuel Hernandez.

——

À LIRE DANS CE DOSSIER:

Entretien avec Robert Daudelin d’André Habib

Entretien avec Fabrice Montal de Serge Abiaad

Entretien avec Marco De Blois de Serge Abiaad

Entretien de Karine Boulanger de Serge Abiaad

Entretien avec Jean Gagnon d’André Habib

Entretien avec Pierre Jutras d’Antoine Godin, André Habib, Nicolas Renaud

[Mandat élargi, mais à quel prix ?->498] de Pierre Véronneau

Dans les beaux draps de la Cinémathèque de Mathieu Li-Goyette

Entrailles de Yann-Manuel Hernandez

Notes

  1. Pierre Véronneau a eu l’amabilité de nous communiquer les informations suivantes sur les projectionnistes à la Cinémathèque : “Nelson Newbergher (1967-80), mort en poste, son père était projectionniste au temps du muet et venait toujours nous rendre visite. Richard Mankiewicz (1980-1987). Serge Desaulniers : entre comme projectionniste en 1986, puis passe à Boucherville. Il y est encore. Michel Boulet : entre comme projectionniste en 1986, puis passe à Boucherville avant de quitter pour Concordia, d’où il vient de prendre sa retraite.”