Sommaire : été tardif
Les saisons se bousculent, s’enchevêtrent et se contredisent, l’été parait dans l’automne, l’automne dans l’été. De même ce numéro de Hors champ qui paraît l’automne moissonnent des textes, entretiens et évènements de l’hiver, de la fin du printemps et de l’été derniers. Nous y plongeons avec pour sonde un riche dialogue entre l’artiste Karel Doing et le chercheur Elio Della Noce méditant et déclinant autant de processus et de gestes expérimentaux se liant à l’apparaître matériel des images et à ce que l’écologie recèle de modèles, de praxis et de pistes d’interprétation (faire pousser, récolter, faire germer, fertiliser, cultiver, faire croître) pour penser une politique des images à l’ère de l’anthropocène. Dans une même veine d’attention à la matérialité, aux processus qui fomentent les images expérimentales et au vivant, Rachel Samson — qui s’est jointe à l’équipe de Hors champ, durant l’été, avec Annaëlle Winand — propose un retour, tel un bouquet de fleurs amassées, vers le Symposium de cinéma expérimental « Filmer, performer » qui a eu lieu au mois de juin à la Cinémathèque québécoise. En une prose où la description fait symbiose avec l’impression, l’autrice y discute de Smaradgin de Jean Letarte, co-scénarisé par Lucky Bersianik (1960), de Four Bouquets d’Emma Roufs (2023) et des œuvres vidéo de Kandis Friesen, Danya McLeod, Sabina Ratté, Tatiana Gaviola et Louise Gendron projetées dans le cadre du programme consacré au GIV. Avec ces premiers textes, les algues s’accrochent aux supports filmiques, les champignons entrent en contact avec la surface photosensible et les fougères se laissent saisir au fil du tourné-monté d’une caméra Super 8.
En réponse à l’invitation que nous lui avions tendue dans les suites de l’intense performance qu’il a livrée durant le Symposium, [Your] face like one hundred full autumn moons Blazes with [the] light [of a] thousands stars — et qui proposait donc la performance comme paradigme de cette édition —, le musicien Jean-Sébastien Truchy se penche sur la part de vulnérabilité qui incombe au performeur. Sur l’écran, les mots choisis, tantôt espacés, tantôt entassés, tantôt épelés, proposent un rythme de lecture, une musicalité traduisant un cumul d’états intérieurs, partition à la fois dépeuplée et repeuplée de voix. « Performer dans l’oubli qu’il y a toujours performance », façonne Truchy.
D’autres formes d’écologies de l’image surgissent avec trois entretiens alimentant cette fois la rubrique « Le goût de l’archive ». La conversation entre Chantal Partamian et Nabil Djedouani déplie le projet des Archives numériques du cinéma algérien, une plateforme en ligne créée par Djedouani en 2012 et que le chercheur décrit comme un lieu de conservation et de consultation de films algériens méconnus. « Étant donné que la colonisation de l’Algérie est contemporaine de l’invention du cinématographe, j’essaie de voir comment et à quel moment le cinématographe est arrivé en Algérie, comment les Algériens ont été représentés dans ce cinéma colonial, comment un pays nouvellement indépendant crée son image, son esthétique, ce qu’il raconte de son histoire », confie le chercheur à Chantal Partamian. Profitant de mon passage à Paris durant l’été, je me suis entretenue avec Marion Boulestreau, responsable de l’organisme Ciné-Archives, et Annabelle Aventurin, chargée de conversation et de diffusion du fonds Med Hondo pour le même organisme, venue présenter à Montréal le cycle La voix post-coloniale de Med Hondo à la Cinémathèque québécoise, au mois de juin dernier. Dans un premier temps, l’entretien mené avec Marion Boulestreau éclaire le mandat et l’histoire de Ciné-Archives constitué à partir des archives du Parti communiste français et expose les modes de subsistance de l’organisme. Avec Annabelle Aventurin, nous nous penchons sur la « carrière de l’œuvre » de Med Hondo, et davantage sur la construction des différentes postures professionnelles de cette programmatrice, archiviste et cinéaste.
Le 21 juin dernier, lors d’une séance articulée autour de l’idée de « Confessional cinema », programmée par Aaron Zeghers et organisée par VISIONS à la lumière collective, un texte de Clint Enns intitulé « Hitching a Ride to Heaven: The Confessional as Found Footage », paru en anglais dans la revue Found Footage (2021), a circulé. Cet essai propose des pistes historiques et théoriques réfléchissant les implications et la structure relationnelle de la confession pour ensuite les soumettre à trois études de cas : le film The Pain of Others de Penny Lane (2018) revu par Watching the Pain of Others de Chloé Galibert-Laîné (2018) ; Danny de Lewis Bennett et Aaron Zeghers (1993/2019) — projeté ce soir-là — et INSIDEOUT de Tonje Alice Madsen (2010). Parce qu’il cerne une nouvelle modalité numérique des images et du soi et qu’il met en lumière des créations poignantes et expérimentales, nous avons demandé à l’auteur et à la revue Found Footage la permission d’en établir une traduction.
L’environnement refait en quelque sorte surface dans les deux dernières contributions de ce numéro. De retour d’Italie, André Habib revient sur la mouture 2023 du festival Il Cinema Ritrovato, fondé à Bologne en 1986, dans un texte généreux placé sous la tutelle de Jean Epstein dont le film récemment retrouvé La montagne infidèle (1923) et montré durant le Festival, n’était jusque-là connu que par le biais de son texte célèbre Le cinématographe vu de l’Etna (1926). « [L]’élasticité infinie des puissances du cinéma » s’y corrèle aux facettes du volcan, à travers les mouvements de la mémoire de l’auteur qui profite de cet élan pour rendre hommage au cinéaste montréalais Étienne O’Leary (1944-2011). Enfin, j’analyse moins que je ne me laisse pensée par l’œuvre Airer de Léna Mill-Reuillard, une installation vidéo initiée à la Fondation Grantham en 2020 et montrée au DRAC à Drumondville, au cours de l’été. Il m’a semblé que l’artiste y proposait une forme d’occupation des lieux qui réensemence le rapport avec l’espace et l’environnement sous le prisme du secret et de la hantise. Et que ce détachement paradoxalement intime se mêlait à la tâche de revoir notre rapport aux images.
Votre lecture est précieuse.
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Essai
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Symposium de cinéma expérimental “Filmer, performer” (CQ)
Elio DELLA NOCE et Karel DOING, Faire pousser les images
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Rachel SAMSON, Fleurs, animation et vidéos singulières
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Jean-Sébastien TRUCHY, la (ma) performance
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Le goût de l’archive : entretiens
Chantal PARTAMIAN, Exploration des traces cinématographiques algériennes : une conversation avec Nabil Djedouani
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Maude TROTTIER, 2, place du Colonel-Fabien : la mission de Ciné-archives avec Marion Boulestreau
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Entre guêpe et chien, rendre visible : entretien avec Annabelle Aventurin
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Essai
Clint ENNS, Vers le paradis : la confession comme matériau de réemploi
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Vues
André HABIB, Il cinema ritrovato visto dell’Etna
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Maude TROTTIER, Espaces hantés : à propos d’Airer de Léna Mill-Reuillard