Exploration des traces cinématographiques algériennes : une conversation avec Nabil Djedouani

Ma première rencontre avec Nabil Djedouani s’est produite il y a une quinzaine d’années dans les couloirs de l’université Lumière à Lyon. Une connexion assez organique s’est établie entre nous, alors que nous cherchions à comprendre notre place dans l’histoire du cinéma, de la représentation et de ses politiques. Nous avons perdu contact après mon retour au Liban, mais comme le cinéma aime le hasard, ou peut-être que le hasard aime bien faire son cinéma, nous nous sommes recroisés à Marseille dans le cadre du Festival Aflam, il y a maintenant deux ans. Nabil travaillait sur son projet passionnant, les Archives numériques du cinéma algérien, ce qui m’a amenée à lui faire part de mon projet de collection de pellicules liées à la région de l’est de la Méditerranée. Après tout ce temps, il s’avérait que nos interrogations, nos désirs et nos obsessions concernant l’histoire et ses traces restaient toujours aussi présents. C’est dans cette perspective que j’ai invité Nabil à discuter du projet d’archives algériennes et à explorer les motivations personnelles et politiques derrière cette initiative.

Les Archives numériques du cinéma algérien est une plateforme alternative en ligne créée pour valoriser le patrimoine cinématographique algérien. Fondée en 2012 par le cinéaste et chercheur Nabil Djedouani, cette initiative a pris racine sur les réseaux sociaux, nommément Facebook et YouTube. Son objectif est d’explorer la cinématographie algérienne qui succède à la période coloniale, tout en interrogeant les représentations véhiculées par le cinéma colonial en Algérie. En diffusant des films, des extraits cinématographiques et des documents, les Archives numériques du cinéma algérien visent à rendre accessibles les éléments qui composent toute la diversité du cinéma algérien et qui restent malheureusement méconnus.

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Chantal Partamian : Commençons par la genèse du projet des Archives numériques du cinéma algérien : de quel manque est-il né ?

Nabil Djedouani : En 2007, je faisais des études de cinéma et, arrivé en master, il me fallait écrire un mémoire. Il était évident à mes propres yeux que j’avais envie d’écrire sur le cinéma algérien. Or, même pour faire le travail généraliste de base, comme raconter 50 ans de cinéma, très peu de ressources étaient disponibles ou à ma portée. J’étais confronté à une réelle difficulté d’accès aux films et aux documents critiques. En 2003, l’Année de l’Algérie en France avait permis de redécouvrir en salle la plupart des classiques du cinéma algérien 1 . Mais en dehors de cet évènement, il n’y avait pas d’édition DVD de ces films, seulement de très anciennes éditions VHS datant du début des années 1990, difficiles à trouver, et très peu de livres, peu d’écrits.

De fil en anguille, à côté de mon désir de faire des films (ce que j’ai pu faire après mes études), et à la suite d’une tentative d’installation un peu foireuse en Algérie, en 2012, j’ai commencé à collecter tout type de document relatif au cinéma algérien. C’était une façon de garder un lien au pays et avec toutes les personnes que j’avais rencontrées dans le milieu cinématographique. Et surtout, je spécifie que les choses n’avaient pas réellement bougé entre 2007 et 2012, si ce n’est peut-être un regain de la production, une sorte de renaissance à partir de 2009 du cinéma en Algérie. En tous les cas, il manquait cet espace de visibilité. À l’époque, YouTube était assez ouvert et n’était pas encore dominé par les algorithmes qui repèrent dès la première seconde tel morceau de musique que tu as utilisé, ou tel film que tu as mis en ligne. Il était donc très facile, dans ces années, de publier des films. C’était en novembre 2012. J’ai commencé par mettre en ligne des films trouvés ailleurs sur internet, récupérés sur des DVD, sur des VHS que je numérisais à la maison. Cela fait maintenant 10 ans que cette activité dure, avec des périodes plus intenses que d’autres. D’ailleurs, mes envies de réalisation ont finalement peu à peu disparu au profit de cette recherche d’archives et de documentation, une sorte d’exploration qui me permet de connaître un peu toute l’histoire du cinéma algérien, de la colonisation à nos jours. Étant donné que la colonisation de l’Algérie est contemporaine de l’invention du cinématographe, j’essaie de voir comment et à quel moment le cinématographe est arrivé en Algérie, comment les Algériens ont été représentés dans ce cinéma colonial, comment un pays nouvellement indépendant crée son image, son esthétique, ce qu’il raconte de son histoire… Je pense que, comme dans beaucoup de cinématographies, ou peut-être plus précisément dans celles des pays « du Sud », on a tendance à valoriser les mêmes films, soit ceux qui ont une carrière en festival, sans forcément prendre conscience de toutes les autres tentatives ou productions qui ont eu lieu : des films peut-être moins ambitieux, avec moins de moyens, mais qui racontent un réel désir de cinéma. Ce sont plus particulièrement ces films-là qui m’intéressent et auxquels j’essaie de rendre justice.

Des revues parues dans les années 1970 collectionnées par Nabil Djedouani.

Copie 16 mm de L’endormi de James Blue (1963) scrutée au compte-fils.

C. P. : Comment le cinéma algérien aborde-t-il la question des minorités ? Est-ce qu’il se concentre sur une langue ou une démographie spécifique ? Est-ce que cela limite la représentation complète de nos sociétés et la création d’une nouvelle mémoire cinématographique ?

N. D. : C’est une question très compliquée, précisément parce que, par manque d’archives, nous avons une lecture faussée des choses. Par exemple, on a longtemps dit qu’il n’y avait jamais eu de cinéma kabyle ou de film en langue kabyle, qu’il n’y a pas eu de cinéma amazigh avant les années 1990, et que le premier court-métrage amazigh date de 1991, à savoir Taggar lejnun (La Fin des Djinns), réalisé par Chérif Aggoune. Ce n’est pas le cas ! Il y a eu des films d’expression berbère kabyle dès les années 1950. Je pense qu’une réelle difficulté d’accéder aux sources entraîne une lecture biaisée de l’histoire.

C. P. : Peut-on parler d’un exercice d’homogénéisation de l’identité afin de créer plus facilement une identité nationale ?

N. D. : Effectivement, il ne faut pas nier qu’en Algérie, il y a eu ce qu’on a appelé l’arabisation. À partir de la fin des années 1960, début 1970, cette arabisation a eu tendance à uniformiser la langue, le « parler » algérien dans l’administration, mais aussi dans la culture. Et cela s’est imposé massivement en excluant énormément de gens, notamment les francophones, qui ont dû alors s’adapter. Ce contexte demande de la nuance et d’être référencé et fouillé. On entend par exemple que le premier film en chaoui est très récent (La maison jaune d’Amor Hakkar, 2007), alors que récemment, je suis tombé sur un film racontant le parcours d’un bandit dans les Aurès (Snp Messaoud Benzelmat d’Abderrezak Hellal, 1984), avec une musique chantée en langue chaoui. Pour faire une lecture honnête et avoir une compréhension réelle de l’histoire, on doit pouvoir accéder aux sources, et voilà tout le problème à mes yeux. À travers ma petite page YouTube, c’était une façon de « challenger » tout ça et de sortir des idées reçues sur cette cinématographie. Il était temps de sortir de cette vision très monolithique de l’Algérie. Il était temps de faire bouger ses lignes et de monter une Algérie toute en diversité.

C. P. : Comment est-ce que tu procèdes pour accéder aux documents d’archives dans le cadre de ta recherche ? Est-ce qu’il y a beaucoup de documents qui se trouvent dans des institutions en dehors de l’Algérie ? Est-ce que tu peux utiliser des inventaires ou des pistes pour orienter ta recherche, ou est-ce que c’est un processus plus aléatoire ?

N. D. Il faut savoir que l’Algérie n’a jamais réellement eu de laboratoires. Tous les négatifs des films sont en Europe, en Italie et à Paris. En outre, avec 130 ans de colonisation, dont 60 ans de cinéma ou d’images filmées sur l’Algérie conservées en France, dans les cinémathèques et à l’INA, il y a, de ce côté, beaucoup de matériel disponible. Parfois, des surprises se produisent : comme la découverte d’images en ex-Yougoslavie et conservées encore aujourd’hui en Serbie, issues de films tournés par des cinéastes yougoslaves qui ont filmé, à partir de 1959, la vie du Front de libération nationale (FLN). Le travail de Mila Turajlić en rend compte, par exemple. On pense souvent que le cinéma algérien est né dans le maquis, de la résistance. Cependant, tandis que ce cinéma militant existait, de nombreux artistes algériens faisaient des films à Paris et à Alger. Cette période allant de 1954 à 1962 est très ambiguë et complexe, et il reste beaucoup de films à retrouver. Ce matin encore, j’étais au téléphone avec quelqu’un qui a récupéré tout un fond de films de fiction, avec une esthétique à l’égyptienne, un peu comme dans les opérettes des années 1940.

C. P. : Comment envisages-tu la conservation et le stockage des films que tu récupères et collectes en vue de les mettre sur YouTube ? Est-ce que tu tiens compte de l’aspect matériel et des moyens nécessaires pour assurer leur conservation à long terme, étant donné qu’il n’existe pas vraiment d’institutions ou d’espaces de dépôt pour les films ?

N. D. : J’aimerais en effet créer un lieu consacré à la conservation et à la consultation de ces films. Cela nécessite évidemment des moyens importants, puis il faut rester réaliste quant à la durée de conservation des supports. Par exemple, à un certain moment, ma chaîne YouTube a été bloquée, du jour au lendemain, et j’ai failli tout perdre. Je ne suis pas aussi rigoureux qu’un archiviste professionnel quant aux « backups » et au classement mes films. Peut-être qu’avec le temps, j’aurai la possibilité de créer un lieu de conservation et de consultation ; ce que je n’ai pas les moyens de faire pour le moment. Si jamais je sollicite de l’aide, ce sera également pour financer la restauration des films. Il y aurait des cinémathèques à qui confier nos fonds, avec qui trouver et nouer des partenariats, mais j’aime aussi avoir ma propre collection de films, même si je n’ai encore rien pour regarder les pellicules que je collecte. En ce qui concerne les institutions existantes, la plupart sont situées dans le nord et limitent l’accès aux films. C’est une relation tendue, du moins de mon côté. Il faut réussir à se fédérer et créer autre chose, ce que le numérique permet, en accueillant plusieurs initiatives, en se faisant espace de partage des pratiques et de serveurs, etc. Mais pour ce qui est de l’espace matériel, je ne suis pas certain. Il est peut-être possible de créer un lieu complètement indépendant. À la base, [Henri] Langlois était le premier pirate… la Cinémathèque française n’est-elle pas née de ce désir ?

Nettoyage du film.

Numérisation d’une copie Super 8.

Examen de la pellicule au compte-fils.

Pellicule 8 mm.

L’Algérie a été colonisée pendant 130 ans et, après la proclamation de l’indépendance (1962), il fallait se reconstruire rapidement. Le travail de conservation et de valorisation du patrimoine matériel ou immatériel a alors été négligé. Malgré l’existence d’un travail actuel de sauvegarde 2 , l’intérêt pour ce patrimoine est limité. Les pays qui sont plongés dans une urgence constante ne peuvent pas faire de plans de conservation, et la gestion des questions sous-jacentes se complique notamment pour des questions d’instabilité politique et économique. En termes de conservation et de patrimoine au sens large, rien n’a été vraiment mis en place en Algérie ; ce qui est particulièrement criant dans les régions reculées des littoraux et des Aurès. En l’état, même les monuments patrimoniaux les plus estimés et mieux conservés jusqu’ici, comme la cité romaine de Timgad, sont laissés à l’abandon. Il n’y a pas suffisamment d’attention gouvernementale ni de financement à cet égard. Comment espérer que le travail de valorisation du patrimoine se rende jusqu’aux films dans ces conditions ?

C. P. : Comment est-ce que les différents acteurs, tels que le gouvernement algérien, d’autres citoyens algériens, ou d’autres artistes algériens de l’intérieur ou de l’extérieur, perçoivent ton travail ? Y a-t-il une certaine méfiance vis-à-vis de celui-ci, ou au contraire, on te fait confiance tout en s’interrogeant sur tes motivations et les raisons pour lesquelles tu fais ce que tu fais ?

N. D. : Certaines personnes croient que je ne travaille pas seul, que je suis aidé par je ne sais qui. D’autres pensent que je suis financé, alors que ce n’est pas du tout le cas. En fait, ce qui semble déranger, c’est que ce travail reste insaisissable politiquement. À travers ma démarche, j’essaie d’avoir une vision inclusive de l’Algérie en partageant des images qui racontent ce pays dans toute sa complexité. Je fais cela de façon très solitaire et indépendante, puis forcément, ça pose des questions. Aussi, on m’a longtemps reproché de ne publier qu’en langue française. J’ai donc depuis quelque temps fait en sorte que certaines de publications soient disponibles en langue arabe afin de toucher un public plus large en Algérie. Mais je dois avouer que mon travail semble globalement très apprécié, si l’on se fie au nombre de personnes qui suivent la chaîne YouTube et la page Facebook, aux interactions que les publications entraînent, et aussi au fait d’être sollicité par un nombre important de chercheurs et d’universitaires qui trouvent dans cet espace les ressources dont ils ont besoin.

C. P. En quoi les archives, la politique et les émotions sont-elles liées ? Est-ce que les émotions jouent un rôle important dans la préservation et la valorisation ?

N. D. : Sur ce chemin de recherche, je me sens accompagné par des cinéastes oubliés. Il y a notamment Mohamed Zinet, un cinéaste qui n’a pu s’exprimer qu’à travers un seul long métrage, Tahya ya Didou (1971). Lorsque j’ai découvert ce film, ça a été une sorte de révélation. En m’informant sur Zinet, j’ai découvert qu’il avait été victime du système d’exclusion en Algérie, un système dont il a été totalement exclu ; ce qui l’a poussé à l’exil. C’est une figure qui me touche, qui m’accompagne, et à laquelle il me semble important de rendre hommage. Et puis l’émotion, elle est aussi dans une sorte d’excitation et de passion pour la découverte, mais surtout dans la joie de partager les choses. Je ne garde rien pour moi. Cela peut paraître absurde, mais dès que je trouve quelque chose, j’ai un besoin de le partager et de le communiquer. Mon émotion de découverte ne peut pas se contenter d’être égoïste, elle a besoin de se propager, de circuler, d’être partagée.

Mohamed Zinet.

Aujourd’hui, de plus en plus de personnes me font confiance, voyant que j’essaie de faire les choses le plus justement possible. Certains cinéastes m’ouvrent désormais leurs archives, m’envoient des documents, et ça aussi, c’est une reconnaissance qui me touche profondément. 
Aujourd’hui, c’est mon chemin de vie, mon hikigai — un terme japonais que l’on pourrait traduire en français par « raison d’être » — et malgré des phases de grand épuisement, j’en suis très heureux. Moi qui auparavant voulais être réalisateur, je ne le vis plus aujourd’hui comme un manque ou un regret. Je pourrais passer encore 10 ans à chercher et à partager. Enfin, c’est peut-être malheureux à dire, mais à travers mes voyages en Algérie, je me rends compte que personne ne fait ce travail là-bas, aussi bien au niveau des institutions que de la société civile.
Je me dis parfois même que nous — les archivistes et les collectionneurs — sommes un peu des rêveurs, des ovnis. Nos démarches de chercheurs d’archives peuvent paraître, de l’extérieur, incongrues, dans un monde qui va très vite et qui ne prend plus le temps de se retourner. Mais j’ai envie de continuer d’être cet ovni qui partage les films et la mémoire algérienne. 
Quelque part, je pense qu’en Algérie, cette démarche peut participer à de la construction identitaire en venant combler les blancs de l’Histoire.

Cet entretien a été réalisé à distance, par Zoom, le 20 janvier 2023.

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Notes

  1. En 2003 est organisée en France une série de manifestations culturelles tout au long de l’année, dans un souci de mieux faire connaître l’Algérie en France, et de renforcer ainsi les liens entre les deux pays. Voir Estelle Nouel, « Djazaïr 2003, l’année de l’Algérie en France », rfi service pro, 13 février 2003.
  2. Par exemple, « Le ministère de la culture construit un laboratoire spécialisé : un bunker pour protéger le patrimoine audiovisuel algérien », ebourse.dz, 28 janvier 2023, https://ebourse.dz/le-ministere-de-la-culture-construit-un-laboratoire-specialise-un-bunker-pour-proteger-le-patrimoine-audiovisuel-algerien/.