2, place du Colonel-Fabien : la mission de Ciné-Archives par Marion Boulestreau

Lors de mon passage à Ciné-Archives durant l’été, Marion Boulestreau, coordonnatrice, éditrice et administratrice de l’organisme a eu l’amabilité d’improviser une présentation du mandat de cette structure. Avec son accord, nous avons transcrit son propos qui contextualise avec clarté les modes de production cinématographique employés par le Parti communiste français (PCF) dont Ciné-Archives est l’héritier de même que l’histoire de la constitution du fonds et de l’organisme. Ce court entretien complémente la discussion avec Annabelle Aventurin (chargée du fonds Med Hondo au sein de Ciné-Archives) que l’on retrouve dans ce numéro 1 . Nous remercions Marion Boulestreau pour son accueil et son temps de relecture.

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Maude Trottier : Peux-tu nous dire quelques mots sur l’histoire et le mandat de Ciné-archives ?

Marion Boulestreau : Ciné-Archives, c’est une association à but non lucratif créée en 1998 — et qui a donc 25 ans maintenant — qui a pris la suite d’un travail amorcé dans les décennies précédentes par des structures internes au Parti communiste français (PCF). Désormais, Ciné-Archives est une association indépendante du Parti communiste, mais elle a toujours le mandat de gérer les archives audiovisuelles du Parti. Dès les années 1930, le PCF a agi comme producteur de films, ce qui est vraiment une caractéristique exceptionnelle en France, puisque parmi toutes les forces politiques, le PCF a été le seul parti à prendre en charge la production de films, à y consacrer de l’argent et des moyens, et à nourrir un intérêt pour le médium cinématographique comme outil de communication politique ; ce qui explique le large fonds qui existe maintenant à Ciné-Archives.

De plus, à partir des années 1930, le PCF était, dans le domaine de la production cinématographique, disons, la locomotive d’autres organisations de gauche. Il s’est donc doté de structures de production, mais aussi de distribution de films. De ces années aux années 1970 — qui sont les quatre décennies où vraiment, le PCF a été une force politique majeure —, on voit une production très importante de films au sein des différentes structures de production et de distribution qui se succèdent, mais pas encore à proprement parler d’activités d’archivage, et ce, jusqu’aux années 1970. Parce que les gens, d’une part, étaient plus dans le « faire », et puisqu’il n’y avait pas encore tout cet intérêt patrimonial qu’on voit aujourd’hui pour cette conservation. Ce n’est qu’à partir des années 1970, au sein de la société de production du PCF d’alors, soit l’Uni/Ci/Té, qu’une personne, Claude Thiébaut, s’est dit que tous ces films tournés depuis les années 1930, il faudrait bien en faire une liste, tenter d’avoir une idée de ce qui reste. Ces films ont après tout vécu notamment les vicissitudes de la guerre. Donc, cette personne, Claude Thiébaut, a entrepris de faire un tour, à la fois de tous les locaux — le PCF avait alors plusieurs bâtiments dans Paris —, et aussi de tous les laboratoires, puisque beaucoup de films y étaient encore. C’était en effet une pratique très courante à l’époque, que de laisser les films en laboratoires. Il a alors constitué le fonds comme on le connaît aujourd’hui, en rassemblant tous les matériaux au même endroit et en déposant au CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée) tous les films nitrate, comme la majorité du fonds en était constitué. Ciné-Archives a ainsi pris le relais de tout ce qu’a fait cette personne-là.

M.T. : Et cette personne, Claude Thiébaut, que faisait-elle dans la vie ? 

M. B. : Claude Thibault était membre d’Uni/Ci/Té, une société de production du PCF pour laquelle il réalisait parfois des films. Il a dû commencer à constituer l’activité archivistique au sein d’Uni/Ci/Té vers 1975. On sait qu’il a déposé tous les nitrates au CNC en 1979. Ensuite, Uni/Ci/Té va cesser ses activités au début des années 1980. Thiébault va alors fonder sa propre société, Zoobabel, tout en continuant son travail d’archivage qui comprenait entre autres la rédaction de fiches documentaires sur les films.

À l’époque, il n’était pas encore question non plus de numériser, mais déjà, avec lui, commençaient à s’organiser des plans de restauration. Puis, il est décédé d’une maladie foudroyante en 1997. La question « quoi faire » s’est alors naturellement posée. Étant donné qu’il s’agissait du travail d’un seul homme et que tout était un peu dans sa tête, c’était compliqué de reprendre son projet. Parmi les hypothèses soulevées à l’époque, je sais qu’on a parlé de déposer le fonds dans une grande institution comme l’INA. Finalement, la peur de voir le fonds noyé parmi la multitude des fonds déposés à l’INA a mené à l’idée de créer une autre structure consacrée au fonds du PCF, de façon qu’il ait une existence propre. De là nait Ciné-archives. Il s’agissait au départ de rassembler les pièces du puzzle, de repartir à zéro, de trouver un modèle économique pour l’Association également, qui a misé sur la vente d’images, puis de se constituer comme source d’archives pour les documentaires.

L’Espace Niemeyer, siège du Parti communiste français (PCF), abrite notamment Ciné-Archives. La bâtisse a été conçue par Oscar Niemeyer en 1965 et construite progressivement de 1968 à 1980. Elle est située au 2, rue du Coloniel-Fabien, Paris (19e arr.)

M. T. : Il n’y a pas de subvention étatique pour votre type d’organisme ?

M. B.  : Très peu. Il y en a eu selon les périodes. Actuellement, c’est un moment de rétrécissement pour tout le monde. La Ville de Paris, au secteur « Mémoire du monde combattant », nous soutient depuis plusieurs années. C’est à peu près la seule subvention fixe que nous avons par les temps qui courent. Lorsque nous avons commencé nos activités de numérisation il y a une dizaine d’années, de grands plans de numérisation ont été rendus possibles grâce au CNC, au ministère de la Culture et à la Région Île-de-France. Or, on observe une réorientation des plans depuis quelques années. Il y a toujours de l’argent public, mais les orientations sont différentes, par exemple vers la réalité virtuelle. Il y a dix ou quinze ans, la conjoncture allait davantage dans le sens d’une numérisation des contenus ; ce qui tombait bien pour des structures comme la nôtre, parce qu’on avait une quantité énorme de fonds à numériser. Il y avait donc une rencontre entre leurs besoins et les nôtres.

M. T. : Il me semble aussi que l’on misait encore, il y a dix ou quinze ans, sur ce qui entoure la notion de « lieu de mémoire » (Pierre Nora) aujourd’hui plutôt absente des critères ou arguments de financement des institutions.

M. B.  : Oui, c’est possible, et je pense qu’en ce moment, l’intérêt va beaucoup vers l’innovation technologique, par rapport à l’accent mis, auparavant, sur l’importance de transférer les films nitrate sur des supports safety. Sans tomber dans l’hypothèse de comptoir, j’ai l’impression que tout ceci est perçu comme une flèche de temps qui avance : « voilà, ça [la numérisation], c’est fait. Maintenant, on passe à la suite ». Pourtant, des contenus à numériser, il y en a constamment, ça n’arrête jamais. Tout ça pour dire que les subventions, c’est vraiment sur des projets très précis, et que notre autofinancement se fait plutôt grâce aux ventes d’images, majoritairement pour la télévision, ensuite pour le cinéma, puis pour les musées. En somme, il y a de quoi payer deux salaires avec ce financement.

M. T. : Peux-tu expliquer quel est ton rôle au sein de Ciné-archives, et quelle est ta formation ?

M. B.  : J’ai d’abord fait un premier master en histoire, puis un autre à l’INA en gestion de patrimoine audiovisuel, soit un master assez généraliste portant sur la gestion d’archives du visuel. Je suis arrivée à Ciné-archives comme documentaliste tout de suite après, en 2014. Mon rôle, dans les premières années, a surtout été de décrire les collections, une partie essentielle de notre travail, puisque pour qu’une requête puisse aboutir, il faut au préalable que les films aient été indexés correctement. Tous les films numérisés sont en ligne sur notre site internet, et chacun est accompagné d’une fiche documentaire extrêmement détaillée, avec à la fois un résumé qui donne les principales clés de compréhension historique et les enjeux politiques à l’œuvre dans ce film, puis un séquençage qui décrit précisément séquence par séquence le contenu des images.

Ciné-Archives étant une petite structure, j’ai été amenée à faire beaucoup de choses en binôme avec mon collègue Maxime Grember, l’ancien responsable de l’association : en plus de nos activités habituelles de programmation, de suivi technique et de vente d’images, nous nous sommes lancés en 2016 dans l’édition DVD, et avons 5 coffrets DVD à notre actif. J’ai pris sa suite à son départ en 2022 et je m’occupe maintenant, en plus de mes activités précédentes, de la gestion administrative de l’association.

M. T. : Tu mentionnais tout à l’heure que le PCF distribuait également les films.

M. B. : Oui, les multiples sociétés créées par des communistes à l’époque, par exemple Ciné-liberté, Les Films Populaires, la CPDF (Coopérative de production et de diffusion du film), Procinex, non seulement produisaient des films, mais fournissaient un grand effort pour que les films soient distribués largement. En l’occurrence, les films étaient tournés en 35 mm, mais faisaient l’objet de tirages en copies 16 mm afin d’encourager leur circulation dans les réseaux militants et d’éducation populaire. Ainsi, plusieurs sociétés (Les Films Populaires dans les années 1930, puis la CPDF d’après-guerre) proposaient non seulement des catalogues de films à la location, mais également le matériel de projection nécessaire. Étant donné la nature politique de ces films, ils n’avaient pas, la plupart du temps, accès aux salles de cinéma classiques. Pour les voir, il fallait plutôt se rendre à des séances privées, à des séances organisées dans des salles de fêtes ou communautaires, et à travers des « sections » ou fédérations communistes. On trouve d’ailleurs des publicités de ces activités dans la presse communiste de l’époque, des années 1930 aux années 1960. Les catalogues circulaient.

Affiches publicitaires tirées de : 1- Ce soir, 13 mars 1938 ; 2 – Humanité, 2 octobre 1937 ; 3 – Humanité, 16 septembre 19373 ; 4 – Humanité, 17 septembre 1937 ; 5 – Humanité, 26 septembre 1937.

M. T. : Et pour ce qui est de la réalisation, qui s’en chargeait, principalement ? On parle de cinéastes amateurs ou professionnels, ou les deux ?

M.B.  : Il s’agissait surtout des films professionnels. Si l’on a maintenant des films amateurs à Ciné-archives, c’est surtout lié à la collecte récente. À partir des années 1960, énormément de cinéastes amateurs communistes se sont mis à tourner dans leur usine, leur quartier, leur ville, etc. Cela représente aujourd’hui une collection comportant entre 200 et 300 films amateurs, ce qui n’est pas rien ! En revanche, le fonds s’est constitué à l’origine avec des films professionnels, tournés à l’initiative du PCF. Et quand je dis PCF, c’est réducteur, car il faut voir que, dans toute cette galaxie, il y avait la CGT, le Journal L’Humanité, d’autres organisations populaires comme la FSGT (Fédération sportive et gymnique du travail), grande promotrice du sport populaire en France depuis les années 1930, et des organisations pour femmes comme l’Union des femmes françaises. Mais pour ce qui est de la réalisation, il n’y avait pas vraiment de règles, certains réalisateurs ne tournaient qu’un film. Aussi, ce qui est compliqué d’un point de vue archivistique, c’est que beaucoup de films pouvaient être tournés de façon collective et anonyme (sans générique) : par exemple, pratiquement tous les films des années 1930 ne sont pas signés. De grands noms y sont par ailleurs passés, comme Jean Renoir qui a réalisé, d’après une commande du PCF, La vie est à nous 2 (1936), et ce, dans un contexte d’élections législatives où la gauche s’était présentée de façon unie (c’est-à-dire le PCF, les socialistes et les radicaux tous ensemble). Ce film a été spécialement fait pour les élections, en trois semaines, autant dire en un temps record, par un ensemble de gens : Renoir en chef d’orchestre (bien qu’il ait beaucoup fluctué politiquement par la suite, il était à cette époque très proche du PCF) ; son assistant Jacques Becker, communiste ; Cartier-Bresson qui n’a jamais été communiste, mais qui était proche à ce moment-là de sa vie du parti. Il y a donc à la fois de grands noms, mais aussi plein d’anonymes. Ce n’est qu’à partir de l’après-guerre qu’il devient plus facile d’identifier qui fait quoi, puisqu’il y a une plus grande présence de génériques au sein des films.

La vie est à nous (Jean Renoir, 1936)

M. T. : Beaucoup de films sont également disponibles sur votre site internet. Parallèlement au modèle économique de vente d’images, vous tendez vers une politique du libre accès. Cela dit, j’imagine que tout n’est pas numérisé. Recevez-vous beaucoup de chercheurs ?

M. B.  :On a pris le parti de tout mettre en ligne. Tout n’est pas numérisé, mais tous les films numérisés sont en ligne et s’accompagnent de notices documentaires. Ces contenus sont issus des générations ayant œuvré successivement au sein d’Unicité, de Zoobabel, et puis maintenant, de Ciné-archives ; elles ont chacune participé à l’indexation du fonds. Cette accessibilité des films — avec des résumés historiques donnant les clés de lecture et les séquençages précis, mais aussi l’identité des personnes et des lieux à l’écran — fait sans doute en sorte que beaucoup de chercheurs doivent travailler librement sur les fonds. Et de fait, il n’y a pas beaucoup d’intérêt pour quelqu’un à venir sur place si ce n’est pour la documentation papier, qui commence à partir des années 1950. Pour tous les films des années 1930, cette documentation n’est pas parvenue jusqu’à nous. En revanche, si on commence effectivement à avoir de la documentation papier à partir des années 1950, ces années sont également une période de creux dans la production cinématographique du PCF qui, dans un contexte de guerre froide, est un parti d’opposition dont les films se heurtent à la censure, au point de mettre en péril les activités de production. Et même si tout le monde travaille bénévolement, ça a un coût. Bref, les années 1950 correspondent à un moment de creux. Mais disons que c’est quand même à partir de ce moment que l’on commence à trouver des traces des films dans la presse ou sur d’autres supports. Il faudra néanmoins attendre après 1968 pour retrouver ce genre de traces papier. Les gens qui effectuent des recherches sur le cinéma communiste des années 1970 auraient donc intérêt, en ce sens, à venir consulter les archives papier.

M.T. : Concernant l’évolution du mandat de Ciné-archive par rapport à ce qu’il était au départ, est-ce qu’il y a eu des changements ? Voit-on beaucoup de nouveaux fonds ? Est-ce que vous avez un peu varié votre mission ?

M. B.  : La mission n’a pas varié, au sens où le mandat, il tient quasiment en une phrase : œuvrer à la conservation et à la promotion de ce fonds. Après, c’est sûr que l’activité en elle-même évolue parce que les usages évoluent. Il y a 25 ans, l’édition DVD n’existait pas, mais il y a dix ans, on s’est mis à en faire. Enfin, ce que je veux dire, c’est que la mission est assez similaire, mais que notre activité, elle, évolue ; que tout change, et rien ne change, quoi ! En ce qui concerne l’ouverture à d’autres fonds, c’est sûr qu’en commençant à collecter des films amateurs d’abord, puis en accueillant des fonds nouveaux comme celui de Med Hondo, par exemple, ça a certainement élargi les fonds et les activités. On peut se demander de quoi les prochaines années seront faites, parce qu’effectivement, le PCF n’a aujourd’hui plus d’activités audiovisuelles à proprement parler. Comme tout le monde, ils font de la communication politique sur YouTube ou sur d’autres médias, et même si ça rentre dans nos attributions d’archiver ces contenus, on ne peut pas dire qu’ils revêtent une ambition cinématographique.

Cet entretien a eu lieu le 2 août 2023.

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Notes

  1. “Entre guête et chien, rendre visible : entretien avec Annabelle Aventurin”, https://horschamp.qc.ca/article/entre-guepe-et-chien-rendre-visible-entretien-avec-annabelle-aventurin
  2. Le film est disponible sur le site internet de Ciné-archives : https://www.cinearchives.org/films-vie-est-a-nous-la-447-16-0-1.html.