À la rencontre de l’abeille : se rendre sensible à l’expression du film
Il y a de cela deux ans maintenant, André Habib a sollicité mon aide pour la révision et la correction du contenu publié chez Hors champ. Cette implication m’a menée à la lecture de tous les textes — ou presque — écrits depuis 2019. Des textes libres, courts ou fleuves, des visions éclatées, des dialogues captivants, des réflexions riches et des approches sensibles et variées ayant tous contribué à changer, de façon concrète ou plus lointaine, ma manière de concevoir l’abord d’un film, de réaliser son analyse. Se mouler au film pour mieux parler son langage, c’est Serge Cardinal qui me l’aura en premier lieu appris 1 , m’incitant à développer une méthode d’analyse attentive à la répétition issue de la rencontre entre les différents matériaux de l’expression d’un film. Non pas la rencontre de l’image ni du son en général, mais là où apparaissent des qualités sensibles particulières et, en chaque cas, efficaces : un mouvement, une figure, un motif, un rythme, une tension, un geste 2 … L’obsession qui est la mienne et que je chéris depuis bien avant mon entrée au doctorat — alors sans trop savoir comment la nommer —, m’entraîne à musicaliser la recherche pour me rapprocher de l’état du film. Je m’inscris dans le sillon développé par Cardinal qui, guidé par la musique et la pensée adornienne 3 , a déployé un concept d’épellation mimétique : une « faculté mimétique de celui ou celle qui fait l’expérience d’un film, et plus précisément de celui ou celle dont l’expérience consiste à décrire et à analyser un film pour le projeter dans un nouveau contexte 4 ». La musicalité devient ici une méthode d’analyse du film plutôt qu’un concept, et c’est ce qui m’anime : musicaliser le film comme une manière de parler « son langage, le jouer, le mimer 5 ».
Hors champ, en tant qu’espace réflexif, poursuit et continue de nourrir à son tour et de multiples façons ma propre sensibilité pour le complexe phono-musico-visuel, de même que les postures qu’il est possible d’adopter afin de tirer du sens de ces relations.
Plusieurs auteur·trice·s ayant écrit pour Hors champ au cours des deux dernières années — et j’ai choisi cette temporalité récente, celle de mon implication à la revue, laissant aux plus initié·e·s le soin d’effectuer un remontage temporel — ont chacun·e·s à leur manière partagé leur vision d’un film plutôt que de tenter trop vite d’y apposer du sens, en dé-composant ses potentialités pour mieux les faire apparaître à travers l’expérience. Que ce soit la curiosité pour la porte et ses rôles dans Nosferatu par Maude Trottier 6 , texte initié par la récurrence remarquée des photographies de la porte du domicile de l’horrible Jeffrey Epstein dans les quotidiens, faisant suite au documentaire qui m’aura tant obsédé moi aussi ; la déclaration d’amour faite à Debbie Reynolds — juste à elle ? — par Sylvain Lavallée 7 , texte teinté de nostalgie guidé par Cavell et les sens possibles du monde, si senti qu’il m’aura touchée au point de verser une larme ; ou encore les dialogues inventés par Olivier Godin, inspirés par son amour des films de Seijun Suzuki 8 , libres, un peu étranges, énigmatiques ; tant de puissants élans d’écriture qui m’auront fascinée et tenue en haleine. Ces manières d’approcher le cinéma, qui peuvent paraître a priori aux antipodes les unes des autres — et bien d’autres marquantes lues dans Hors champ — ont ceci en commun : une teneur poétique, sensible et passionnée pour les expériences plurielles et personnelles du cinéma.
Ces lectures auront nourri mon désir d’écriture et affiné ma sensibilité pour l’audio-visuel. Elles m’auront aidé et m’aident encore à donner, j’ose le dire, sens au monde, que je perçois. Voilà l’une des grandes forces exercées par Hors champ depuis maintenant vingt-cinq ans. Lieu virtuel qui regorge d’errances cinéphiliques, de motifs à l’étude et de dialogues imaginés. De ces formes d’écritures, réflexives et parfois déroutantes qui constituent un apport réel et essentiel aux vastes études du cinéma, entre autres à travers l’approche féconde de l’étude de cas, souvent privilégiée par la revue. Hors champ — anti-revue-critique ? —, est ainsi, à mon sens, le lieu des possibles tout indiqué pour expérimenter les « relations phono-musico-visuelles 9 » du film : un « agencement machinique réclam[ant] son expérimentateur ou son écoute du milieu, une écoute mimétique 10 », où les rapports entre la musique et les images composent un processus d’investigation et de découvertes mutuelles. De surcroît, une méthode de description méticuleuse rendue à travers l’écriture. Et dont je me risquerais ici à une tentative…
Sur le cinéma d’Andrea Arnold, première approche : environnements comparés
Une caméra portée balaye un ciel bleu clair, dégagé. La lentille percée de reflets circulaires aux couleurs chaudes — du soleil qui brille de mille feux — se berce, passant d’un lampadaire à des fils électriques. La sirène d’un train à proximité retentit, masquant momentanément les chants d’oiseaux qui parvenaient jusqu’alors à mes oreilles, sans trop y porter attention. Le point d’écoute de ce paysage urbain apparaît au changement de plan : une jeune femme, filmée de près, en contre-plongée, sur fond de ciel radieux. Une jeune femme que je ne vois pas très bien au premier regard, puisque les rayons du soleil m’éblouissent. Elle se penche ; la caméra l’imite. Les mouvements de ses bras à la peau brune et tatouée font s’entrechoquer des contenants de verre. Elle se lève, la caméra l’imite encore. Toujours à ses côtés, la caméra dévoile le lieu de la scène : un conteneur à déchets non loin d’un boulevard industriel duquel la jeune femme sort une trouvaille, soupirant un oh presque sourd, fatigué. Accroupie à nouveau dans les déchets, cette dernière se lève avec, dans ses mains aux ongles couverts de vernis orange, un poulet entier encore emballé.
Le format 4 : 3, presque carré, la caméra portée et le montage rythmé de plans courts me font découvrir Star, la protagoniste, par fragments. Je parcours son corps de bas en haut, de haut en bas, de façon un peu oblique, un peu floue. Je devine sa chevelure crêpée de dreads semi-attachées, une camisole d’un blanc terne, un short jaune et des souliers de course pastel abîmés. Toujours à sa hauteur, la mise au point et le cadrage s’adaptent selon ses déplacements.
Star invite Rubin, un petit garçon posté en bordure du conteneur, à attraper le poulet qu’elle s’apprête à lui lancer. Elle lui indique comment placer ses mains. La caméra, positionnée derrière l’épaule de Star, cadre en plongée ce jeune garçon aux cheveux roux, vêtu d’un chandail rouge flamboyant et d’un short bleu royal. La volaille, à l’emballage rouge et bleu, trop lourde, lui glisse entre les mains et tombe sur l’asphalte rocailleux. Lui est trop aveuglé par la forte lumière du soleil. Il se penche pour ramasser le poulet. Après un court silence, la circulation automobile vient parasiter le dialogue de la scène. That… This was heavy, dit Rubin. À ses côtés, un sac d’expédition entrouvert contient un pain et, aux alentours de celui-ci, je remarque quelques déchets éparpillés sur le sol : un épi de maïs, un paquet de bacon. Et alors, Star demande à Rubin de déposer la volaille dans le sac.
— Star : Are you Spider-Man?
— Rubin : Yeah, I’m Spider-Man of the dumpster.
À côté de la jeune femme, dans le conteneur, se trouve également une fillette d’à peine dix ans observant la scène. Elle semble plus mature que son âge, avec ses longs cheveux blonds aux mèches roses, son maquillage brillant, sa robe à fleurs et ses bottes de cowgirl. Je l’aperçois une fraction de seconde, avant de me recentrer sur la protagoniste à l’avant-plan. Toutes deux reprennent la recherche de denrées, les déchets s’écrasant sous le poids de leurs chaussures. J’y repère quelques fraises au rouge ardent, des emballages plastiques d’un bleu reluisant. Comment un conteneur à déchet peut-il paraître si beau ? Pourtant, all this stuff is worn out, dit la fillette.
Star ramasse un emballage d’on ne sait quoi et y vérifie la date. Une sirène se fait entendre à nouveau et la circulation automobile du boulevard à proximité s’accentue encore, relayant le titre du film sur fond noir : AMERICAN HONEY, apparaît en lettrage tricolore, d’un bleu, d’un rouge et d’un blanc délavés, percés d’étoiles noires. Déjà, les environnements entrent en conflit…
Couleurs renversées de l’Amérique
American Honey (2016) d’Andrea Arnold dresse, si je puis dire, un portrait méticuleux de réalités sociales éprouvantes — pauvreté, inceste, fraude, mensonge, violence —, bien que l’espoir d’une vie meilleure et la quête de liberté en teintent toutes les images. Vives et presque trop saturées, les couleurs de ces images font écho au drapeau américain et contrastent avec le climat aride et le soleil vif du Midwest — est-ce aussi une manière d’interroger certains des types ou stéréotypes de l’américanité et du patriotisme qu’on lui associe en les accentuant par le biais de la couleur ? Chose certaine : un écart se creuse dans ce film entre l’American way of life et la pauvreté que ce même mode de vie à l’Américaine entraîne et cultive paradoxalement.
Le rouge flamboyant et le bleu vif sont les couleurs qu’arbore le petit garçon qui se prend pour Spider Man, l’un des héros américains par excellence. Yeah, I’m Spider-Man of the dumpster, dit-il dès le début, phrase à l’antithèse percutante. Le jaune est par ailleurs la couleur des shorts de Star et celle, caractéristique, du territoire du Midwest, décor par excellence du road movie, du western et, en l’occurrence, de ce film : son soleil chatoyant, ses sols arides, accueillant les motels glauques, les boulevards industriels, les banlieues pauvres et les sites de forages. Il y a détournement. Mais le jaune, c’est aussi la couleur du miel et des abeilles, en écho au titre du film. Partiellement noire, l’abeille peut renvoyer au pétrole et à la peau de Star. Ne personnifierait-elle pas toute cette richesse que représente et promet l’Amérique, tout en incarnant la possibilité d’une american honey repensée ? Une jeune femme lucide et intelligente : Star fera son chemin parmi ses collègues vendeurs de magazines, les autres « butineurs » selon l’expression de Camille Brunel 11 , en récoltant beaucoup d’argent, mais sans employer de stratagèmes malhonnêtes. Une jeune femme sensible et sincère : Star affirmera ne pas être à l’aise avec l’esprit mercantile promu par l’entreprise.
Musicalité des butineuses
American Honey se rapproche du musical, pourrais-je dire aussi. Économe de mots, l’expression passe souvent par les gestes ou est exprimée en chansons. Je pense aux jingles à répondre Say I ; Hey-o ; Got money ; Got dough ou au rap Yup ! Nop ! initiés par Krystal, patronne tentant de motiver les vendeurs, de même qu’aux chansons de style pop, trap ou country, qui évoquent un sentiment éprouvé : We Found Love de Rihanna entendu au K-Mart décrit en musique le coup de foudre dansé par les deux protagonistes, Star (Sasha Lane 12 ) et Jake (Shia LaBoeuf).
Alors que le Fade into You de Mazzy Star s’attarde à un état passionnel, la première relation sexuelle entre Star et Jake — à ce goût du miel-là 13 —, la chanson western American Honey du groupe Lady A participe à définir une identité, un type. Elle donne avant tout son titre au film : American Honey est la chérie américaine, en traduction littérale, ou la douceur américaine, sucrée comme le miel. Star transporterait ainsi en elle, telle une abeille butineuse, cette douceur nationale — en référence ironique au patriotisme américain, à l’acharnement au travail, au culte de l’enrichissement. Dans la chanson, cette douceur, c’est l’enfance cossue américaine et l’innocente beauté de cette époque, évoquées avec naïveté et nostalgie par Lady A, anciennement Lady Antebellum, groupe originaire de Nashville, le « A » référant à la période prospère de l’Histoire de cette région dépendante de l’esclavage, l’« Antebellum South ». Une enfance qui rappelle également des souvenirs heureux : courir dans les champs de fleurs à la manière d’abeilles qui butinent librement de fleur en fleur. Cette idylle, même si la réalité dépeinte dans le film en est loin, est constitutive du discours de la patronne de l’entreprise de vente de magazines et, pourrais-je dire, reine de la ruche, Krystal (Riley Keough), qui se définit comme l’une de ces american honeys, toujours en référence à la chanson qu’elle aime tant écouter. Une enfance enchanteresse : c’est ce que disent les paroles ; c’est ce que montre le vidéoclip du groupe. Une enfance que j’imagine à mille lieues de celle de Star.
Star et les autres butineurs ont des comptes à rendre, ils se font prendre un large pourcentage de leurs récoltes. Comme les abeilles rencontrées au fil du voyage, ils travaillent fort ; trop fort pour trop peu. Malgré tout, Star préfère cette nouvelle réalité à la misère et à la relation père-fille incestueuse qu’elle a laissée derrière. Elle cherche à retrouver une enfance qu’on lui a volée et après laquelle elle court. Ce sera sa quête personnelle, son rêve américain. Cette liberté qu’elle cherche est proche de l’enfance, espace de tous les possibles, ce que figure la région du Tennessee dont elle est originaire, confiera-t-elle un peu plus tard. Mais au départ, Star ne connait pas la chanson. C’est Krystal, sa patronne aguichante, jalouse et exigeante, aussi originaire de cette région, qui la lui fera connaître : So you’re a southern girl. A real American honey like me. You know that song? La lady du Sud, comme Krystal dans le film, c’est un véritable type représenté de multiples fois dans les romances et les westerns américains. C’est même un stéréotype : cette fille jolie, facétieuse, souvent raciste, charmeuse, et même un peu facile. Krystal a tout faux. Star est peut-être originaire du Sud comme elle ; pourtant, elle ne se rapproche pas de ce type. Et elle est loin d’y aspirer.
Une Amérique contrastée
Alors qu’elle est toute en couleurs grâce à la photographie attentive et accentuée de Robbie Ryan (fidèle collaborateur d’Arnold pour tous ses longs-métrages), l’Amérique présentée n’en paraît pas moins morose et anguleuse. Bondée de motels glauques, de trains routiers, de magasins grande surface et empreinte d’inégalités sociales et économiques, elle est, contrairement à la colorisation de ces images filmiques, loin d’être belle. Ces couleurs presque magiques, on pourrait croire qu’elles laissent effectivement place à l’idylle, qu’elles font ombrage aux clivages américains : clivage non seulement économique, mais aussi politique, alors que Trump est en pleine campagne présidentielle durant le tournage de ce film. Les couleurs m’inspirent malgré leur vivacité chaque fois la pauvreté injuste, soutenant les difficultés présentées : inceste, dépendance, fraude, insalubrité — c’est l’effet qu’ont eu sur moi les couleurs vives des déchets contenus dans la benne à ordures ouvrant le film. Est-ce que ce film propose l’illusion ou l’espoir ? Est-ce qu’il se montre au plus près du réel en s’y collant ou au contraire, suggère-t-il une façon de s’en déprendre ? La résilience, en tous les cas, est non seulement une tendance chez Arnold — je pense au ballon rouge qui monte au ciel devant le complexe d’habitations sociales en conclusion de Fish Tank (2009) —, mais traduit bel et bien une valeur américaine. Travailler avec acharnement, être courageux et déterminé, c’est avant tout cela, le rêve américain. Quand bien même la réalité du film, on le voit et l’entend bien, s’éloignerait de la représentation idéalisée, j’ai l’impression que le sens se cache dans les nuances de ces contrastes. Cette poursuite du rêve, qui est infinie et ne repose pas uniquement sur soi, me fait découvrir le cinéma d’Arnold : elle concerne le rapport de soi à des environnements, à des circonstances, à des rencontres. Il pourrait s’agir d’une manière de se positionner face à ce monde. À la toute fin, Star adoptera un positionnement différent. Près d’une étendue d’eau, elle observera à distance la fête autour du feu de camp…
Comme s’affairent les abeilles à produire le miel, une richesse comparable au capital, Star tente d’épouser ce que l’Amérique attend d’elle : trouver l’homme de ses rêves et s’enrichir à partir de rien du tout. Bien vite, elle trouvera sa manière à elle, loin des stratagèmes frauduleux de ses compatriotes, pour produire le miel essentiel à sa survie. L’entreprise gérée par Krystal, si je peux l’appeler ainsi, sorte de microcosme de l’Amérique s’affiliant à l’économie, une ruche composée de vendeurs de magazines que la patronne entraîne avec elle dans cette aventure en leur promettant beaucoup d’argent. Mais ce n’est pas ce qui attirera Star et la motivera à se joindre au groupe. Ce sera plutôt son attirance pour Jake. Contrairement aux american honeys, Star n’épouse pas l’image projetée par Krystal arborant le drapeau américain sur son maillot, de même que la richesse ou la douceur du miel, l’hypothèse posée par Brunel. Si Star se rapproche d’un symbole, c’est de celui de l’abeille qui tente de survivre comme elle peut, condamnée à produire du miel dans une ruche-Amérique empreinte d’injustices. Du reste, elle libère, au rythme du porte-à-porte et de la musique trap, les insectes pris au piège dans des liquides, cloitrés à l’intérieur de véhicules, coincés derrière des fenêtres, et reste stoïque devant un face-à-face avec un ours. Dans son parcours du Midwest à bord d’une camionnette blanche, ainsi, elle subsiste.
L’étincelle
Le rêve américain va jusqu’à donner son nom à Star qui souhaite briller et laisser sa marque, telles les étoiles du drapeau américain, celles perçant le ciel ou encore, celles qu’elle colle sur son carnet de ventes. Ses vêtements, toujours aux tons clairs, réfléchissent la lumière vive du soleil, font d’elle une étincelle. Libérant les abeilles, Star tente comme elles de prendre son envol. Sa quête se confirme par un rite de passage, une fin symbolique et équivoque : Star montre le chemin vers l’eau à une petite tortue déposée dans ses mains par Jake, celui qui lui aura fait découvrir l’amour et montré les rudiments de la ruche détournée, soit comment vendre des magazines de porte en porte, et à n’importe quel prix. Voilà sa transformation finale, autant littérale que symbolique, je peux maintenant me risquer à le dire : avec cette tortue dans les mains, elle s’élance vers la rivière, seule, sans mot. À l’écart du groupe dansant autour d’un feu de camp, elle dépose la tortue sur le sable en bordure du lac et la suit, avant de s’immerger complètement jusqu’à disparaître. Elle y demeure quelques secondes, puis, sortant de tout son long, elle prend une grande respiration. Ça y est, Star aura enfin trouvé le chemin vers la rédemption.
Comment environner la ruche ?
La ruche, que j’entrevois comme l’espace poétique audio-visuel que constitue ce film, à travers ses qualités sensibles, dresse une portait de la réalité de Star et métaphorisé de l’Amérique capitaliste, en demeurant toujours proche du réel, de par l’interconnexion avec la faune et la flore. Une mise en scène de la ruche comme le reflet du désir, des émotions et des états d’âme d’une jeune femme noire qui tente d’épouser l’Amérique de ses rêves sans vraiment réussir à l’atteindre, ne pouvant jamais véritablement profiter de son miel. À travers des gestes s’articulant mieux que les mots eux-mêmes, elle réussira finalement, non sans embuche, à prendre une place, un peu à l’écart, dans cet espace en tension du film qu’il me reste à définir, soit, un environnement pluriel rendu sauvage, me semble-t-il, bien moins par la nature en elle-même que par l’humain.
Le cinéma d’Andrea Arnold, de ses premiers courts à son plus récent long-métrage, semble témoigner, c’est l’hypothèse que j’émets ici de façon bien humble et que je me propose de prolonger ultérieurement, d’une poétique audio-visuelle des environnements. Une poétique singulière au plus près du réel et de ses nombreux enjeux sociaux, de la sensibilité des romantiques pour le paysage, du naturel et de l’animal en symbiose avec l’humain, du vécu féminin, de ses puissances et d’un lyrisme audio-visuel. Cette poétique prend forme dans la construction d’environnements optiques et sonores où se côtoient dans le montage les couleurs et les rythmes, les paroles et les gestes, le réel et l’imaginaire des personnages. Dans l’American Honey d’Arnold, Star et les autres environnent la ruche et sa lumière chatoyante. Cette ruche-Amérique aux vifs contrastes de couleurs et aux teintes primaires et prégnantes se dessine par l’entremise des mouvements d’une caméra ballante qui bourdonne ou presque, par les mises au point vagues et les cadrages souvent morcelés — est-ce l’abeille qui filme ? Toujours près de Star, la caméra se promène derrière, devant, en haut ou en bas d’elle. Ses environnements sont musicalisés et chantés, rythmés à travers ce parcours du Midwest des États-Unis. Ses environnements gestuels parlent davantage que les mots. Ses environnements naturels, sociaux et mentaux s’entrecroisent : ainsi pourraient-ils constituer le monde de Star, son monde possible à elle ?
Notes
- Serge Cardinal, Profondeurs de l’écoute et espaces du son, Strasbourg, Presses de l’Université de Strasbourg, 2018, p. 10. ↩
- Ibid, p. 186. ↩
- Theodor W. Adorno, Quasi una fantasia. Écrits musicaux II, trad. Jean-Louis Leleu, Paris, Gallimard, 1982, p. 5. ↩
- Cardinal, 2018, p. 9. ↩
- Ibid, p. 10. ↩
- Pour consulter le texte de Maude Trottier, « Récits de porte », mai / juin 2020 : https://horschamp.qc.ca/article/rcits-de-porte. ↩
- Pour consulter le texte de Sylvain Lavallée, « L’amour au temps du cinéma », novembre / décembre 2019 : https://horschamp.qc.ca/article/lamour-au-temps-du-cinma ↩
- Pour consulter la série de textes d’Olivier Godin : « Histoires de couteaux », mars-avril 2019, https://horschamp.qc.ca/article/histoires-de-couteaux ; « Éducation spécialisée I, II, II », novembre-décembre 2019 : https://horschamp.qc.ca/article/ducation-spcialise ; https://horschamp.qc.ca/article/ducation-spcialise-23 ; https://horschamp.qc.ca/article/ducation-spcialise-33 ; « Rejoindre la majorité », janvier-février 2021, https://horschamp.qc.ca/article/rejoindre-la-majorit ↩
- Cardinal, 2018, p. 185. Pour une définition exhaustive de la « posture phono-musico-visuelle », consulter le chapitre vi, intitulé « Où est la musique du film ? Pour une écoute mimétique au cinéma », en particulier les pages 184-190. ↩
- Ibid. ↩
- Je me suis inspirée librement d’un texte de Camille Brunel qui emploie le mot « butineurs » parlant d’American Honey : « Si ce n’est donc pas sur une abeille que s’achève le film, le périple des personnages d’American Honey rappelle bien celui de ces ruches colportées en semi-remorque à travers les USA pour polliniser les champs d’amandiers, avant d’être dépouillées de leur production et emmenées ailleurs. Le miel, c’est le sucre, la douceur de ces filles surnommées « american honey » ; c’est aussi le labeur dont on ne profite jamais. Ne seraient-elles pas aussi, ces filles, le miel américain fabriqué par la terre, mais qu’un destin cupide écrase, gaspille, et dérobe au pays ». Cette analyse et la métaphore accrocheuse, mais un peu vague sur laquelle elle tient – Star est l’abeille ou le miel ? –, ouvrent à un problème qui la dépasse et auquel je tente ici de répondre. Camille Brunel, « American Honey. La chienne et les abeilles », dans Le cinéma des animaux, Paris, UV Éditions, 2018, p. 223. ↩
- Sasha Lane a été approchée par Andrea Arnold durant le Spring Break sur une plage de la Floride. La cinéaste lui aurait simplement demandé si elle était intéressée à auditionner pour le rôle de Star. Sacha Lane n’a, à l’époque, aucune expérience de jeu. ↩
- Le titre du film, American Honey, rappelle celui d’une pièce de théâtre anglaise de la fin des années 1950, reconnue pour son audace dans l’abord de deux sujets délicats pour la société britannique d’après-guerre : l’homosexualité et les relations interraciales — un thème particulièrement exploité dans le film d’Arnold. Taste of Honey (1958), histoire d’amour écrite par la dramaturge et scénariste britannique Shelagh Delaney, devient rapidement une pièce emblématique de la tendance artistique du réalisme social au théâtre ayant une proximité avec le réel au féminin de l’époque et sa quotidienneté : le kitchen sink realism. L’on ne peut nier la filiation d’Andrea Arnold avec ces thématiques et cette tendance, de laquelle elle prend, c’est mon intuition, plusieurs traits. Sans oublier la métaphore amoureuse à laquelle réfère cette pièce intitulée Le goût du miel. Jake, dans American Honey, y goutera aussi, incapable de contrôler son désir pour Star, désir réciproque, mais interdit par Krystal qui peut pourtant s’adonner à ce qu’elle veut avec quiconque du groupe. Le parcours initiatique et amoureux de Star porte le film au-delà de son rapport à la terre et au dur labeur, au-delà de son américanité — il s’agit tout de même de la vision d’une Britannique sur l’Amérique. Au sujet du kitchen sink realism, voir Ian Chilvers et John Glaves-Smith, A Dictionary of Modern and Contemporary Art,Londres, Oxford University Press, 2009, p. 259. La pièce féministe Taste of Honey (1958) a par ailleurs été adaptée en scénario pour le cinéma par son autrice. Ce film au titre homonyme (1961) fut réalisé par Tony Richardson, reconnu comme l’un des cinéastes les plus influents du free cinema britannique, une tendance précurseure du réalisme social au cinéma – auquel on tend à associer la filmographie d’Andrea Arnold. J’ajouterais que Jeanne Dielman… (1975) de Chantal Akerman illustre également à merveille ce type de réalisme au cinéma. ↩