L’amour au temps du cinéma

«The lighted windows dim
Are fading slowly
The fire that was so trim
Now quivers lowly
Go to the dreamless bed
Where grief reposes;
Thy book of toil is read
The long day closes.»
- The Long Day Closes, Arthur Sullivan

The Long Day Closes (Terence Davies, 1992)

Rappelons-nous cette salle de cinéma enfumée, survolée à vol d’oiseau en suivant le trajet de la lumière d’un projecteur ; rappelons-nous, flottant au-dessus de la foule, la voix de Debbie Reynolds, sa douce mélancolie alors qu’elle souhaiterait savoir si l’homme qu’elle aime connaît le contenu de ses rêves. Avant d’entrer dans cette salle, nous étions dans la rue avec un enfant, tendant les mains devant lui pour attraper une tige de métal, inventant une bascule là où il y avait un escalier ; ensuite, nous quittons le cinéma pour nous retrouver dans les allées d’une église, toujours accompagnés par la voix de Debbie Reynolds, le même mouvement nous entraînant d’un espace à l’autre. D’un côté, l’imagination, le quotidien transformé ; de l’autre, la communauté, les spectateurs partageant le même espoir en un autre monde qui les unit, un autre monde qui est aussi le nôtre, du moment, justement, qu’il est partagé, qu’il nous habite ; entre les deux, le cinéma.

« My heart beats so joyfully », chante Debbie Reynolds – mon cœur aussi, en évoquant ce souvenir qui ne m’appartient pas –, tellement fort qu’elle aimerait croire que son amoureux l’entend, « You’d think he could hear », poursuit-elle en hésitant sur les mots, formulés comme un souhait, une tristesse infinie s’emparant alors de sa voix. Si nous pouvions la voir, nous découvririons qu’elle est seule, assise à sa fenêtre, et qu’au moment où elle avoue son amour, « Tammy’s in love », son regard quitte l’horizon auquel elle rêvait pour venir se poser sur le cadre de la fenêtre qui la retient dans l’intimité de sa chambre. Nous verrions aussi que l’espoir revient aussitôt, que son visage se relève pour s’élancer en direction de cet ailleurs, à l’horizon, qui n’existe que dans son regard. Nous verrions qu’elle chante son amour solitaire en nous invitant à inventer l’avenir avec elle, à garder foi en la promesse contenue en ce que sa voix et ses yeux projettent au loin, au-delà de cette fenêtre qui la tient en retrait du monde qu’elle désire, mais qui en même temps, par sa transparence, lui permet de contempler la richesse des possibles qui se terrent en son sein. « Wish I knew if he knew; What I’m dreaming of », le cinéma répond au vœu de Debbie Reynolds, ou plutôt celle-ci devient le cinéma en projetant nos rêves à travers les siens, ces rêves auxquels nous n’avions pas encore rêvés, et que nous reconnaissons pourtant immédiatement comme étant les nôtres. Si son amoureux ne les connait pas encore, nous, nous connaissons les rêves de Debbie Reynolds.

Nous connaissons aussi ceux de Terence Davies, à qui ce souvenir appartient, mais qui en le partageant sous cette forme, dans The Long Day Closes (1992), fait de son souvenir le nôtre. Tout comme il marie les espaces de son enfance (la rue familiale, la salle de cinéma, l’église, l’école) au chant de Debbie Reynolds dans Tammy and the Bachelor (Joseph Pevney, 1957), les images de son film vivent en moi comme si je les avais vécues, elles m’accompagnent comme un fantôme qui surplombe ma vie de cinéphile. La séquence est sublime, elle nous dit tout de l’art et de la place qu’il occupe dans nos vies, par cette simple superposition de la trame sonore d’un film sur les lieux qui constituent notre quotidien ; nul besoin de voir les images de Tammy and the Bachelor, il faut en évoquer le souvenir, par le son, pour qu’à travers lui les souvenirs d’enfance, à l’image, en soient teintés. « Memories of movies are strand over strand with memories of my life » 1 , comme l’écrit Stanley Cavell en ouverture de The World Viewed (un « metaphysical memoir » 2 , a-t-il l’impression d’écrire, une expression qui correspond tout aussi bien au film de Davies), des fils distincts s’entremêlent, comme l’image et le son résonnent en harmonie pour créer une expérience où il serait vain d’essayer d’isoler l’un ou l’autre.

The Long Day Closes (Terence Davies, 1992)

Comment décrire la rencontre entre la fanfare de la Fox et un mur de briques mouillé d’une rue de Liverpool à la faveur de la nuit ? La facilité serait d’en parler en termes de contrastes, entre, par exemple, la promesse musicale d’un monde merveilleux à découvrir et la familiarité, à l’image, d’un monde à l’horizon bloqué, entre l’émerveillement et le morne — entre le cinéma et le réel, pourrions-nous avoir envie de dire. Mais ce mur de briques ne devient-il pas aussi, à cet instant, un écran sur lequel projeter nos rêves, et ce monde merveilleux du cinéma n’est-il pas constitué à partir de ce monde familier que l’on dit morne, et devant cette image, ne sommes-nous pas déjà au cinéma, où les murs de briques ne sont jamais que des simples murs de briques (sauf dans les mauvais films) ? L’opposition, s’il y en a une, ne saurait être de cet ordre, et je rappellerais plutôt, avec Cavell, que « It is a poor idea of fantasy which takes it to be a world apart from reality, a world clearly showing its unreality. Fantasy is precisely what reality can be confused with. It is through fantasy that our conviction of the worth of reality is established; to forgo our fantasies would be to forgo our touch with the world » 3 .

Peut-être alors qu’il faudrait entendre les cuivres de la Fox qui ouvrent The Long Day Closes comme une invitation à retrouver nos fantaisies dans cet espace que la caméra explore : il ne s’agit pas d’un contraste ou d’une confusion (entre le cinéma et la réalité, ou le rêve et le réel, etc.), Davies nous donne à voir le monde à travers les fantaisies qui l’habitent et lui donnent sa valeur. Cette ruelle, telle qu’elle existe à Liverpool, est peut-être sans intérêt pour moi, mais en attirant mon attention vers elle, Davies lui accorde une valeur, il nous montre moins une ruelle que son regard sur celle-ci, il nous montre cette ruelle telle qu’elle est à ses yeux ; pour le cinéaste, renoncer à ses fantaisies, pour voir la ruelle « telle qu’elle est », dans sa plate nudité matérielle, ce serait renoncer à son lien au monde. Pourquoi Davies se souvient de cette ruelle, pourquoi est-elle accompagnée, après la fanfare de la Fox, par la voix de Nat King Cole ? La réponse sans doute est dans la question : il s’en souvient précisément parce qu’elle trouve écho dans cette chanson, et ce qu’il ressuscite, par le cinéma, ce n’est ni son amour pour Stardust, ni sa nostalgie pour une ruelle pluvieuse de son enfance, mais plutôt ce qui lie l’un à l’autre. « You wander down the lane and far away / Leaving me a song that will not die / Love is now the stardust of yesterday / The music of the years gone by », chante Nat King Cole : le cinéma aussi, pour Davies, est de la poussière d’étoile témoignant de ce que nous avons déjà été, les restes encore lumineux d’un éclat perdu, survivant dans la musicalité d’un montage et de mouvements de caméra en mode sustento.

L’occasion est bonne — comme si j’avais besoin d’en chercher une — pour revenir à André Bazin, et cette phrase, dans « Ontologie de l’image photographique », à laquelle Davies pensait sûrement — et si non, il faudrait la porter à son attention, il ne pourrait alors que confirmer qu’il y pensait sans le savoir — lorsqu’il pointe sa caméra sur cette ruelle mouillée dans son film sur l’enfance : « Ce reflet dans le trottoir mouillé, ce geste d’un enfant, il ne dépendait pas de moi de les distinguer dans le tissu du monde extérieur, seule l’impassibilité de l’objectif, en dépouillant l’objet des habitudes et des préjugés, de toute la crasse spirituelle dont l’enrobait ma perception, pouvait le rendre vierge à mon attention, et partant à mon amour. ». Il semblerait que c’est dans ce dernier mot que se tient la clé : en nous montrant le monde à travers ses fantaisies, Davies témoigne de son amour, et nous permet de l’aimer à notre tour pour l’intégrer à la trame de nos souvenirs. Ou peut-être le cinéma, à son meilleur, ressemble à l’expérience de l’amour, quand les sentiments que nous éprouvons pour l’autre, comme exaltés par notre corps emballé par l’intensité de l’émotion, quand cette vie intérieure résonne en l’autre sans qu’un mot ne soit échangé, quand nous avons l’impression que notre corps qui nous apparaissait comme un écran devient enfin projecteur — sans doute est-ce là le miracle de l’amour, et la promesse du cinéma, une communion silencieuse autour d’une fantaisie à la fois personnelle et partagée.

Top Hat (Mark Sandrich, 1935)

Par hasard, en écrivant ceci je revois des films de Fred et Ginger, et je ne peux m’empêcher d’y voir la même idée, le monde transformé par l’amour — l’amour comme une danse joue à joue, dans Top Hat (Mark Sandrich, 1935), l’harmonie parfaite entre deux corps conjugués sur le même élan, le même mouvement, chacun se laissant guider par l’autre avec une confiance, une foi, qui les portent vers une grâce qu’ils ne peuvent pas atteindre seuls, le bonheur extatique de deux corps uniques résonnant pourtant à l’unisson. Ou dans The Gay Divorcee (Mark Sandrich, 1934), cette danse sur Night and Day de Cole Porter : Fred commence par guider Ginger dans la danse, mais assez vite elle l’entraîne à son tour, demeurant fidèle à son mouvement dans lequel elle se reconnait, qu’elle peut ensuite amplifier. Puis, quand ils sont familiers l’un avec l’autre, ils se séparent pour danser côte à côte, suivant le même rythme chacun à leur façon, lui avec ses pieds agiles, elle faisant flotter ses bras avec majesté. Ils se connaissent déjà assez bien — ou plutôt, ils découvrent alors qu’ils se connaissent depuis toujours — pour poursuivre leur danse sans avoir à guider l’autre par la main, ils conservent leur singularité tout en bougeant de pair (leur cœur bat au même rythme, comme on dit). Ils dialoguent par le mouvement, et, comme étourdis par cette ivresse de rencontrer celui/celle avec qui l’on partage tout sans avoir à échanger un mot, elle fait mine de partir, lui fait mine de tituber, mais, chaque fois, ils reviennent dans les bras l’un de l’autre, jusqu’à ce que la musique s’achève, et qu’elle le regarde, épuisée, abasourdie par le choc d’un amour inattendu. Nous nous sentons alors comme elle, étourdis par cette danse qui rétablit notre lien au monde en le ré-enchantant grâce à cette fantaisie amoureuse.

The Bridges of Madison County (Clint Eastwood, 1995)

Mais là où chez Fred et Ginger, ou à travers le regard de Debbie Reynolds, le monde se transforme sous nos yeux et nous émerveille (parce que le cinéma, par leur danse et leur chant, recharge le monde de possibles auxquels nous restions auparavant aveugles), chez Davies, il ne reste que la musique des années passées, les dernières traces d’un émerveillement d’un autre temps. Comme chez Clint Eastwood, à bien y penser, dans son chef-d’œuvre The Bridges of Madison County (1995), avec ce pont couvert que Francesca retourne visiter chaque année, faisant glisser sa main à sa surface, retrouvant, quelque part enfoui dans le bois, la mémoire de son amour qui dura quatre jours et une éternité; le cinéma tire de ces objets inertes leurs souvenirs désintéressés pour en faire œuvre d’art. Et, chez Davies comme chez Eastwood, il ne s’agit pas de retenir un souvenir pour le faire vivre à nouveau, mais de le regarder passer en sachant bien que tout est déjà perdu, et qu’en même temps, dans le fait même de se souvenir, de réanimer provisoirement le monde, les objets et les êtres qui ont compté, qui constituent qui nous sommes, à travers la douleur de la perte, une relation nouvelle à ce qui est perdu peut naître — une autre sorte d’émerveillement en émerge, plus douloureux, mais non moins précieux. Debbie Reynolds a donné le monde à Davies, et sans doute parce qu’il croyait l’avoir perdu, le cinéaste réfléchit à cette perte par son art, pour retrouver autrement ses fantaisies et restaurer son lien au monde, en nous permettant de nous reconnaître dans sa démarche (qui est aussi celle de Cavell, lui qui écrit The World Viewed afin de comprendre pourquoi il a perdu sa « relation naturelle » 4 au cinéma).

Le monde, toujours perdu, doit être ré-enchanté encore et encore, redécouvert, par cet amour qui nous le lègue en partage, qui nous donne une vision d’un monde à habiter. Le cinéma, s’il ne peut rien sauver, rien réanimer, tout juste peut-il projeter quelques ombres éphémères sur la toile de nos esprits, il peut, au moins, nous rappeler qu’un mourning mène aussi au morning (pour reprendre un jeu de mots travaillé par Cavell à la suite d’Henri David Thoreau 5 ). « Some of those stars are dead », remarque Davies enfant à la fin de The Long Day Closes, sa silhouette se découpant face au ciel comme s’il était devant un écran de cinéma, projetant un soleil couchant apparaissant puis disparaissant à travers un défilé de nuages qui s’étiolent, jusqu’à ce que tout disparaisse dans la pénombre, au son du chant funèbre de la chanson-titre : au moment du repos, il ne reste que la lumière de ces étoiles mortes, les souvenirs persistants d’un autre temps, d’un autre monde, éclairant la noirceur du présent pour nous mener jusqu’au prochain soleil. D’une profonde mélancolie, le film de Davies fait le deuil de nos rêves d’enfants, ceux que le cinéma nous a inspirés, pour rappeler que mêmes morts, ils vivent encore en nous, maintiennent notre foi en ce monde-ci — en attendant, du moins, d’aller rejoindre ce lit sans rêves où la douleur repose, et que la longue journée s’achève.

The Long Day Closes (Terence Davies, 1992)

Notes

  1. Stanley Cavell. The World Viewed: Reflections of the Ontology of Film. Édition augmentée. Cambridge, Londres : Harvard University Press. 1979, p. XIX.
  2. Idem.
  3. Cavell, The World Viewed, p. 85.
  4. « What broke my natural relation to movies? What was that relation, that its loss seemed to demand repairing, or commemorating, by taking thought? ». Dans Cavell, The World Viewed, 1979, p. XIX.
  5. Un « scandalous pun on (mo(u)rning, the transfiguration of mourning as grief into morning as dawning and ecstasy » écrit-il. Dans Cavell, Contesting Tears. The Hollywood Melodrama of the Unknown Woman. Chicago : University of Chicago Press. p. 212.