Éducation spécialisée (2/3)
Partie 2.
À propos de Les seins bleus (1958); L’âge de la nudité (1959); On devient tous fous (1960); Le gang rue dans les brancards (1960); La Police montée de Tokyo (1961); Le vent de la jeunesse franchit le col (1961); Le Yakuza teenager (1962); L’incorrigible (1963); Né sous une mauvaise étoile (1965); Éloge de la Violence (1966).
L’incorrigible est le 29e film de Suzuki. Kimura, dans son bouquin cité ailleurs, prétend qu’il faudrait écrire sur lui comme s’il s’agissait du premier. Mais avant d’écrire sur ce qu’est, au-delà d’une admirable tentative de briser des masses de chevilles, L’incorrigible, Kenzo Asada nous renvoie à nos devoirs et à cette grâce suzukienne qui trouvait merveilleusement et enfin sa forme dans On devient tous fous, film qu’il produit en 1960, l’année où Oshima réalise Contes cruels de la jeunesse. Suivant une mode solidifiée par le coup de circuit d’Oshima, les insolents prennent tout à coup d’assaut les écrans japonais.
J’ai évoqué, dans un précédent article, les rapports problématiques qu’entretenait Suzuki avec le patron de la Nikkatsu, le bedonnant Hori, amateur de confitures et de galettes de riz. Kenzo Asada, pour qui les chevilles sont des saintes, nous dit qu’il est responsable de l’apaisement des tensions entre les deux et du soudain changement de direction que prend la carrière de Suzuki. Producteur et complice de ce dernier, Kenzo Asada, qui respirait bruyamment et que par le nez, qui pêchait l’anguille la fin de semaine et dont une tante vivait au Canada, sur le tournage de L’âge de la nudité, milite auprès de Hori afin que Suzuki soit placé aux commandes de On devient tous fous.
Asada, c’est connu et documenté, possédait un esprit théâtral, et il aurait, c’était en juin 1959, livré à Hori le monologue le plus inspiré de l’histoire des plateaux de tournage japonais. Encore plus inspiré, dit-on, que Kurosawa, qui supplia avec une véhémence historique les décideurs de la Toho afin qu’un renfort de machines vienne inventer la pluie, la boue et la tempête pour donner à la finale des Sept samurais un grand air de fin du monde. Et encore plus poétique que le vibrant plaidoyer pour la couleur rouge de Kazuo Miyagawa, légendaire directeur de la photographie, qui fut prononcé lors du tournage des Herbes flottantes de Ozu et que je ne peux m’empêcher de reproduire ici, pour vous.
— Devant le cercle du drapeau japonais, de dire Kazuo Miyagawa à ses assistants, il serait facile de ne voir que ce rouge rarement innocent et de prétendre qu’il n’y a que le rouge de l’enfance qui le serait. Avancez vers moi une armée de regards caustiques que je ne reculerai pas. La couleur a aussi un âge, je le veux bien, mais le rouge de Ozu est important, parce qu’il est celui de la petite histoire, celui des virgules et des apostrophes. Nous avons éloquemment parlé du rouge dont le père est le couteau. Mais nous n’avons pas assez parlé de celui dont la parenté est celle des peignes et des théières, des casseroles et des cordes à linge. Ce rouge, son arbre généalogique respire la santé et il a aussi sa place, ce rouge vertueux, dans la grande histoire.
Pour la petite histoire justement, Asada raconte que le scénario de L’âge de la nudité était tellement sage et inoffensif que Suzuki, dans l’espoir de ne pas associer son nom à une œuvre aussi fade que l’était pour lui Les seins bleus, réalisé l’année précédente, s’invente une diarrhée explosive et multiplie les urgences afin d’aller s’isoler dans les toilettes pour en réécrire le scénario.
— Les seins bleus, c’est un drôle de titre, de mentionner Paul Morin, notre ami au carnet.
— C’est pourtant, de répondre Suzuki, un film qui ne l’est pas du tout, drôle, je veux dire.
— Est-ce que ce film met en scène une femme qui a une poitrine toute bleue ?
— Non, dis-je, hélas.
— L’exotique promesse de son titre n’est donc jamais réalisée ? de renchérir Paul Morin, gêné, les mains enfoncées dans les poches trouées de son pyjama.
— Jamais, sinon secrètement, de dire Suzuki, le bleu japonais y est le représentant de la pureté. Le cœur est dans la poitrine de la femme et ce cœur est pur comme l’était la neige avant la découverte de la gadoue et de ce qu’on appelle, dans le pays civilisé et industriel qui est le vôtre, la marde blanche.
Dans Les seins bleus, si on y retrouve la thématique du viol et surtout l’insolence qui y est une grande séductrice, c’est en fin de compte pour que tout ça pointe vers les enseignes de la rédemption, lumière vertueuse derrière laquelle la femme, qui représente l’amour et l’ordre, va convertir la délinquance. Dans le processus de conversion, la femme administre la gifle, mais seulement afin que celle-ci s’informe de l’espoir en obéissant à des lois instinctives et en s’inscrivant dans les opérations joyeuses de la coïncidence. Les rigueurs de la gifle sont donc malléables, mais au service de la morale, comme le savoir de la neige à qui, par le registre du poétique, on peut faire dire à peu près n’importe quoi. Coruscante, la neige, elle chante Joyeux Noël et dans Les seins bleus, en dépit de la neige, vous verrez l’adolescent que l’amour réformera s’installer dans une romance qui ne laisse pas la gifle en repos, mais par laquelle, il trouve le sens ultime de sa vie. Bref, le film est timide et ordinaire, même pour Hori. Suzuki en est assez déçu et sa déception nous catapulte vers L’âge de la nudité, réalisé l’année suivante, en 1959.
— Et ce monologue ? de questionner Paul Morin.
— J’y suis.
Un jour, le président Hori débarque sur le plateau afin d’enquêter sur des retards de production qui seraient, selon les notes acheminées au bureau de la Nikkatsu tous les soirs par l’assistante de production, une certaine Kasumi Okusu, « les conséquences d’une diarrhée explosive ». Venu sur place se renseigner sur ce qu’il espérait n’être qu’une vilaine métaphore, Hori est vite rencontré par Kenzo Asada !
— Où est Suzuki ? de lui demander Hori. Le tournage a pris un retard inexcusable ! Ce Suzuki ne réalisera plus un seul film !
— Mon président, il faut lui laisser une autre chance !
— Je ne fais que lui laisser des chances, cette fois, ça suffit !
— Mon président, si vous ne trouvez pas Suzuki sur ce plateau, c’est qu’il s’en est retiré pour réécrire le scénario !
— Le réécrire ?
— Suzuki n’est pas dupe. C’est un artiste et les scénarios que vous lui refilez sont très moyens, inoffensifs et moyens. Vous aurez la justesse de convenir qu’ils le sont ?
— Des scénarios moyens, inoffensifs et moyens ! Mais c’est ce que les gens veulent !
— Hélas, les gens de vision, comme Suzuki, ne voient dans ces scénarios moyens et inoffensifs que de la marmelade indigeste, un tissu gluant aussi inspirant qu’un trottoir, et dans notre société pourrie, comme dans un cartable de chiffres, beaucoup s’y perdent, encore davantage y sont prudents et d’autres, plus rares, c’est le cas de Suzuki, y trouvent les chemins d’un épanouissement presque miraculeux, miraculeux comme de la neige dans le feu. Cependant, il faut pour cela, leur accorder du temps ! Car je vous parle, mon président, des temps présents et de l’énergie de la jeunesse qui impose à Suzuki un sens tout neuf des responsabilités…
— Mais où est Suzuki ? de hurler Hori.
— Le scénario de L’âge de la nudité s’adresse au présent. Suzuki est donc en train de remplir son devoir envers notre réel, il prend ses responsabilités, car le réel, sa matrice est aussi exigeante que celle, délicate et triomphante, de la cheville que Suzuki aime confondre de mouvements brusques et peu amicaux ! Pensez au basket-ball, ce sport des Amériques qui n’entretient aucune amitié avec la cheville, un sport dérisoire, me direz-vous, mais un sport grâce auquel les adolescents, qui sont le monde de demain, incarnent un spectaculaire vrai et opportun, un spectaculaire de tous les jours, un spectaculaire qui n’est rien de moins que la rencontre de la magie de l’enfance et de l’arbitraire adulte, de la neige et du feu, oui, et cette rencontre, elle produit l’invention étincelante qui, demain par exemple, dans la cour d’école ou au lave-auto, vous permettra d’apprécier l’ordinaire. Suzuki, lui, maintenant maître de son insolence, est là-bas, dans la toilette, en train d’ajouter au réel effréné des ingrédients neufs, solides et bienveillants, il épice le tourbillon de la pauvre jeunesse qui cherche à en découdre avec la morale.
— Mais la morale japonaise triomphera ?
— Mais bien sûr ! La morale doit triompher. Nous savons tous ici que le bon goût réside dans l’honneur et que le combat qui en découle est une entreprise qui servira de leçon à la vraie justice.
Parce qu’elle abrillait un sens du dévouement et parce qu’elle démentait la rumeur d’une diarrhée explosive sur un de ses tournages, la nouvelle que Suzuki était bel et bien en train d’écrire, ou, pour s’accorder avec la redoutable verve de Kenzo Asada, en train d’épicer le réel de la pauvre jeunesse japonaise, aurait enchanté le président Hori. Grâce à Kenzo Asada et à l’enchantement temporaire de Hori, pour la seule fois de sa carrière, officiellement, vous remarquerez que Suzuki est au générique de L’âge de la nudité à titre de scénariste et de réalisateur.
— L’âge de la nudité est un film sans couteau, assez risible, peu élégant, mais quand même fulgurant.
— Peut-on espérer moins d’un film conçu dans une toilette japonaise ? de noter Paul Morin, toujours aussi poétique.
Pour les adolescents de ce film, courage et insolence vont main dans la main, et sont une célébration de la liberté et de l’affranchissement paternel. Tout ça est à l’image de ce vieux robineux qui habite les champs et avec qui les rebelles adolescents se dédouanent du mépris qu’ils inspirent aux plus prudents qu’eux. Le vieux robineux, il est libre et c’est pour cette raison qu’il inspire le respect. Vous diriez presque qu’il parraine cette organisation composée de scélérats, de décrocheurs, de malappris, de recalés, tous, abandonnés de leur parent. Grâce à quelques combines, ils se remplissent les poches au jour le jour. Le crime innocent paye juste assez pour leur permettre de s’acheter de la réglisse. Tout va ainsi jusqu’à ce que leur chef, le plus vieux de la bande, décide de vendre l’histoire de ces enfants à un journal à sensation. Le scandale éclate, la pègre juvénile est en déroute et le chef va vendre de la dynamite à des yakuzas. Toujours, l’ombre du gangstérisme qui se pose comme un corbeau venimeux sur le dos de l’adolescence. Voyez la leçon que vous pourrez tirer de ce film. Elle est vaguement universelle. Celui qui jouit de son arrogance et de son avarice, s’il ne se retrouve pas rapidement sous la marque de l’amour, bref de la protection de la femme, lui, sera condamné sévèrement. Dans le cas de L’âge de la nudité, le destin fera déraper sa moto dans un gouffre maudit.
Le chemin de la réforme s’accompagne d’une violence toujours secrètement tolérée, même par les autorités. Il faut bien s’exprimer ! de dire les jeunes. Au moins, dans ces films, les pistolets y sont absents et le tranchant des couteaux ne sait pas être fatal. Le meurtre est comme proscrit. Mais on y perfectionne néanmoins l’art de la gifle. Les hommes japonais se soumettent au pouvoir de la gifle avec une dévotion coupable, se doutant certainement qu’elle est plus imperméable à la critique et que la femme ne pourra jamais en abuser. La gifle est un outil de la soudaineté. Contrairement au pistolet et au couteau, on porte la gifle en soi, elle instrumentalise la volonté. Chez le Suzuki de cette époque, elle se dispense même avec un esprit de parité. Elle est autant pour l’homme que pour la femme. De toujours, allez voir chez Douglas Sirk par exemple, la gifle est d’ailleurs propre au drame familial dans lequel le couteau et le pistolet sont rarement les bienvenus.
— Il y a dans tous ces films au moins une grande vérité scénaristique, de noter Suzuki.
— L’impatience de l’adolescence rebelle ?
— Oui, définitivement. Cette impatience me convenait, de dire Suzuki. Elle permettait l’accélération de tous les mécanismes narratifs. Œuvrer dans le cinéma de genre, c’est travailler pour un monde fasciné par la vitesse. Je pouvais ainsi mieux jouer du temps et de l’espace.
— Du coup, vous semblez narrativement plus compétent lorsque les personnages que vous filmez sont sévèrement impatients.
— Pour Hori, ce fut le cas.
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Fin de la partie 2. Lire la troisième partie.