Chinese Series (Stan Brakhage, 2002)

Comment ne pas disparaître 

Hors champ est la basse continue de ma petite histoire depuis plus de 20 ans, obstinément. Comment parvenir à dire ça, à tourner ça, autour de ça ? Comment cesser de réécrire tout ça dans ma tête, alors qu’on célèbre ce mois-ci les 25 ans d’existence de la revue ? Cela appelle tout naturellement un bilan éditorial modeste, mais festif à trompette, avec des contre vents et marées, malgré des hauts et des bas, avec des souvent cinglantes et impertinentes, avec panache, verve, avec l’inconscience nécessaire que confère la jeunesse ; avec des sans jamais craindre la controverse, en ne se faisant pas toujours des amis ni dans la dentelle ; s’entre-déchirant avec ou sans le sourire, avec ou sans réconciliations, et puis malgré les mauvaises langues et les mains flatteuses, arriver à dire le legs, la pertinence, la contribution au débat critique, avant que ne se pointe sûrement au fil de ce texte que je vais m’obstiner à ne pas écrire comme ça je le dis, en amont ou en aval, le paysage culturel québécois, le milieu du cinéma (je ne me rendrais pas à grande famille) ; parvenir à parler de cette jeunesse qui a vieilli en 25 ans et de l’enduit de l’institutionnalisation que l’âge greffe aux choses — parfois, c’est une gangrène — et qui permet de cocher les expressions, notées ici dans mon carnet, lieu de mémoire et archive vivante, à l’insu de son plein gré (ce titre de film me revient soudain à la mémoire).

Il est sans doute bon et sain de rappeler que cette archive qui s’érige depuis 25 ans est tracée sur du vent, que le tout-numérique de la revue équivaut à dire qu’un jour, pouf, une mauvaise manipulation et elle s’évapore en milliards de bits et d’octets, et qu’il faudra gratter dans la machine à remonter le web avec une truelle et un plumeau pour extirper et désemmailloter des bandelettes de pages, mais qu’aucun ingénieur même qualifié ne pourra réellement réussir à recoudre, recoller, restaurer, retrouver l’intégrale de tout ça (c’est déjà le cas pour les premières années de la revue) ; il est aussi bon de rappeler dans un désordre volontaire que Hors champ nait plus ou moins à la même époque que sort Mal d’archive de Derrida (même si aucun de nous ne l’avait lu à l’époque), qui a su si bien nommer la pulsion de mort et de destruction inscrite dans le dynamisme de toute archive ; de rappeler que Hors champ naît aussi après le référendum de 1995 qui nous avait embrasés, au détour du centenaire du cinéma et du spectre toujours vivant de sa disparition (être à la fois d’accord et pas d’accord avec Sontag et ses sentences 1 ), dans une déhiscence du milieu de la critique et de la cinéphilie, d’une mouvée de styles, de l’apparition de nouvelles boutures, manières, espérances que le numérique induisait (on faisait grand cas de Peter Greenaway, par exemple) ; Hors champ apparaît à une époque (épinglée quelque part sur la Toile du Québec) où on prononçait l’expression « les autoroutes de l’information » sans glousser, avant qu’elle ne disparaisse de l’usage et des mémoires.

Dans ces années, nous étions encore à confondre bancs d’école et bancs de la Cinémathèque, errant le reste du temps dans des allées des vidéoclubs. C’est, je crois (j’ai des trous de mémoire), fin 1999 ou début 2000, au vidéoclub Phos où je travaillais que j’ai rencontré Simon Galiero pour la première fois — il ramenait des VHS en retard — et qu’il m’avait invité aux séances de projections clandestines de Hors champ, dans ses bureaux du 460, Sainte-Catherine (c’est là que je fis, je m’en rends compte, des rencontres décisives avec les Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard, 1988-1997 ; Close-up d’Abbas Kiarostami, 1990 ; Toi t’es-tu lucky ? de Robert Morin, 1984 ; mais aussi avec toute une bande qui allait devenir des amis) ; quelques années auparavant, j’avais recroisé Joël Pomerleau grâce à Phos, et si je me souviens bien, il m’avait commandé un texte à propos de Noël au cinéma (mon premier texte pour la revue, qui a disparu, par bonheur, du site). Mais c’est vraiment au tournant de 2000 que mon histoire se mêle à celle déjà riche de la revue.

Hors champ — avant que je me joigne au groupe, mais toujours depuis — s’est défini par une série de refus : refus de la revue universitaire, du magazine culturel, de la critique au sens restreint ; refus d’une soumission à la dictature des sorties, et s’il y a une adhésion à l’actualité, ce sera alors de biais, en prenant du temps, en disant autrement. Quand elle coulisse bien dans les ornières de sa promesse, Hors champ est un lieu qui permet de faire exister des choses que personne n’attendait, mais est soudain heureuse qu’elles existent : une autre possibilité d’écriture, à inventer chaque fois, à rendre de nouveau possible, à retourner et renouveler dans le geste, dans le pourquoi pas ; Hors champ permet cela, la preuve, voici, ça nous dit un texte sur le fait de s’endormir au cinéma, sur les bouches édentées, ton anecdote, ta rayure, ta blessure, ton deuil, sur ton obsession pour les verres de lait au cinéma, sur ton souvenir du visionnement d’une copie numérique pourrie de La Région centrale à Beyrouth ; oui, Hors champ aura été aussi un lieu pour lancer des manifestes, des lettres ouvertes pour dénoncer l’arrogance de, l’injustice de, l’inconscience ou la bêtise de, pour parler de tel·le cinéaste expérimental·e à qui l’on désire accorder 30 pages d’analyse pointue ou un entretien-fleuve ; un lieu pour gloser sur un geste de la main, l’histoire du Kodachrome, les flaques d’eau, de la rencontre avec un document d’archives ; pour parler encore et toujours de Gilles Groulx, de Jean-Luc Godard, de Jocelyne Saab, de Frederick Wiseman, de Seijun Suzuki, de Conan et de tous ces autres barbares poétiques ; et ce, presque toujours à partir d’un je qui cherche sans narcissisme, avec la force faible de son impudeur, à apparaître ; c’est-à-dire à donner un corps mouvant à son expérience, par un effort libre de l’écriture. Et, dans un monde idéal, disparaître.

Je me dis que si Hors champ n’a jamais eu de culture de l’éditorial (et qui fait que ce texte peine et se refuse à lui-même), c’est parce que l’éditorial suppose un rédacteur en chef dont personne — au final et malgré les apparences — n’a jamais désiré arborer le titre, ne s’est senti interpellé par le rôle (ou alors par pure nécessité administrative, par pure gestion pratique, sans porter vraiment le chapeau, préférant l’effacement dans le collectif, la bande, le nous), et ce, depuis sa naissance (nous sommes tous coéditeurs, plus récemment coéditrices). Peut-être écrivait-on des éditoriaux dans les premières années quand on était plus franchement un magazine, mais cela n’a pas duré, non, très vite, les textes, les numéros sans numérotation sortaient sans cadre, sans filet, volant par eux-mêmes, sans ligne du temps, enchâssés dans des dossiers thématiques, parfois, des séries qu’on a tenté il y a quelques années d’échafauder (on peut les réciter pour mémoire : le goût de l’archive, en chantiers, chroniques du détail, l’œil du collectionneur, carnets de, etc.) ; et cet éditorial que je me plais à saboter pourrait servir à rappeler que Hors champ n’a été rien d’autre que cette succession souterraine de tentatives — jamais dites dans une proclamation, un texte programmatique — pour se définir au fil du temps, oh même purement en termes de fréquence, sortie hebdomadaire, cinq textes par mois, un numéro aux deux mois, mais aussi dans sa charpente mouvante (les sections émulsion, chronique, critique, gaspillage, générique, longtemps médias et société) qui étaient autant de façon d’organiser, mieux, de s’organiser toujours, disons-le par défaut ou au gré du temps, pour continuer à nourrir le « à lire également » (disparu comme tant d’autres choses avec la dernière migration), pour se relancer, pour réussir à ne pas disparaître.

L’improbable aventure qu’a été Hors champ n’a été possible — la revue aurait pu cent fois ou dû pour certains en effet, disparaître, et pour d’autres raisons que la volatilité du numérique — que parce qu’il existait et se transmettait une forme obstinée de croyance que d’autres ont eue et portée, que d’autres ont héritée, découverte, cultivée, ou su réinventer à leur manière, croyance que Hors champ pouvait être cette autre possibilité, qu’elle pût incarner une idée qui, lors des célébrations pour nos 10 ans et des poussières à la Cinémathèque, était fort prisée, qu’on usait et abusait franchement — mot que je lance ici entre guillemets : « résistance ». Je pense qu’on s’est souvent assis sur cette monture fragile et qui condamne — comme dans tout bon western — à une mélancolie certaine (personne qui n’a passé quelques années à la revue ne semble y avoir échappé, chacun dans son coin). Je n’en retiens, justement, que la mélancolie, qui m’a toujours paru davantage familière que le hennissement de la résistance (qui suppose une responsabilité trop grande), tout comme toutes les déclinaisons bêtes de la nostalgie (d’où sans doute mon malaise à rédiger un texte qui serait rétrospectif, mémorialiste, mais on n’y échappera peut-être pas entièrement).

Cette « autre possibilité » s’élabore, pour chacun de nous, je crois, dans un premier temps, sans lecteur en tête (ou alors un, deux et, à chaque texte, un différent), en écrivant d’abord pour soi, puis pour la petite bande que nous formons, à chaque moment donné. On s’est toujours refusé à écrire pour un public « cible » (ce mot horrible), ou alors uniquement pour défendre devant la multitude un cinéaste, une idée, un certain cinéma, mais dans une poursuite personnelle, acharnée, qui est peut-être, je m’en rends compte, une autre façon de faire office de partage et de générosité : en confiant à l’autre cette fissure intime inscrite dans chaque texte, en l’invitant à contempler le moment où notre je a perdu pied dans l’écriture. Je réalise que ce qu’on pourrait appeler la « liberté » de ce geste d’écrire, au final, simplement pour en finir soi-même avec une question, un problème, une obsession, un film, un cinéaste, ou alors pour réussir à simplement tenter de transmettre ce qu’on croit avoir vu, dont on se croit en droit de parler, de témoigner, peut aussi vouloir dire errer, se tromper.

Cette liberté — et l’accès direct que permet le web — veut concrètement dire que j’aie à vivre avec un texte écrit en pleine conscience, lucidement, avec application, générosité, engagement, avec presque un sens du devoir, pour réaliser (aux coups de couteau reçus et le temps qui passe et les mentalités qui changent et les yeux qui s’ouvrent) que ce texte — que je n’ai jamais osé relire comme les 150 textes qui sont consignés dans ces cristaux liquides — que ce texte tout autant que le film étaient probablement — ou mieux, auraient dû être et sont aujourd’hui parfaitement indéfendables — mais que par probité frôlant le masochisme, je décide de ne pas retirer de la circulation ne fut-ce que pour éviter que ceux et celles qui chercheraient à voir pour eux-mêmes, se faire une tête pour eux-mêmes, tombent sur autre chose qu’un lien brisé, qu’une page d’erreur, qu’un message d’excuse qu’il aurait pu être judicieux d’écrire, un jour, peut-être, je le ferai pour tou·t·e·s ceux et celles que ce texte, à son insu, a blessé·e·s. Ce que je réalise, c’est que si des coups de pied se sont perdus au fil de cette histoire, c’est la perte des amitiés qu’on n’arrive pas à oublier, qui hante et rend cette fête si incomplète, si irréconciliée, traversée de fêlures entre lesquelles remontent des souvenirs.

Hors champ, si je m’aventure à me rappeler, pour rendre hommage à tous ceux et celles qui ont façonné son histoire et aiguisé mon regard, c’était quand même, au début, une bande de copains qui écrivaient des textes, organisaient des programmes, partaient à la rencontre de cinéastes, voulaient faire exister des choses, prendre une place, apparaître, se faire entendre. C’était surtout un excellent prétexte pour visionner des centaines de films par année et parler pendant des heures de cinéma et de l’état du monde ; aux côtés de Simon Galiero qui a su m’introduire et me faire pleinement apprécier le grand art des westerns (Anthony Mann, John Ford, Delmer Daves, André de Toth), mais aussi L’arbre aux sabots (1978) de Ermanno Olmi (la projection en VF à la Cinémathèque), les films de Jean Pierre Lefebvre, d’Arthur Lamothe, avec qui j’ai passé une journée mémorable à la Cinémathèque devant Le Tango de Satan (Béla Tarr, 1994) ; auprès de Nicolas Renaud, les perles cachées de Robert Morin et de Stan Brakhage, les documentaires de Werner Herzog, de Pierre Perrault, de Frederick Wiseman, d’Albert Maysles, les documentaristes canadiens (j’ai toujours ta VHS de Nahanni, Nic) ; Frédérick Pelletier, je me rappelle de la rencontre avec les frères Dardenne, Peter Watkins, Gilles Groulx, des textes sur la Cinémathèque qu’on a toujours portée dans notre cœur, la pensée de Pierre Bourdieu, de Jean Baudrillard, et de tant d’autres.

Hors champ fut aussi pour moi le pont avec la Cinémathèque québécoise, avec les amis Robert Daudelin, Pierre Jutras, Pierre Véronneau (qui nous a quittés récemment), Marco de Blois, plus tard Karine Boulanger, Fabrice Montal, Guillaume Lafleur ; avec les festivals qu’on a couverts, avec qui on a organisé des événements (Aldo Tambellini, Philippe Grandrieux, les documentaristes iraniens, salut Philippe Gajan, Bernard Boulad) ; mais aussi avec Le Devoir, grâce à Odile Tremblay, qui acceptait de faire passer nos coups de gueule (à propos de l’avenir de la Cinémathèque, pour défendre Hommes à louer _de Rodrigue Jean, 2008) ; Hors champ fut aussi le point de contact avec Double négatif (Karl Lemieux, Daïchi Saïto, Malena Szlam, Charles-André Coderre, Philippe Léonard), CinemaSpace, Visions et _la lumière collective (Benjamin Taylor, Emma Roufs), avec le Centre de recherche sur l’intermédialité (Anne Lardeux, Djemaa Maazouzi, Marion Froger, Viva Paci), épopée et l’aventure Kabane 77 (Rodrigue Jean, Hermine Ortega, Hubert Caron-Guay) ; autant de personnes, mais aussi de dates, d’images, de scènes, et j’en oublie des dizaines, qui se promènent sur les orbites de cette histoire, dont les fils s’entremêlent avec les souvenirs de ma vie, autant de souvenirs partagés, poignants, qui reviennent.

Te souviens-tu de l’entretien avec Herzog dans la salle Fernand-Séguin, soudain plongée dans le noir, de Peter Kubelka dogmatique dans sa chambre d’hôtel à l’ITHQ, de Brakhage sortant de la Cinémathèque après son programme-fleuve alors que la neige s’était mise à tomber à la lumière des lampadaires, de ces courses effrénées pour boucler les demandes de subvention (et n’étiez-vous pas partis, en voiture, à Ottawa, pour déposer l’enveloppe au Conseil des arts avant qu’ils ouvrent) ? ; la table ronde sur le western crépusculaire avec la bouteille de Jameson sur la table, la rétrospective avec le vieux Colin Low, les cycles « Sur la terre », « Penser par la parole », le soir où impertinent (et je m’en mords les doigts), je m’en étais pris à Lefebvre pour son Pornolithique (1994), montré en duo avec Ici et ailleurs (Anne-Marie Miéville, Jean-Pierre Gorin et Jean-Luc Godard, 1974) — on avait emprunté la VHS à Roland Smith à son Vidéotron répertoire sur Mont-Royal) ; le programme « Herdsmen of the Sun / Unsere Afrikareise », le programme « Land of Silence and Darkness / Reflections on Black », le programme Ernie Gehr, Bill Morrison, notre carte blanche à la Cinémathèque ; de l’éditorial de Simon, Frédérick et Nicolas, après le 11 septembre, du dossier Michael Snow dont deux auteurs du dossier, Louis Goyette, Rossitza Daskalova, je le réalise à l’instant, sont aujourd’hui décédés, tout comme Réal Larochelle, Pierre Juneau, Régine Robin, Pierre Veronneau, Etienne O’Leary, Shahin Parhami, aussi décédé récemment, qui était à mes côtés avec Farbod Honarpisheh quand on s’était fait harponner pour le programme de films iraniens aux RIDM (toute archive est en cimetière en puissance), de tout cela et tant d’autres, et puis bien sûr tout ce dont on ne peut, ni ne doit, ni ne devrait parler pour ne pas gâcher la fête, après tout.

Il y eut les années Antoine Godin et son dossier incroyable sur le Festival du film de Montréal (l’entretien avec Rock Demers qu’il faut relire), les années Apolline Caron Ottavi (son texte fabuleux sur Umberto D et tant d’autres) et Serge Abiaad (le touffu dossier Philippe Grandrieux), Yann-Manuel Hernandez (le carnet visuel du 50e de la Cinémathèque), les ciné-concerts sur Le révélateur de Philippe Garrel, 1968, et Visa de censure (Jean-Pierre Bouyxou au Blue Sunshine, Étienne O’Leary pleurant en voyant ses films pour la première fois depuis des décennies), puis les années Renaud Desprès-Larose, Nour Ouayda, Olivier Godin, entamées depuis 2015, 2016, 2017 et 2018.

Et nous voilà, ce soir, avec une nouvelle équipe, avec Maude Trottier, Alice Michaud-Lapointe, Samy Benammar, Carlos Solano, Charlotte Brady-Savignac, Ghada Sayegh, avec Zoom Out, avec Cadavre exquis, avec encore des choses à dire, à gueuler, à défendre, à dénoncer et à partager, 25 ans plus tard, avec autant de plaisir et d’émotion à découvrir les textes de la revue, tous vos textes, mes ami·e·s, qui me nourrissent tellement, et attisent mes désirs de cinéma et nous poussent à inventer de nouvelles formes d’écriture : pour continuer à dessiner des traces dans le vent, pour se rappeler qu’il est bon, si on peut, de ne pas perdre la mémoire, pour continuer à trouver des manières de ne pas disparaître.

« Cadavre exquis #1 » (événement Ok là, 8 août 2021. Crédit photographique : Isabelle Stachchenko

Notes

  1. Susan Sontag, « The Decay of Cinema », New York Times, 25 février 1996, https://www.nytimes.com/1996/02/25/magazine/the-decay-of-cinema.html