Retour sur le dossier Amos Gitai : regards singuliers sur une pratique plurielle

À Régine Robin.

Le dossier élaboré en 2016 autour du cinéaste Amos Gitai demeure, à nos yeux, le projet éditorial le plus stimulant que nous avons mené en collaboration avec la revue Hors champ. Cette publication, issu d’un cycle de projections et de conférences intitulé « Regards singuliers sur une pratique plurielle 1  », a vu la participation de spécialistes de plusieurs disciplines réunis autour de la pratique du cinéaste israélien. Il s’agissait alors d’« explorer certaines facettes de cette œuvre protéiforme, tout en valorisant la complémentarité et les apports singuliers de chacun de ces regards 2  ».

Le fil rouge qui traverse ce projet est sans doute celui du geste. Beaucoup plus qu’une simple notion, le terme croise en effet plusieurs des éléments du dossier Gitai, en amont comme en aval. Au cœur de la pratique du cinéaste, rappelons d’abord que le plan-séquence et le travelling, véritable signature esthétique chez Gitai, constituent des gestes cinématographiques assumant, dans certains films, une valeur archivistique. L’exposition Amos Gitai, architecte de la mémoire (Cinémathèque française, 2014), élaborée à partir d’une partie des archives léguées de son vivant par le cinéaste, fut d’ailleurs le déclencheur de notre désir de concevoir le projet 3 , ces archives ayant contribué à développer, de façon significative, un nouveau regard sur l’œuvre de Gitai ainsi que sur les modalités de sa réalisation  4 .

Le geste se retrouve aussi dans le regard de la directrice de la photographie Nurith Aviv, autour du célèbre plan-séquence de Journal de campagne (1982). Gestes posés derrière la caméra tout autant que devant elle, à l’instar de ceux des soldats israéliens qu’Aviv filme, un croisement qui illustre clairement la portée politique et esthétique propre au cinéma de Gitai ainsi qu’un de ses traits distinctifs.

En plus des gestes physiques et symboliques qui ressortent de ce dossier, il faut également mentionner ceux des chercheurs invités qui ont participé au cycle de conférences et de projections. De la séance de projection du film Berlin-Jérusalem (1989), nous retenons un souvenir particulier et des émotions vives, entre autres en raison de la présence de Régine Robin dans les locaux du CRIalt : sa vivacité d’esprit, de même que ses réactions physiques et intellectuelles ayant donné corps et âme à l’entretien publié par la suite.

Enfin, le geste éditorial s’est imposé comme un lieu : celui de la médiation et de la transmission d’une réflexion collective autour de la pratique d’un cinéaste. Renforçant ce dialogue indispensable entre texte et images, Hors champ a accueilli le dossier Gitai en nous offrant la possibilité d’intégrer de nombreuses captures d’écran, pour ainsi faire écho, autant que possible, aux projections du cycle. Dans un texte écrit pour l’occasion, l’idée fut de retracer visuellement comment un plan-séquence tourné depuis un hélicoptère pour le film historique Kippour (film sélectionné pour la Palme d’or en 2000) se retrouve cité dans l’ensemble de la filmographie du cinéaste. L’argumentation de ce texte s’appuyait alors autant sur nos recherches que sur sa mise en relation avec un ensemble d’illustrations issues des films en question. Une autre possibilité offerte par la revue concerne l’oralité propre aux entretiens menés par certains des auteurs — dont ceux avec Régine Robin et la directrice de la photographie Nurith Aviv — qui a pu être consignée à l’écrit en des transcriptions littérales qui se sont jointes à d’autres textes au ton plus essayistique.

En plus de ces éléments formels, nous retenons également la très grande liberté dont nous avons pu bénéficier 5 . Les questions relevant de la politique de la représentation et de la représentation du politique soulevées par le cinéaste israélien, souvent critique des décisions prises par les dirigeants successifs de son pays d’origine (il est né à Haïfa, en 1950), n’ont pas été perçues comme un frein au projet. Il faut rappeler qu’en adoptant une approche tantôt documentaire, tantôt fictionnelle, Gitai parcourt inlassablement l’histoire de la société israélienne à partir des mémoires individuelles et d’un territoire délimité : un chantier, une maison, un lopin de terre, un quartier, une ville, une vallée ou une zone frontalière. Or, le caractère éminemment pluridisciplinaire de l’entreprise a non seulement été accepté sans discussion, mais dûment encouragé. Cette ouverture nous a permis de publier des approches relevant de l’esthétique (Olivier Beuvelet), tout autant que de l’histoire culturelle (Ariel Schweitzer), de l’archivistique (Anne Klein) et de la sociologie de la mémoire (Régine Robin). La liberté de parole permise par la revue dans le traitement particulier de ces trois points (dimension politique, approche pluridisciplinaire et diversité des textes) ne constitua pas seulement un luxe éditorial, mais l’occasion de développer ce qui était au cœur même de notre démarche — qui peine parfois à être publiée.

Somme toute, Hors champ a offert à ce dossier une possibilité rare : celle de conserver et de retransmettre l’esprit de rencontre du cycle à son origine, à l’issue des projections collectives et des échanges entre chercheurs et disciplines qui l’ont alimenté. Autrement dit, Hors champ a permis de garder l’écriture vivante, en lien avec une expérience cinématographique partagée. Aussi retrouve-t-on présente dans ce dossier l’attention constante portée à certains films clés (voire à certaines séquences et mouvements de caméra en particulier) et aux thématiques transversales présentes chez Gitai qui, à l’instar du geste, nous apparurent centrales. Pour toutes les raisons ici mentionnées, le souvenir de la conception de cette publication demeure vif à notre esprit et nous souhaitons qu’autant de liberté puisse être laissée aux futurs responsables de dossiers, que l’esprit d’Hors Champ reste vivace et que cette revue en libre accès continue de marquer le paysage éditorial québécois.

Notes

  1. Le cycle s’est tenu à l’Université de Montréal entre janvier et mai 2015, et a été codirigé par Rémy Besson, Marc-Antoine Lévesque, Fabienne Elkaslassy Parisienne et Claudia Polledri. Voir : https://crialt-intermediality.org/fr/pages75/. Cet événement a vu la participation d’Ariel Schweitzer (maître de conférences à l’Université Paris 8), Régine Robin (écrivaine et sociologue), Pierre Boudon (professeur titulaire à la Faculté de l’aménagement de l’Université de Montréal), Lucie Dugas (docteure en études cinématographiques) et Léa Fima (chargée de cours en études juives à l’Université McGill). L’organisation de cette activité a bénéficié du soutien de plusieurs institutions que nous tenons à remercier une nouvelle fois : le CRIalt, la FAÉCUM, le GRAFICS (devenu depuis le GRAFIM) et le Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal.
  2. Rémy Besson et Claudia Polledri, « Introduction », mars/avril 2016, https://horschamp.qc.ca/article/introduction.
  3. Nous renvoyons à l’excellente exposition virtuelle « Zoom sur… Amos Gitai — Des territoires à venir », 2014, dont les textes sont signés par Fanny Lautissier. Voir : https://www.cinematheque.fr/zooms/gitai/index.php.
  4. L’ouvrage collectif Amos Gitai et l’enjeu des archives, dirigé par Jean-Michel Frodon, Paris, Éditions Sebastien Moreu, 2021, rend compte de cette nouvelle perspective. Voir : https://books.openedition.org/cdf/12013.
  5. Il n’a jamais été question de nous imposer un·e auteur·trice proche de la revue, de refuser de publier un texte pour la raison inverse, de relire les textes et notre introduction afin qu’ils se conforment au style argumentatif et/ou aux intérêts thématique ou politique de la direction de la revue. Ces pratiques, qui restent bien souvent invisibles aux lecteur·trice·s, sont malheureusement encore aujourd’hui légion (nous parlons ici en connaissance de cause).