Quel avenir pour la Cinémathèque Québécoise ?

La valeur d’une institution et son sous-financement chronique

Nous reproduisons ici, dans son intégralité, une lettre envoyée par le comité éditorial de Hors Champ
au quotidien Le Devoir et publiée par celui-ci en page A7 “Idées”, le mardi 9 mars 2004.
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Il est urgent et essentiel d’apporter quelques clarifications sur la crise que traverse présentement la Cinémathèque québécoise. Une institution inestimable est menacée de l’amputation définitive de son mandat et de ses possibilités. Il faut donc au départ savoir de quoi l’on parle, puisque les discours officiels semblent laisser place à bien des équivoques, la rationalisation économique côtoyant une vague allégeance à la « culture ». Il importe de questionner, ou du moins de demander à ce que s’expriment clairement autant la position de la ministre de la Culture que celle du conseil d’administration et du nouveau directeur de la Cinémathèque. Du reste, il s’agit ici de défendre la Cinémathèque en tant qu’institution culturelle nationale établie, unique et exemplaire, et non de dissoudre l’enjeu dans la multitude des revendications pour le soutien accru à la culture par l’État.

Nous pouvons parler de « crise », quand la définition première de l’institution, après quarante ans d’existence, est mise en doute, que les salaires de ceux qui font vivre la Cinémathèque sont réduits de 20% et qu’un déficit est anticipé à chaque budget annuel. On comprend aussi, qu’au Québec, une institution déficitaire risque de ne pas recevoir l’attention méritée dans l’actuel projet libéral. Mais d’entrée de jeu, adhérer à ces conditions revient à dire que la Cinémathèque n’aurait pas les moyens de ses ambitions, qu’elle serait mal gérée ou qu’elle n’aurait pas su rejoindre son public. Or, il n’en est rien, et il est capital de l’affirmer. Les conservateurs-programmateurs opèrent avec un maigre budget annuel de 40 000$, avec lequel ils élaborent, année après année, une programmation de haut niveau, permettant au public, qui remplit régulièrement les salles, de voir sur leur support original les plus grandes oeuvres du cinéma mondial et national et de toutes les époques. Mais déjà l’enrichissement des collections est compromis depuis une dizaine d’années, les sommes allouées à la Cinémathèque ne lui permettant plus aucun achat d’oeuvres. Bien qu’il y ait toujours place à une gestion plus efficace et imaginative, la source du problème est toute simple : le sous-financement chronique. Ce fut d’ailleurs la position de l’administration précédente, sous Robert Daudelin, dont la vision a fait de la Cinémathèque ce qu’elle est devenue au fil de ces quatres décennies.

De quel ordre est ce fameux déficit ? 579 000 $, principalement imputable aux frais de fonctionnement. C’est relativement beaucoup pour la Cinémathèque qui doit opérer avec un budget global de 3,5 millions, mais des miettes dans la masse des argents versés à la culture. 579 000$, c’est de la petite monnaie en comparaison des budgets de quelques films commerciaux bâclés, puisés aussi dans les fonds publics, qui n’ont aucun impact sur l’héritage culturel, ou en regard de la pléiade des organismes culturels divers, qui avec des structures plus légères, ont moins de difficulté à présenter des « budgets équilibrés ». Souvent fondés sur un particularisme (selon les mandats et les publics spécifiques, la nouveauté des médias électroniques, etc.), la prolifération de ces organismes, sommes toute légitime, ne peut qu’apparaître absurde si la totalité des fonds qui s’y engouffre est indifférente à la détérioration d’une grande institution qui s’adresse à l’ensemble du public et dont le rôle et la portée sont incomparables. La Cinémathèque ne peut non plus être en compétition avec les autres joueurs de l’« industrie culturelle » et les méga-festivals où se bousculent les commanditaires. Bref, il y a d’abord lieu de dénoncer ici l’incompréhension, le manque d’égard et la distorsion des valeurs qui sévissent à l’endroit de la Cinémathèque.

Qu’est-ce que la Cinémathèque?

La Cinémathèque est notre musée national du cinéma.

Les bons débarras, de Françis Mankiewicz (1980)

Elle n’est pas un cinéma commercial. Son triple mandat est la conservation, la diffusion et la documentation du patrimoine cinématographique. C’est un lieu vivant de découverte et de rencontre. On y présente des films qu’on ne verrait pas sur grand écran et souvent qu’on ne verrait pas du tout autrement. C’est l’unique lieu où l’on peut voir chaque année des rétrospectives complètes des oeuvres des plus grands cinéastes, des films importants des débuts du cinéma jusqu’à aujourd’hui et des films québécois marquants pour l’histoire de notre cinématographie. C’est aussi une institution reconnue mondialement pour la conservation, l’étude et la diffusion du cinéma d’animation. La salle Fernand-Seguin présente une riche programmation de productions vidéo, et est le seul endroit où l’on peut voir des productions télévisuelles de qualité provenant de l’étranger. De plus, les voûtes de la Cinémathèque contiennent des dizaines de miliers de films. Ajoutons les salles d’exposition, la médiathèque, la librairie et le fait que les excellentes salles abritent de nombreux événements spéciaux, des festivals de cinéma représentant diverses communautés culturelles ainsi que Les Rendez-vous du cinéma québécois. Il faudrait aussi rappeller qu’il y a quelques années, la Cinémathèque publiait encore de nombreux ouvrages, dont certains sont devenus des références à l’échelle mondiale.

Dissipons, enfin, un malentendu courant qu’entretiennent certains discours sur la culture. Autour du thème de « l’accessibilité », mélange de populisme et de considérations commerciales, les œuvres et les institutions dont le potentiel semble limité auprès d’un quelconque « grand public » sont alors sujettes au qualificatif « d’élitiste ». Toute institution culturelle en difficulté devient vulnérable à cette idéologie, dont on a pu voir la force inquisitoriale, par exemple, dans la programmation réformée de la Chaîne culturelle de Radio-Canada. La Cinémathèque n’est

Satantango, de Bela Tarr (1994)

en rien l’apanage d’une élite. Au contraire, souvent une chose n’est plus élitiste au moment où plus de gens peuvent la voir, et c’est ce que permet la Cinémathèque. Il suffit, pour s’en convaincre, de constater les salles combles qu’affichent les projections de films de Tarkovsky, Bergman, Resnais, Marker, Godard, Dreyer ou de films québécois comme Les bons débarras et La bête lumineuse, pour évoquer quelques expériences vécues au cours des dernières années. Défendre l’accessibilité, c’est permettre que des œuvres soient accessibles, visibles, et non pas chercher à proposer des œuvres « plus accessibles ». La Cinémathèque est, par surcroît, le cinéma le plus « démocratique » quant au prix d’entrée : 6 $.

Le sous-financement et l’intégrité du mandat

Les instances gouvernementales ont donné 16 millions pour la construction du nouvel édifice, étape nécessaire pour une institution de cette importance. Alors pourquoi, quelques années plus tard, brandirait-on une épée au-dessus de la Cinémathèque, pour 579 000$ ? Ce musée devrait pouvoir faire davantage, mais dans la situation actuelle, toute menace de réduction de son budget, voire à moyen terme sa stagnation, signifierait une redéfinition à la baisse de son mandat. Une recherche de partenariat avec le privé, toujours invoquées dans de tels contextes, ne peut en rien constituer une solution. La Cinémathèque reçoit déjà certains dons et revenus de locations du privé, mais si l’on parle de partenariat corporatif, on risque d’entrer en contradiction avec le mandat de l’institution. Au départ, seul le désengagement de l’État peut être responsable d’une errance forcée sur cette voie sans issue. Le sous-financement, tout comme le spectre d’une dérive commerciale, pourraient aussi entraîner des conséquences désolantes dans les activités et le contenu, qu’il s’agisse d’une réorientation de la programmation, de l’augmentation indue du prix des billets, de publicités sur l’écran – dont la Cinémathèque demeure exempte – ou de la projection et de la conservation de copies numériques pour épargner les coûts liés à la pellicule.

On pourrait évoquer de nombreux exemples d’autres cinémathèques dans le monde. Un cas parmi d’autres, la Cinémathèque de Belgrade continue d’avoir un budget d’acquisition. On cherche même un nouveau lieu pour loger sa collection de plus de 85 000 copies. On y conserve et diffuse toutes les grandes oeuvres du cinéma mondial, en plus d’avoir un budget pour des projets de publication. Si la Serbie, infiniement plus en difficulté que le Québec, peut avoir cette institution, peut-on croire que nous ne puissions avoir la nôtre ? Il suffit de la vouloir.

Qu’elle est, en fait, quant à toutes ces questions, la position des principaux acteurs de la situation ? Qu’elle est l’attitude de la nouvelle direction de la Cinémathèque, en place depuis plus d’un an, à l’égard des subventionneurs, de l’intégrité du mandat et de la continuité de l’héritage des prédécesseurs ? Le discours est demeuré très vague ou absent jusqu’ici. Et qu’elle est la vision qu’entend défendre la ministre Beauchamp devant son gouvernement ? Faire comprendre ce qu’est la Cinémathèque, plaider pour un financement adéquat qui assure son développement, ou simplement s’assurer qu’on renouvelle le versement des mêmes fonds, en attendant que la Cinémathèque puisse changer de cap et lui remettre un « budget équilibré » ? Nous ne pouvons nous contenter de la langue de bois à la mode et des propos charitables de gala.

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h3. Liens
_ Lire aussi : [Cinémathèque québécoise en péril – l’avenir de la mémoire->36].
_ Le site de la [Cinémathèque québécoise->www.cinematheque.qc.ca].

Crédits
_ Image de l’entête : première page d’un projet de film à l’Ile aux Coudres, par Pierre Perrault et tirée des collections afférentes de la Cinémathèque québécoise.
_ Toutes les images, à l’exclusion du photogramme de Satantango, sont tirées des collections de la Cinémathèque québécoise.