Réplique

Lettre ouverte à propos d’un certain programme de documentaires iraniens

Suite aux articles parus dans The Gazette les 12 et 17 novembre dernier, sous la plume de Jeff Heinrich, ainsi qu’à l’éditorial « anonyme » (bien que ce soit l’usage dans ce quotidien, l’anonymat est toujours pratique dans des cas pareils) paru dans ce même journal le 18 novembre, et qui mettaient en cause les Rencontres internationales du documentaire de Montréal, le directeur de la programmation Bernard Boulad, ainsi que les commissaires du programme de films documentaires iraniens aux RIDM (et par extension Hors champ), nous croyons impératif de devoir faire une mise au point, dénoncer certains mensonges qui ont été prononcés, et de répondre clairement aux attaques et insultes qui nous ont été adressées.

Rappelons rapidement les faits. Il y a près d’un an, la revue Hors champ proposait aux RIDM une collaboration afin de présenter, dans le cadre de sa 8e édition, un programme de films documentaires iraniens, d’hier et d’aujourd’hui (voir la programmation). Ce programme a été mis sur pied par moi-même (André Habib) et Farbod Honarpisheh, et a également bénéficié du soutien de Bernard Boulad. On retrouvait dans ce programme des perles des années 1960 et 1970 (des films d’avant la Révolution de 1979 donc, des films de Kimiavi, Shirdel, Taghvaï, Farrokhzad, Golestan, etc.), pour la plupart invisibles en Amérique du Nord, et qui ont fait l’objet de rétrospective importante ces dernières années (Festival Cinéma du réel, Festival de Nyon, Lussas, Marseille, etc.). Un second volet regroupait de films réalisés entre 2001 et 2005 par des cinéastes vivant en Iran ou en exil (Rezaei, Oskouei, Bahrami-Moghaddam, B. Kiarostami, Mansouri), et qui présentaient diverses facettes de la société iranienne contemporaine (aucun, soit dit en passant, ne faisant l’apologie du régime iranien actuel, loin de là). Parmi ceux-ci, l’un (I Speak to God) analysait très finement les conditions de « détention » d’un hôpital psychiatrique non loin de Téhéran ; un autre (The Other Side of Burka) dénonçait le joug patriarcal qui asservit les femmes dans certaines régions de l’Iran (l’Île de Queshm, en l’occurrence ici) ; un autre (Pilgrimage), la fixation obsessive des pèlerins musulmans qui tentent, au péril de leur vie, de visiter le mausolée de l’Imam Hussein à Karbala en Irak ; un autre (Epitaph), réalisé dans la clandestinité sur plus de dix ans, traitait du problème de la prostitution en Iran.

Ce programme comptait en tout 19 films, répartis en 7 programmes. Les copies venaient de Téhéran (de distributeurs indépendants et de l’Agence gouvernementale Farabi), de Suisse, des États-Unis, d’Ottawa. Hors champ investissait une part, les Rencontres payaient une autre part. Mais il y avait, au bout du compte, un manque d’argent patent, surtout en fonction de la venue des deux cinéastes (ces derniers ont dû toutefois se désister à la dernière minute : l’un (Parviz Kimiavi) pour des raisons de conflit d’horaire, l’autre (Bahman Kiarostami), parce que les États-Unis lui refusaient l’entrée au pays).

Comme pour plusieurs événements culturels et festivals de films en particulier, il est d’usage de déposer une demande auprès des consulats et des ambassades afin d’obtenir une aide logistique pour faciliter le transport des films ou des personnes. C’est dans cet esprit que nous avons contacté, il y a quelques mois, l’attaché culturel de l’ambassade d’Iran, en lui demandant s’il pouvait faire transiter certains films par une « valise diplomatique », en particulier les copies 35mm qui coûtaient une petite fortune à faire venir d’Iran. Cette aide logistique, au final, a pris la forme d’un montant de 2000$ (une fraction de notre budget total). Cette somme d’argent a servi au paiement du transport des copies.

Soulignons qu’à aucun moment nous avons reçu quelque pression que ce soit de l’ambassade eu égard aux films que nous présentions, et dont le choix n’a nullement été fait avec leur consentement. Ce programme a été fait en totale liberté, sans subir quelque ingérence que ce soit de la part de qui que ce soit de l’ambassade, et encore moins du « régime » ni du « gouvernement ». On aura donc beau vouloir jouer sur les mots, comme se plaît à le faire l’éditorialiste de la Gazette, il est mensonger de parler ici d’un « cadeau de 2000$ » (« a 2000$ gift »). Il nous semble également hautement inapproprié de parler d’un programme monté en « collaboration avec le Gouvernement iranien » et encore moins « avec le régime ». L’attaché culturel de l’ambassade nous a seulement demandé d’ajouter, comme le veut la coutume, dans la liste des organismes que nous remercions dans le catalogue et lors de la soirée d’ouverture des RIDM le 10 novembre, l’Islamic Cultural and Relations Organization (ICRO). Ce que nous avons fait.

Lors de la soirée d’ouverture des Rencontres internationales du documentaire, au cours de laquelle était présentée le film Désobéir de Patricio Henriquez, le cinéaste Masoud Raouf ainsi que Stéphan Hashemi, fils de Zahra Kazemi, ont pris, durant la période de question, la parole et ont attaqué de façon virulente Bernard Boulad en l’accusant de complicité avec un « régime de meurtrier », arguant qu’il était inexcusable de « remercier » un régime qui enfreint régulièrement les droits de l’homme, alors que, il y a deux ans, ce même Festival présentait une exposition de photos de la photojournaliste assassinée.

Rappelons tout d’abord que le Festival n’a jamais remercié, ni publiquement ni dans son catalogue, le régime, le gouvernement iranien, ni même l’ambassade d’Iran. Le Festival a remercié l’Islamic Cultural Relations Organization pour son aide logistique. Que, sous cette « Organization », se niche l’ambassade d’Iran (nous ne le nions pas), ne suffit pas à dire que l’on a remercié publiquement, et encore moins, fait la promotion du Gouvernement iranien. Nous ne croyons pas qu’il y ait quelque paradoxe dans le fait de présenter, une année, une exposition qui condamne le régime, les services pénitenciers et tout l’édifice judiciaire iraniens pour le meurtre sauvage de Zahra Kazémi, et, deux ans après, d’obtenir de l’argent de la branche culturelle de l’ambassade iranienne à Ottawa afin de présenter des chefs d’œuvres du documentaire d’avant la Révolution, ainsi que des films contemporains qui, entre autres choses, critiquent sans vergogne le régime. Ne pas y voir un paradoxe, évidemment, suppose que nous sachions regarder plus loin que le bout de son nez, cela suppose que l’on se fasse une idée moins moraliste et démagogique du politique. Toujours, on résistera avec des armes, pas avec des principes. (« Le kantisme a les mains pures, écrivait Péguy, mais il n’a pas de mains. »)

The Gazette, fidèle à sa sidérante capacité à tout simplifier et à tout confondre, titrait le lendemain de l’esclandre : « Slain photojournalist’s son denounces Film Fest ». Donnant la parole principalement à Stéphan Hashemi et Masoud Raouf, qui relançaient de façon toujours aussi peu subtile et dépourvue de nuances leurs attaques (« It’s wrong to accept money from them, period »), l’article reprenait à mots couverts l’idée reçue selon laquelle, ayant reçu de l’argent, nous avions été achetés, que nous nous étions compromis, que nous avions été contrôlés, etc. Ce jugement injuste ne tient nullement compte de la programmation que nous présentions, soir après soir, et à laquelle – paradoxalement – Stéphan Hashemi, Masoud Raouf, et un ou deux autres « détracteurs » aux « mains pures », qui avaient la journée même envoyé des courriels nous dénonçant, venaient assister. Auraient-ils réclamé la parole, avant ou après les séances (qui ont fait salle comble presque à tous les soirs), nous la leur aurions volontiers accordée. Auraient-ils tenté de fournir des informations sur le régime iranien au public venu nombreux assister aux séances, que nous aurions trouvé une cohérence à leur « position ». Rien de tout cela n’eut lieu. Ils se contentaient d’acheter leurs billets, de s’asseoir dans la salle en rigolant, et sortir en nous saluant à la fin des films, non sans avoir tenté à quelques reprises de nous expliquer pour la énième fois leur « position ».

Tout aussi incohérente, à nos yeux, est la position de Lila Ghobady, la productrice du film Epitaph de Moslem Mansouri (cinéaste vivant en exil à New York depuis plusieurs années) qui décida, en pleine semaine, de retirer son film de la programmation des RIDM : « There is no place for Epitaph at a Festival that supports the murderous Iranian regime by accepting its money. […] It is monstrous hypocrisy for the festival to even consider accepting funds from Iran and then to screen a film that chronicles the savage human rights abuses that are going on there. Who are the real prostitutes ? » Le lendemain de cet article, dont la vulgarité à notre égard n’a d’égal que la simplicité de son raisonnement, The Gazette en rajoutait avec un éditorial qui reprenait l’ensemble des reproches précédemment cités, en tournant bien sûr à leur avantage tous les coins rond, et qui concluait par :

“In any case, $2,000, or any other amount, cannot justify what amounts to co-operation with a regime like that one. While the Canadian government needs to keep diplomatic channels open, individual Canadians – and film festivals – are better advised to shun Iran’s regime as much as possible, all the while doing what we can to keep in touch with the hapless citizens of that tightly gripped land.”

Admirons quand même la très haute idée que se fait l’éditorialiste du peuple iranien, réduits à des « hapless citizens of that thightly gripped land », méprisant par le fait même une société civile active, des résistants, des étudiants, des cinéastes, des poètes, un ensemble d’individus qui se battent afin de créer des espaces de liberté dans ce pays complexe, et dont plusieurs films, dont Rêve de soie, The Other Side of Burka, Pilgrimage, A Brief Peace nous ont présenté des exemples éloquents et émouvants tout au long de ce programme.

L’éditorialiste de la Gazette ajoutait ailleurs dans son texte que nous aurions pu aisément dégoter cette somme d’argent ailleurs, en passant par des voies plus honorables, comme si tous les efforts n’avaient pas été faits pour trouver les moyens nécessaires, et que l’argent pleuvait de partout pour présenter des vieux films iraniens ! Ceci nous rend, à leurs yeux, encore plus “coupables”, puisque cela signifie que nous devions avoir des intentions cachées, ou que nous avons agi par opportunisme paresseux. À la lumière de ce qui a été dit précédemment, à la lumière des efforts que nous avons investi dans ce programme, ce type de propos nous paraît injuste et injurieux. On ne peut que déplorer que la personne qui a écrit ses lignes dans le plus grand quotidien anglophone de Montréal n’ait pas pris la peine de nous contacter pour connaître notre avis sur la chose, n’ait même pas daigné jeter un coup d’œil à la programmation, et encore moins pris la peine de venir voir les films. Elle se sera paresseusement contentée de reconduire banalement la doxa reçue : always by the book.

Comme les RIDM l’avaient fait par le passé, comme le Festival du nouveau cinéma en 2002, comme le FFM depuis plusieurs années, ce programme – sur lequel nous avons travaillé près de huit moins – visait à faire la promotion des voix qui, dans le documentaire d’hier et d’aujourd’hui, ont tenté de tisser un espace de liberté en Iran et qui s’acharnent tant bien que mal à créer des œuvres audacieuses et courageuses. Dire que nous faisons la promotion, ne fut-ce qu’indirectement, du régime, du gouvernement iranien, que nous donnons une légitimité à ce pouvoir, ou encore -c’est sans doute la meilleure – que nous ayons pu, par notre geste, donner l’impression que les relations entre l’Iran et le Canada seraient « normalisées », relève de la calomnie pure et simple (d’autant plus que la mention de l’ambassade iranienne n’apparaît nulle part dans le catalogue). C’est néanmoins l’objet des accusations dont nous sommes la cible. Nous persisterons à dire, devant ceux qui ont fait pleuvoir des accusations lourdes sur nous depuis une semaine, que si « choix politique » il y a, il ne saurait reposer sur le fait d’avoir reçu de l’argent, mais sur le choix des films qui ont été présentés au public montréalais pendant sept soirs. La pertinence de ce programme était avant tout artistique, et ne pouvait pas se réduire naïvement au contexte d’un régime. C’est ce principe qui consiste à politiser naïvement l’art et chaque maillon de la chaîne des événements culturels, qui mène à terme à une invisibilité des œuvres et à l’ignorance pure et simple des débats réels qu’elles suscitent.

L’application bête et intransigeante de ce « principe » duquel, avec une solennité accablante, se réclame ceux qui nous accusent, pourrait vouloir signifier, si nous procédons à un raisonnement ad absurdum, au boycottage systématique de tous les films distribués par la Farabi Cinema Foundation (une agence gouvernementale, dont tous les dirigeants sont nommés par le régime), de tous les films ayant bénéficié du soutien de l’État, que ceux-ci aient été censurés ou pas (c’est-à-dire toute la production d’Abbas Kiarostami de 1978 à 1999, de Jafar Panahi, de Mohsen Makhmalbaf, tous les films réalisés au sein de l’Institut pour le développement des enfants et des jeunes adultes), le boycottage de tous les Festivals (FFM, FNC) qui, de près ou de loin, ont fait affaire avec des personnes rattachées à quelque agence gouvernementale iranienne que ce soit, qui touchent un salaire du gouvernement ou ont eu à collaborer avec celui-ci. Et si nous étirons le raisonnement découlant de ce « principe », nous devrions dénoncer sur la place publique, par principe, tout événement culturel ayant reçu de l’argent ou un soutien logistique de la part d’un pays qui se trouve sous la loupe de l’ONU pour des infractions commises aux droits de la personne. On pourrait se demander qui profiterait de ce boycottage systématique ? Les relations entre art et politique n’ont certes jamais été simples, mais nous sommes d’avis qu’il vaudra toujours mieux encourager la diffusion des œuvres, même s’il faut passer par des moyens détournés, même s’il faut en accepter la nature paradoxale (n’est-ce pas paradoxal, par exemple, que Présences autochtones, qui se veut au-dessus de tout soupçon, reçoive de l’argent d’Hydro Québec et du Gouvernement canadien ?).

Qu’avons-nous, au final, concédé de notre intégrité dans toute cette histoire pour nous faire traiter, dans un grand quotidien, de « prostitués » (et ce par une personne, Mme. Lila Ghobady, qui a produit un film au sujet des prostituées en Iran) ? Quel signal avons-nous donné à l’Ambassade iranienne et au Gouvernement iranien qui puisse les rassurer sur les « bonnes relations » que nous – et le Canada tout entier – entretenons avec eux, si nous avons présenté des films d’avant la Révolution, des films qui condamnent les abus subis par les femmes, les gitans, et les psychiatrisés dans leur pays, et qui tentent d’offrir un portrait juste de la société civile en Iran, voire même un film d’un dissident qui a passé plusieurs années dans les prisons iraniennes ? Quel message avons-nous livré au public montréalais venu assister aux projections, qui ont pu découvrir l’immense richesse d’un pan du cinéma documentaire trop peu connu, et qui ont pu voir des films à aucun moment flatteurs envers le pouvoir, qui documentent une société complexe, traversée de contradictions, de travers et d’injustices ?

Qu’ont gagné, enfin, ceux qui ont dénoncé les RIDM et Hors champ depuis le début de cette histoire : 1) un film dénonçant le régime se trouve censuré par ceux qui l’ont produit au nom de la liberté d’expression ; 2) un des plus important programme de films documentaires iraniens jamais monté à Montréal aura été floué par les médias qui n’y ont vu qu’une bonne matière à scandale et à ragots ; 3) un véritable débat sur les œuvres a été rendu impossible par la présence de ceux qui, dans la salle, auraient très certainement tenté de saboter toute discussion au profit de leur sacro-saint « principe » ; 4) l’ambassade d’Iran risque de se retrancher encore plus que par le passé et de ne plus offrir son soutien à aucun événement culturel de quelque nature que ce soit ; 5) la direction des Rencontres du documentaire, pour se laver de tout soupçon, prendra peut-être la décision de remettre la somme d’argent (les infâmes 2000$) reçue de l’Ambassade.

J’espère que tous ceux qui se sont opposés à nous se réjouiront, en plus de tout le reste, de voir que le Gouvernement iranien risque de s’enrichir, grâce à leurs diffamations, de 2,000$ qui, au lieu de servir à promouvoir un cinéma « libre » et la liberté expression, aura fini par nuire à cette liberté d’expression de la façon la plus déplorable qui soit : par ceux qui pensent fièrement la défendre.

Si nous ne nions pas qu’il faille jouer de prudence lorsqu’il est question de pays comme l’Iran, et qu’il faille demeurer d’une intransigeance complète quant à tout risque de compromission ou d’autocensure, nous pouvons dire, toutefois, que nous sommes demeurés totalement fidèle à nos engagements, à nos croyances et avons maintenu notre pleine intégrité tout au long de cette histoire. Nous sommes heureux que, d’après les échos que nous avons reçus et les gens magnifiques que nous avons rencontrés au fil des séances, la grande majorité de la communauté iranienne qui a suivi ce programme de films a appuyé notre démarche et notre initiative, et nous sont reconnaissants. Par contre, il est triste de constater que le zèle complaisant dont ont fait preuve ceux qui nous ont attaqués – nonobstant par ailleurs la légitimité éventuelle de leurs accusations contre le régime et, comme ils le répètent ad nauseam, leur « droit, en tant que citoyen de dire ce qu’ils pensent » -, n’a fait que polariser de façon dangereuse les débats au nom d’un principe dont l’application aveugle et sournoise nous aura fait tous perdre beaucoup de temps et d’énergie.

Le vent du Djinn, 1970, N. Taghvai