Cycle « Chine Cinéma » à la Cinémathèque québécoise

CINÉMA, SOCIÉTÉ, CAPITALISME: PROPOS SUR LE CINÉMA CHINOIS

Rencontre avec He Xiaodan et Érik Bordeleau

À lire également dans le même dossier consacré au cinéma chinois :

Érik Bordeleau, [« Les restes de Tiananmen. À propos de Conjugaison d’Emily Tang »->314]
André Habib, [« Donner à voir, sans rien montrer. He Fengming de Wang Bing->317 »]

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La Cinémathèque québécoise a consacré sa rentrée automnale au cinéma chinois. Les programmateurs de la Cinémathèque (Pierre Jutras, Marco De Blois, Karine Boulanger), aidés par une équipe de programmateurs invités, tous spécialistes du cinéma et de la culture chinoises (Lu Tonglin, Érik Bordeleau, He Xiaodan), ont concocté un grand cycle de films chinois qui se répartit en plusieurs volets : une rétrospective complète du cinéaste Jia Zhangke, un parcours à travers l’histoire du cinéma chinois (où seront présentés quelques joyaux du cinéma muet et parlant, des années 20 jusqu’aux années 80), un programme de films d’animation (monté avec la collaboration de Marcel Jean) et, enfin, un cycle consacré au « nouvelles voix » du cinéma émergent, à la fois documentaire et fiction, et qui compte plus de trente films.

Cette programmation, vaste et ambitieuse, a confirmé la vitalité, la qualité et la diversité du cinéma chinois contemporain, tout en offrant aux cinéphiles l’occasion de plonger dans l’histoire de ce cinéma injustement mal connue. Cette programmation permettait aussi de mettre en lumière le contre-champ du miracle économique chinois, la ténacité exemplaire de ces cinéastes de fiction ou documentaristes à témoigner de la réalité contemporaine, des ravages insidieux du capitalisme, de l’exclusion des minorités, de l’étouffement de la mémoire, du « flottement » des travailleurs et de la jeunesse. Si le cinéma chinois de la dite « sixième génération », de Wang Bing à Jia Zhangke, de Yu Likwai à Lou Ye, de Diao Yinan à Emily Tang, est aussi important, c’est qu’il participe d’une singulière urgence de dire et de filmer la mutation de la société qu’ils ont sous les yeux, c’est que ce cinéma nous donne des « nouvelles du monde », selon la belle formule de Daney. L’ironie veut évidemment que la majorité des films présentés durant ce cycle et qui incarnent, pour nous, le « cinéma chinois contemporain », n’ont pas été, et ne seront probablement jamais présentés en Chine. La plupart ont été tournés sans permis, de façon « indépendante », sans aucun espoir de diffusion locale (si ce n’est par le truchement du marché noir). Si un cinéaste comme Jia Zhangke peut, grâce à ses succès internationaux, respirer un peu plus à l’aise, obtenir des financements étrangers et bénéficier d’une relative ouverture de la part des autorités, et ce, depuis quelques années seulement (ses premiers films ont été interdits), ce n’est pas le cas de la majorité des cinéastes chinois contemporains qui tentent, comme Jia, de filmer cette lente dérive d’un monde dans laquelle nous sommes également pris, souvent sans le savoir.

Nous avons rencontré Érik Bordeleau (doctorant en littérature comparée et cinéma) et He Xiaodan (cinéaste), les deux programmateurs invités de ce cycle qui ont gentiment accepté d’échanger avec nous, de nous donner leur point de vue sur l’état des choses en Chine, de son cinéma et de sa société, entre capitalisme et communisme, entre individualisme et effacement de soi.

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À la recherche du cinéma chinois contemporain

Hors champ : Quels ont été les « axes de pertinence » que vous avez privilégiés ? Qu’est-ce qui vous a orientés dans vos choix ?

He Xiaodan : Pierre Jutras m’a dit qu’il voulait vraiment présenter un cycle sur le jeune cinéma chinois. Quand je suis allée à Beijing, l’année passée, pour ramasser des films, honnêtement, je ne m’étais pas donné un « standard » ou des axes de pertinence. Je savais que je cherchais des films dans lesquels on pouvait voir les diverses facettes de la Chine actuelle, d’un regard honnête, ces facettes que les films chinois « mainstream » ne nous montrent pas dans les salles de cinémas. Par coïncidence ou par nécessité, la plupart des films que j’ai obtenus à la fin, s’accordent avec ma préférence : les personnages sont tous des figures « oubliées » ou « ignorées » par la société chinoise ; leur vie nous révèle une réalité noire et déprimante sur la Chine qui, au contraire, cherche à donner une impression de prospérité ; les films sont tournés dans des villes autres que Beijing ou Shanghai, les deux métropoles que presque tous les films commerciaux privilégient. Par ailleurs, la plupart des films que j’ai choisis n’ont pas eu l’autorisation de tournage, ni n’ont été présentés dans des salles de cinéma en Chine.

Vu que j’ai étudié à la Beijing Film Academy, j’avais encore beaucoup d’amis qui travaillent dans le milieu du cinéma. Je n’ai donc pas eu de difficultés à trouver des gens qui pouvaient m’aider à localiser les films. La plupart des films ont pu être trouvés grâce à un professeur qui s’appelle Xian Ming Zhang qui travaille à l’Académie du film de Beijing. Il a lancé une maison de production indépendante, qui est devenue une sorte de centre très actif. Présentement, tous les cinéastes indépendants, lorsqu’ils terminent un film, donnent une copie à M. Zhang, parce que, en général, une fois les films terminés, les cinéastes ne savent pas quoi faire avec leur film. M. Zhang a beaucoup de contacts à l’étranger, avec l’Europe, et il aide ces jeunes cinéastes à montrer leurs films.

HC : C’est une structure privée ?

HX : C’est privé. En Chine, il n’y a pas d’endroits pour montrer le cinéma indépendant, underground. Beaucoup de sujets sont très sensibles, et interdits. Donc il y a peu de chance de montrer ces films en salle.

Érik Bordeleau : Lors de mon dernier séjour en Chine, j’ai rencontré une femme qui s’appelle Zhang Yaxuan qui est en train de monter une archive du cinéma documentaire indépendant en Chine subventionné par la compagnie espagnole Iberia. Tout ça un peu sous le chapeau de l’essor de l’art contemporain en Chine. Pour compléter la programmation, Zhang Yaxuan été d’une grande aide.

Le cinémas chinois, avant la 5e génération

HC : On se rend compte un peu honteusement en regardant le programme « Histoire » que l’on connaît en fait assez mal l’histoire du cinéma chinois et son patrimoine, en particulier d’avant-guerre ou de l’immédiat après-guerre (pour la majorité des cinéphiles, le cinéma chinois commence avec la 5e génération, avec Chen Kaige et Zhang Yimou). Il semble qu’il y a une production étonnante, mais qui n’est pas connue en Occident.

EB : Shanghai, à la fin des années 20 et au début des années 30, avait une production cinématographique florissante. Après, il y a eu la guerre, après ça le communisme, qui a amené toute une série de films de propagande. Mais durant les années folles, à Shanghai, il s’est passé quelque chose d’assez extraordinaire. Shanghai, il faut dire, est une ville particulière. Elle a été fondée par les Occidentaux. Il y a une espèce de culture hybride qui a donné lieu à une industrie cinématographique en bonne et due forme. Pour quelqu’un qui s’intéresse à l’histoire du cinéma chinois, c’est un pan important qu’il ne faudrait pas négliger.

HX : Il y a beaucoup de chefs-d’œuvre qui ont été réalisés durant cette période.

HC : Il est étrange que cette histoire ne fasse pas partie de l’histoire du cinéma qu’on enseigne. Par rapport à l’Asie, on enseignera le cinéma japonais, on parlera du benshi, de Mizoguchi, Naruse et Ozu, mais le cinéma chinois est à peu près inexistant.

EB : Je suis assez mal placé pour dire si c’est pour des bonnes ou des mauvaises raisons.

Le cinéma de la 6e génération et le pouvoir

HC : Quel rôle joue aujourd’hui l’Académie du film de Pékin pour la formation de la génération montante de cinéastes chinois ? Est-ce encore un passage obligé ?

HX : L’Académie du film de Pékin a toujours joué un rôle important pour la formation des cinéastes chinois. De Zhang Yimou à Lou Ye et Wang Xiaoshuai, à Jia Zhangke, cette académie a été estimée de façon quasi superstitieuse chez des gens qui ont des rêves de cinéma. Aujourd’hui, elle tient encore la seule position qui n’est pas remplacée par les autres endroits de formation. Ceci étant dit, avec la popularité des caméras digitales et aussi le développement des cinémas indépendants, l’Académie du film de Pékin n’est plus le seul passage obligé.

HC : En même temps, il semble que le cinéma disons underground et « indépendant » — même si ces cinéastes sont issus de l’Académie — est totalement séparé des structures étatiques, à peu de choses près ? Quel est le rapport entre État et cinéma indépendant ?

HX : D’après ce que j’ai connu, tout est lié à la censure. Si tu veux tourner un film avec un permis, tu dois passer par la censure, dès l’étape du scénario. Il faut passer par plusieurs étapes, du tournage en tant que tel jusqu’au produit fini. Donc Les cinéastes indépendants, qui la plupart doivent tourner sans permis, ne cherchent même pas à présenter leurs films en salle, car ils savent que c’est impossible. On peut dire qu’il n’y pas encore un système étatique pour les films indépendants en Chine. Le mot « indépendant » tient vraiment son premier sens ici pour eux, car ils n’ont aucun soutien financier, aucune salle pour montrer leurs films. Mon expérience personnelle ici au Canada m’a fait voir la différence de façon très évidente : j’ai une maison de production avec mon copain qui s’appelle Ciné-frontière. Je me considère totalement comme une cinéaste indépendante, mais avec un soutien étatique. C’est absolument encore un rêve pour les gens comme moi en Chine aujourd’hui. Donc, même si c’est dur de travailler dans ce domaine ici au Canada, je dois dire que je suis très chanceuse comparée à eux.

HC : Il y a un paradoxe pourtant. Un film comme The World de Jia Zhangke a été financé en bonne partie par l’état qui a accepté le projet, qui lui a donné un permis. C’est un cas atypique…

EB : C’est un cas intéressant pour comprendre la réception en Chine des cinéastes de la sixième génération. Pour faire une histoire courte, au début des années 90, un groupe de cinéastes a commencé à réaliser des films de façon indépendante, aidé en bonne partie par la technologie numérique. Avant la possibilité ne se posait même pas. Je pense à des cinéastes comme Wang Xiaoshuai, ou encore, celui qui est souvent considéré comme le pionnier en la matière, Zhang Yuan (Beijing Bastards, East Palace West Palace). Jia Zhangke arrivera un peu plus tard.

HC : Est-ce que ce sont des cinéastes qui ont étudié à l’Académie du film de Beijing ?

HX : Zhang Yuan a étudié en peinture. Ce n’est pas un cinéaste issu de l’Académie. À l’époque où j’étudiais en Chine, à Beijing, il était déjà connu et considéré comme un cinéaste très audacieux. Un cinéaste que le gouvernement haïssait. Son premier film s’appelle Beijing Bastard.

EB : Zhang Yuan, c’est un peu la figure pionnière du cinéma indépendant chinois de ce qu’on appelle la sixième génération. Il a récemment fait la manchette à cause de problèmes de drogue, enfin… Toufa duanle, son second film, veut dire Les cheveux dans le vent, les cheveux détachés. C’est un film sur la scène rock pékinoise post-Tiananmen. On assiste à l’éclosion d’un groupe rock chinois qui chante la liberté. On suit l’histoire de ce petit groupe de rebelles qui squatte des locaux, le film prend souvent des airs de vidéoclip kitsch, c’est très sympathique !

Zhang Yuan, Beijing Bastards, 1993

HX : Il est aujourd’hui un peu oublié, mais il faut dire que ça s’est un peu dégénéré par la suite. Mais il a vraiment créé l’impulsion.

EB : Jia Zhangke arrive plus tard. Il est plus jeune. Son premier film, Xiao wu artisan Pickpocket est sorti en 1997. Wang Xiaoshuai le précède. C’est un cas très intéressant pour comprendre la transition entre la 5ème et la 6ème génération. Si on veut comprendre comment le cinéma indépendant de la sixième génération émerge et rompt avec le cinéma de la cinquième génération, le point de rupture c’est la Place Tiananmen. À partir de là il y a plusieurs cinéastes qui veulent filmer la Chine actuelle, ses mutations, son malaise, plutôt que de filmer une Chine en clé allégorie nationale, et ainsi dessiner un tout autre rapport au peuple chinois et à la réalité chinoise. Wang Xiaoshuai a fait trois films sur le malaise post-Tiananmen : The days (1993), Suicides (1994) et Frozen (1996). Les trois portent directement sur le suicide, en particulier chez les artistes. Dans Frozen par exemple, il s’intéresse à la situation de l’art performatif en Chine vers 1994-1995. Le film culmine dans la mise en scène d’un suicide « performé ». Le film est anonyme parce qu’il est en train de travailler sur un film qui deviendra So close to Paradise (1999), qu’il tente de faire passer par les réseaux officiels. Cela aura été à son avis une erreur parce qu’il a finalement été lourdement censuré… Il a réalisé Frozen de façon anonyme pour se protéger, pour pouvoir arriver à faire un film above ground si on veut. Il est important de noter que les cinéastes chinois indépendants ne tiennent pas à être underground. Ce qu’ils voudraient c’est être diffusé de la façon la plus large possible. Mais pour des raisons politiques qu’on connaît, cela n’est pas toujours possible.

HC : Progressivement, à mesure que certains de ces cinéastes se font connaître, on voit qu’ils intéressent les étrangers et parviennent à obtenir des financements d’Europe ou d’Asie. Est-ce cela la tendance actuelle, pour ces cinéastes-là ? Pour la crête du cinéma underground, est-ce devenu la seule solution ?

HX : Il faut dire qu’il n’y a pas beaucoup de Jia Zhangke ou de Lou Ye. C’est vraiment 3 ou 4 qui ont réussi à obtenir le soutien étranger. La plupart des cinéastes indépendants ont beaucoup de difficulté à obtenir de l’argent. C’est encore une économie de fortune. On trouve une caméra, on fait jouer des amis, etc. Au Canada, on peut avoir la chance d’avoir du financement public, peu importe le projet, documentaire ou fiction. Même si c’est parfois compliqué, il y a au moins la possibilité. En Chine ce n’est pas le cas, il n’y aucun soutien local. On se rabat sur le système privé. Parfois des compagnies privées vont soutenir les œuvres, mais c’est très difficile.

Jia Zhangke, Xiao wu artisan pickpocket, 1997

Situation du cinéma chinois contemporain : quelle image projeter

HC : J’ai l’impression qu’il y a une situation un peu schizophrénique. D’un côté, on retrouve le cinéma d’auteur chinois que nous connaissons et que nous appelons le « vrai cinéma » chinois, qui nous arrive à travers le réseau des festivals, qui sont présentés dans les Cinémathèques, etc. Et en Chine, pour eux, le cinéma chinois c’est tout autre chose…

HX : La plupart des films qui jouent à la Cinémathèque ne sont pas montrés en Chine. Il n’y a aucun endroit où ils peuvent être montrés. Il n’y a pas un groupe de spectateurs. Il n’y a pas une véritable culture filmique et cinéphilique pour ce genre de films.

EB : Il n’y a pas de diffusion, ni trop d’intérêt de la part du grand public. Quand on rencontre des chinois et qu’on leur parle de cinéastes comme Jia Zhangke, Wang Xiaoshuai, ils nous disent qu’ils ne montrent pas la bonne image de la Chine. C’est la réponse unanime que l’on reçoit de n’importe qui, quand on leur parle de ces cinéastes. Ils vont nous dire que ce sont des cinéastes qui font des films pour les Occidentaux. C’est le raisonnement classique. Ce sont des films qui font « perdre face » à la Chine.

HC : Cette idée de « perdre face » semble fondamentale dans la pensée et la culture chinoise, pour la politique, la société.

HX : C’est fondamental. Même dans la mentalité chinoise. Dans une famille, si on a plein de problèmes, on doit fermer la porte et se disputer entre nous, mais quand la porte est ouverte, on doit sourire.

HC : Il y a lieu de faire des parallèles historiques sur cette question. On remarque qu’à différents points de rupture de l’histoire du cinéma, cette question s’est posée. À l’époque du néo-réalisme italien, Andreotti, en 1948, suggérait qu’il était préférable de « laver notre linge sale en famille ». Même à l’époque de la Nouvelle vague, certains politiques étaient gênés par l’image que ces films « légers » donnaient de la France à l’étranger. En Iran c’est la même chose. Ce sont aussi des moments intéressants, parce que, à l’intérieur du pays, jusqu’à un certain point de vue, le peuple et le pouvoir se désintéressent de ces œuvres, ne veut rien savoir de ces films, et en même temps, à l’étranger, on voit ce cinéma devient le « cinéma national » du pays. Ces moments schizophréniques sont très intéressants et féconds d’un point de vue esthétique et historique. Et ils semblent revenir à des moments où, justement, des cinéastes décident de s’arrimer, de se brancher au réel, et c’est là que ça ne passe plus au niveau politique et parfois même au niveau local. En Italie, on disait : « pourquoi parler du chômage, on connaît la chanson. » En Allemagne, les premiers films de ruines, tournés immédiatement après la fin de la guerre, ont été violemment rejetés par le public qui vivait encore dans les ruines.

EB : Cette comparaison me semble éclairante. On a souvent tendance à exagérer cette réaction de fermeture qu’on rencontre effectivement en Chine. Par exemple, à la table-ronde d’hier, une dame chinoise nous a demandé : « C’est quand la dernière fois que vous êtes allés en Chine ? » Son idée, c’est évidemment : « Vous ne pouvez pas parler de la Chine parce que vous n’êtes pas chinois… » C’est bon de relativiser et de mettre en perspective.

HC : En même temps, à chaque fois, ce sont des problèmes singuliers. Les cas chinois, iranien et italien possèdent bien sûr leurs spécificités. Mais c’est intéressant de les mettre en série.

Capitalisme, cinéma d’auteur et schizophrénie : un Friends chinois ?

EB : Si je peux ajouter quelques chose : la question « chinoise » est devenue essentiellement une question de marketing national. Quand on est aussi conscients que les chinois le sont de ce que c’est que de projeter une image sur la scène mondiale, eh bien effectivement, on prend les moyens nécessaires pour contrôler l’image que l’on projette. Et cette idée est introjectée par la population chinoise qui vit totalement en syntonie avec notre époque hyper-soucieuse de l’image projetée. De ce point de vue, ils ont bien appris leur leçon concernant le pouvoir des représentations culturelles. Cette question est d’autant plus épineuse à notre époque en raison du contexte de la mondialisation, et beaucoup plus je crois que cela pouvait être il y a quarante ans, dans le cas du néoréalisme italien.

HC : En effet, l’image que la Chine veut projeter d’elle-même, et on l’a vu depuis une dizaine d’années, et en particulier avec les Olympiques, c’est l’image d’une Chine très confiante d’elle-même, le regard tourné vers l’avenir, constituant la nation hégémonique de demain. Une confiance démesurée. À l’inverse, l’image que les films nous projettent en est une d’inquiétude, de problèmes sociaux.

EB : J’ai une amie chinoise qui déplorait le fait que l’on ne retrouvait pas de films qui parlaient de « notre situation », c’est-à-dire une image de la Chine qui réussit, la situation des jeunes professionnels de Beijing et de Shanghai qui vivent une vie qui n’aurait rien à envier à la vie de jeunes gens à Montréal, New York ou Berlin. Elle se considérait « sous-représentée » si je puis dire !

HC : Ne retrouve-t-on pas cela un peu dans les films de Lou Ye, notamment Suzhou River ?

EB : Pas vraiment. Ce qu’elle avait en tête c’était plutôt quelque chose comme La vie la vie, qui montrerait que nous sommes rendus bourgeois, qu’on n’a plus besoin de parler de nos problèmes sociaux…

HC : Une sorte de Friends chinois, finalement ?

EB : Oui, en quelque sorte.

Jia Zhangke, Still Life, 2006

L’accueil de Jia Zhangke

HC : Ce qui diffère en effet, ce sont les enjeux économiques précis de la Chine sur l’échiquier mondial, ce qui rend ces questions d’images encore plus compliquées. Je me demande si les chinois — ou du moins ceux qui pourraient être concernés par ce genre de choses — tirent un orgueil du fait que Jia Zhangke remporte le lion d’or à Venise par exemple. Ces prix viennent récompenser des films qui ne reflètent pas une image positive, optimiste de la Chine.

HX : Jia Zhangke n’a commencé à recevoir l’attention en Chine qu’après qu’il ait reçu des prix internationaux. Xiao wu artisan Pickpocket a été interdit, il n’avait pas le droit de tourner. Aujourd’hui, dix ans après, il est totalement accepté, pas par le public nécessairement à la différence de Zhang Yimou, mais par les médias et le milieu professionnel. Il est devenu une star. En Chine, on peut regarder tous ses films sur DVD. Depuis Still Life, je crois que ses films sont présentés aussi dans des grandes salles de cinémas. Jia Zhangke est comme un pionnier ou un porte-drapeau par rapport à la génération de cinéastes émergents. Qu’est-ce qui fait que le Gouvernement a changé à ce point leur regard sur lui ?

EB : Il est devenu tellement populaire sur la scène internationale, que ça devenait impossible de le censurer à l’interne. Jia Zhangke ne tenait pas, comme la plupart les cinéastes indépendants, à tourner des films undergrounds et censurés par le gouvernement. The World est le premier film qu’il a réussi à faire passer par les canaux officiels. On parle d’un film produit en 2004, donc presque 10 ans d’underground avant de réussir à se faire accepter dans le système…

Jia Zhangke, Still Life, 2006

HX : C’est une bonne chose. Il est tellement connu à l’extérieur que le gouvernement n’a pas le choix d’accepter ce genre de films. Il a ouvert un chemin pour les autres cinéastes indépendants…

HC : Tout en espérant qu’il ne soit pas le seul à passer, et que l’on ne referme la valve après.

EB : Non, Jia Zhangke lui-même s’assure qu’il n’est pas le seul à passer. Sinon, pour donner un contre-jour à tout ça, quand Jia Zhangke est traité par les spécialistes du cinéma chinois en Chine, on dira — qui est une manière de le neutraliser gentiment — qu’il s’agit d’un coup de pub. Que Jia, et les autres cinéastes indépendants, se placent dans le rôle de l’indépendant pour aller chercher le regard de l’étranger. C’est une manière de ne pas regarder le contenu de ces films et de les disqualifier sur un plan purement formel.

Les héros nationaux

EB : L’autre gros problème en Chine c’est qu’aller au cinéma coûte trop cher, presque aussi cher que pour nous, même si le coup de la vie est beaucoup moins élevé. Donc, peu de gens vont au cinéma et les DVD pirates sont disponibles partout. Ça tue dans l’œuf l’industrie cinématographique chinoise. L’autre question c’est qu’il faut toujours penser en Chine en fonction d’une volonté de puissance nationale exacerbée. Sur cette base-là tu as tout un courant de pensée qui dit : il faut aimer nos « blockbusters ». Il faut aimer Zhang Ziyi, c’est un devoir national. Il faut aimer Yao Ming, le joueur de basket. C’est notre fierté nationale. C’est notre carte d’identité, notre marque de commerce. Ce que je trouve intéressant dans la situation actuelle en Chine c’est qu’il y a à peu près unanimité tant au niveau du pouvoir qu’au niveau de la population sur l’idée qu’il faut « faire corps » avec eux.

HC : On peut se demander si les cinéastes de la cinquième génération ne jouent pas un rôle similaire à ce niveau-là. On pense à Zhang Yimou par exemple.

HX : Zhang Yimou est le numéro un…

EB : C’est le Steven Spielberg du cinéma chinois.

HX : Il est totalement rentré dans l’establishment, même avant les jeux olympiques. Il est un héros pour les chinois.

EB : En 1995, un livre est sorti en Chine qui s’intitulait La Chine peut dire non. Ça a fait fureur. Il faut comprendre la psychologie collective chinoise comme celle d’un peuple qui était le centre du monde, qui a été humilié pendant cent, cent cinquante ans par l’Occident. C’est comme ça que l’histoire chinoise se raconte elle-même. Sur cette base, les jeux olympiques c’est un coming out sur la scène internationale. Et sur une plus petite échelle, les blockbusters et toute une production culturelle chinoise viennent dire : « On a accueilli l’Occident. Maintenant c’est à l’Occident d’accueillir nos valeurs chinoises. » Mais la question est, quelles sont les valeurs chinoises que l’on doit accueillir, qu’il faudrait qu’on accepte. Là c’est une toute autre histoire, et plus personne ne s’entend…

HX : Beaucoup d’anciennes philosophies chinoises sont très intéressantes, et de cela, l’Occident aurait beaucoup à apprendre. Mais pas les choses fondées sur l’apparence… Qu’est-ce que la Chine peut donner au monde, c’est une grande question.

HC : Oui, et qui ne serait pas le capitalisme sauvage et le culte des vedettes.

EB : C’est là qu’on a le goût de leur retourner la question et de leur demander qu’est-ce qu’ils ont à nous offrir. Serait-ce d’accepter que Zhang Ziyi et Yao Ming fassent partie de notre quotidien ?

L’histoire d’une modernisation
ou comment on a appris à aimer le capitalisme

HC : Où se situe Mao dans l’écriture de l’Histoire chinoise aujourd’hui ? Il semble que la Révolution de 1949 a cédé largement le pas à 1990, comme véritable point de rupture…

EB : Attends. Déclinons cela en 3 dates. 4 mai 1919. C’est le moment où la Chine prend acte de son retard et décide de se moderniser. C’est la date fondatrice qui marque la rupture symbolique qui signe la fin de l’empire chinois tel qu’on l’a connu durant deux millénaires. L’histoire du XXe siècle chinois est l’histoire d’une modernisation. Comment on vient à bout d’une tradition dont on considère que c’est un poids qui nous empêche de nous moderniser. Il faut de ce point de vue comprendre l’accession du parti communiste au pouvoir en 1949 comme un processus de modernisation. La révolution communiste est une révolution moderniste, pour moderniser le pays. Ensuite, troisième date, c’est 1978, avec Deng Xiaoping qui vient au pouvoir. Est c’est à ce moment-là que la modernisation va prendre un tournant capitaliste. Mais la modernisation capitaliste de Deng Xiaoping est impossible sans la rupture radicale établie par le communisme, durant laquelle des industries vont s’établir. Moi je pense qu’il faut voir le XXe siècle chinois comme l’histoire d’une modernisation en trois temps. Le troisième temps, celui d’aujourd’hui, se travaille depuis trente ans. C’est le moment de l’ouverture des réformes économiques chinoises. Là-dessus, si on veut faire un parallèle historique, la méthode chinoise est infiniment plus sage et subtile, que la médecine de cheval du FMI et de la banque mondiale appliquée à la Russie en 1994 où soudainement on décide de monétariser l’économie, et où tout un pan de l’économie communiste russe passe entre les mains des apparatchiks, d’une oligarchie. Là-dessus les chinois ont fait la chose beaucoup plus intelligemment. Ce qui leur a permis d’éviter la crise financière de 1997, par exemple. La Chine était suffisamment forte économiquement, lucide devrais-je dire, pour jouer ses propres pions sur la scène économique internationale. Vu de cet angle, dans le long terme, je crois que la Chine est très bien gouvernée.

HC : C’est bien gouverné, mais c’est un pays terrifiant en même temps.

EB : Je ne voudrais surtout pas donner crédit à la Révolution culturelle, dire qu’il s’agissait d’une nécessité historique, etc. Mais si on regarde simplement les choses, la transition économique chinoise a été réalisée de main de maître. Ça n’empêche pas l’extrême nécessité d’un cinéma indépendant qui décrit la mutation en cours.

Wang Bing, À l’ouest des rails, 2004

Le DVD : une cinéphilie chinoise

HC : En Iran ou en l’Inde, le peuple a facilement accès aux salles de cinéma. C’est la forme de divertissement la plus accessible. En Chine, la situation semble différente. On y trouve un des marchés les plus florissants pour le DVD.

HX : Maintenant ça devient de plus en plus difficile, le cinéma est de plus en plus chic. Mais quand j’étais petite, ça n’était pas comme ça. C’est devenu très cher de fréquenter les salles de cinéma en Chine aujourd’hui. Quand même, même à l’époque, c’était une activité sociale, comme d’aller au théâtre. On y va une fois par mois, par deux mois.

EB : Les plus belles collections privées de films on les trouve chez les chinois. Les DVD coûtent 1$. L’histoire du cinéma s’ouvre à toi quand tu arrives en Chine. Il y a une culture cinématographique extraordinaire. C’est la joie du marché noir!

HX : Il y a des magasins qui vendent des DVD et il est impossible de savoir si c’est légal ou illégal. Et il n’y a aucune façon de le savoir. Les mêmes films se vendent sur la rue, un peu moins cher.

EB : Le problème finalement c’est la qualité, à savoir si les films pourront jouer sur votre lecteur. Plus sérieusement, concernant la diffusion d’œuvres non tolérées par le gouvernement : cet été, quand j’étais à Shanghai, tous les commerçants itinérants vendaient Summer Palace de Lou Ye, pendant deux semaines. Puis soudain, toutes les copies avaient disparues. Sans doute des autorités sont passées et leur a dit qu’ils pouvaient rester, mais qu’ils devaient retirer ce film.

Tabous et nouvelle économie

HC : Donc c’est moins pour empêcher le marché noir, que pour empêcher certains films de se vendre.

EB : C’est particulièrement vrai pour Summer Palace. S’il y a bien un sujet tabou, c’est Tiananmen.

HX : Il faut ajouter le Falun Gong, et le Tibet…

EB : En effet. Mais place Tiananmen représente le moment où la Chine aurait pu basculer vers une démocratie plus à l’occidentale.

HX : Il y a aussi un autre tabou, celui de la Révolution culturelle. Un film qui voudrait porter sur cette période sera très strictement censuré.

HC : De quel type de tabou s’agit-il ? Et de ce point de vue, comment est-ce que l’histoire chinoise est enseignée, quelle place vient jouer la Révolution culturelle dans cette histoire ?

HX : C’est une des périodes les plus compliquées et importantes dans l’histoire contemporaine chinoise, mais dans ma mémoire, il y a un vide. Je ne sais pas trop. C’est triste. Tout ce que je sais, j’ai dû le trouver moi-même dans les livres, en interrogeant mon grand-père, avec les intellectuels qui ont vécu cette époque.

HC : L’aspect tragique de la révolution culturelle n’est évidemment jamais abordé.

HX : Jamais traité honnêtement. Ça se ramène à quelques pages…

EB : Mais les Chinois n’ont pas un monopole là-dessus. Il suffit de voir le Japon ou la Russie qui ont beaucoup de difficulté avec leur propre histoire.

HX : Un historien chinois, Li Hau, très connu à Taiwan et en Chine aussi et qui a parcouru tous les livres d’histoire en Chine, et il est convaincu qu’il faut tout réécrire, tant il y a des mensonges.

EB : Mais le problème c’est que les jeunes ne s’intéressent plus vraiment à l’histoire. Le sentiment général est le même qu’ici… Je tiens à insister qu’un Occidental qui n’est pas plus politisé que cela, lorsqu’il arrive en Chine il ne se sent pas opprimé. Il n’a pas nécessairement les antennes pour savoir en quoi l’histoire chinoise a été réécrite et occultée de telle ou telle façon. Si tu vas en Chine, de nos jours, tu as l’impression que tu es dans cette espèce de continuum mondial aseptisé. C’est la société du spectacle. Je pense qu’on n’a pas tant à adresser des reproches à la Chine, qu’à constater comment la Chine s’intègre à la gestion spectacularisée politique mondiale. Évidemment, il y a énormément de choses à déterrer dans l’histoire chinoise. Mais si on veut regarder la situation chinoise actuelle, il faut voir comment, financièrement parlant, un gouvernement autoritaire comme celui de la Chine c’est peut-être le nec plus ultra du capitalisme. Ça devient dur à nier. Tu as des chinois qui nous disent : « regarde comme ça fonctionne bien. Pourquoi on voudrait avoir un gouvernement démocratique qui va rendre les processus beaucoup plus longs et moins efficaces, tandis que nous on a un gouvernement autoritaire qui simplifie les choses, et qui est très efficace sur le plan économique. » De toute façon, les chinois vont nous dire que, après tout, la chose la plus importante, n’est-ce pas l’économie, et en ça, ils ne sont pas loin de nous. Il faut s’assurer de garder un regard critique sur nos propres processus de dé-démocratisation dans nos pays, parce que la manière avec lequel ça se passe ici est exactement la même. La puissance de la société du spectacle est la même. Seulement les chinois sont arrivés dans le capitalisme au moment où les outils de domination postmodernes étaient le plus affinés. Il faut vraiment garder ça en ligne de compte.

HX : Pourquoi ça marche n’est pas important. La question importante c’est le résultat.

Contrôle, médias et consumérisme

HC : On a l’impression que le sort un peu terrible qui afflige certaines classes de la population en Chine, certaines régions, est accepté sans sentiment de révolte particulier. Que ce soit pour le Barrage des Trois-gorges et les expropriations qui ont suivi, certaines fermetures d’usine, les conditions de travail assez déplorables, on sent que ce sont des choses qui sont acceptées au nom d’un principe supérieur et qu’ils ne donnent pas lieu à une agitation sociale.

EB : En Chine, chaque jour, il y a des centaines de manifestations. Il faut lire le New York Times par exemple pour peut-être en avoir une petite idée dans une brève. Le gouvernement chinois s’emploie à s’assurer que chaque mouvement demeure local et ne se répande pas. Ils contrôlent évidemment les médias.

HX : Les médias en Chine c’est la langue du gouvernement. Les médias provinciaux, dans chaque ville, sont hautement contrôlés. Surtout le département de nouvelles.

EB : La télé chinoise s’appelle CCTV. CCTV ici ça veut aussi dire « télévision en circuit fermée »..! On dit souvent que les autorités chinoises, pour connaître ce qui se passe dans leur propre pays, doivent lire les journaux d’Hong Kong. Les bons journalistes sont à Hong Kong, où il y a une véritable liberté de presse. J’ai un ami qui travaille pour une revue de mode, et il est contrôlé. Il y a des articles qui ne passent pas.

HX : Les jeux olympiques sont le meilleur exemple de cela. Dans aucun autre pays on aurait fermé autant de rues, fermé des quartiers entiers. Et en même temps ça marche.

HC : Les gens ont été mis au chômage.

EB : Au moins un million de pékinois ont été déplacés ou expropriés.

HX : Oui, parce qu’on est convaincu que l’intérêt national est beaucoup plus important que l’intérêt individuel. Tu dois te conformer, te sacrifier pour les jeux olympiques. Et c’est pourquoi ça fonctionne.

EB : La question est aussi de savoir ça va fonctionner encore longtemps en Chine, car l’idée d’individualité consumériste est dorénavant bien implantée. Je m’intéresse beaucoup à l’idée de « devenir-imperceptible », c’est en quelque sorte pourquoi je me suis autant intéressé à la Chine. Traditionnellement, en Chine, on vise un devenir-imperceptible. Il faut parvenir à ne plus être en friction, en frottement avec le réel. Ce n’est pas un mouvement de sortie hors du monde. L’intellectuel confucéen s’épanouit dans sa manière de rester à l’intérieur du système gouvernemental sans en souffrir. C’est toujours le modèle du roseau qui penche mais ne se brise pas. Au quotidien, ça se résume en une sorte de proverbe très connu et qui me semble exemplaire : « L’homme de peu se cache au loin, dans la forêt, tandis que le grand homme se cache parmi les gens ».

HC : Ce qui est le contraire de la pensée individualiste que le capitalisme chinois actuel semble développer.

EB : Pour moi, c’est Reebok qui résume le mieux la question avec son slogan, tout ce qu’il y a de plus métaphysique : « I am what I am ». C’est une formule qui décrit parfaitement le processus de création de sujets consommateurs. La Chine y aspire et ce qui est particulièrement intéressant à voir c’est comment tu implantes un sujet consommateur sans métaphysique, sans deux mille ans de métaphysique du sujet. C’est fascinant. Tu vois vraiment le point de rupture schizophrénique. C’est là, maintenant. À un moment donné ce sera absorbé et on sera dans une espèce de civilisation mondiale consumériste, capitaliste, mais pour l’instant il y a encore ces espèces de heurts schizophréniques. Et quand on est en Chine on les sent, on les voit. Encore faut-il être sensible à ce que ça suppose chez nous. Sinon, on ne le voit pas non plus là bas.

Si on part de cette lecture politique, et on regarde un film comme The World de Jia Zhangke, c’est une pure critique de la société du spectacle actuelle. The World est fait comme un entonnoir qui se termine sur une asphyxie. Tout ce qui était solide part en fumée, et nous conduit à l’asphyxie. La ligne est très claire. Dans ce film, toutes les relations sociales entre dans un état de précarité. Dans son film suivant, Still Life, le film est découpé en 4 sections, symbolisées par des produits de luxe : du thé, des bonbons, de l’alcool, du tabac. Dans une entrevue, Jia dit que ces produits, répartis également entre les gens durant le communisme, symbolisent la persistance des relations sociales. Jia Zhangke est vraiment sensible à cette atomisation du social sous la pression capitaliste.

Jia Zhangke, The World, 2003

HC : On parle beaucoup de « travailleurs flottants » à propos de The World. Mais plus généralement, le « flottant », comme personnage philosophique, est fondamental dans l’œuvre de Jia Zhangke.

EB : Le capitalisme met les gens en suspension. C’est vrai sur le plan relationnel, c’est aussi vrai sur le plan du travail. Les flottants, ce sont ces millions de chômeurs paysans qui migrent vers les grands centres à la recherche de travail. Ce sont eux qui construisent la Chine hypermoderne d’aujourd’hui. Ce sont les grands sacrifiés de la mondialisation en Chine. Ce qui m’impressionne le plus chez Jia Zhangke, c’est qu’il a une empathie extraordinaire. Il ne sombre jamais dans l’intellectualisme. Il filme avec son cœur et il touche juste, parce qu’il filme ce qui se passe. On l’appelle souvent le cinéaste des paysans migrants.

HC : Pickpocket, et tous les films de Jia Zhangke m’ont toujours frappé par leur bande-son, qui passe beaucoup par les médias. On entend souvent des messages diffusés par des hauts-parleurs, la radio est omniprésente, des sons de la télévision mal syntonisée, et bien sûr la musique, en particulier par le biais du karaoké. Ça semble un motif important de son cinéma. On retrouve d’ailleurs cela chez Kiarostami ou Panahi, où la radio est très importante.

EB : Oui, ça c’est un classique chez Jia Zhangke. Dans Plaisirs inconnus il y a ce moment où on nous annonce à la télé que Beijing va recevoir les jeux olympiques. Mais peut-être que je simplifie trop, mais c’est une stratégie commode et commune. Et de ce point de vue là, je ne crois pas que soit à ce point différent que ce que l’on retrouve chez d’autres cinéastes européens ou autres.

Jia Zhangke, Xiao wu artisan pickpocket, 1997

Un cinéma sous influence

HC : Quels sont les principales influences de ce cinéma ? Vient-elle principalement l’extérieur, du cinéma Occidental ? On cite beaucoup le néoréalisme italien, mais est-ce qu’on reconnaît une influence typiquement chinoise ?

EB : Il faudrait parler de l’importance d’un Hou Hsiao-Hsien. Par exemple, Jia Zhangke se réclame de Hou Hsiao-hsien. Jia Zhangke définit lui-même Still Life comme un déroulé de peinture chinoise ancienne. Il y a chez les deux un art du fade qui me semble crucial pour comprendre leur démarche.

HX : La plupart des étudiants de l’Académie de cinéma de Beijing ont été influencés par Hou Hsiao-hsien. C’est quelqu’un qui a fourni une façon de filmer, un nouveau regard.

HC : Est-ce que l’influence du cinéma asiatique (Taiwan, Hong Kong, Corée) en général se fait remarquer dans le cinéma chinois. Je pense à Ozu.

EB : Hou Hsiao-hsien est le fils spirituel d’Ozu. Il faut se rappeler que Deleuze dit que Ozu accède à « l’image-temps » par ses moyens propres. Ce n’est pas par le biais de notre rapport occidental à l’image, ou par rapport à l’évolution du langage cinématographique qu’il y arrive. C’est fascinant parce que les chemins se croisent. La conception est-asiatique de l’image est extrêmement complexe. Évidemment, les cinéastes chinois s’inspirent aussi beaucoup de la lecon néo-réaliste européenne.

HC : Et on voit bien comment Hou Hsiao-Hsien est la courroie de transmission entre Ozu et Jia Zhangke.

HX : Le cinéma de Hong Kong a aussi beaucoup influencé les cinéastes de Beijing. Il y a des cinéastes qui font des films commerciaux et qui ont subi l’influence du cinéma de Hong Kong. Parce qu’il ne faut pas oublier que dans le marché, ce n’est pas les films de Jia Zhangke ou Lou Ye qui prennent toute la place…

HC : Même si on les trouve sur le marché.

HX : Oui, oui, on trouve de tout sur le marché, tout ce que tu veux, sans problème. C’est la seule façon de voir ces films par contre. Il faut les acheter. Et tu peux trouver les films les plus récents tout de suite, deux ou trois jours après leur sortie.

EB : Pour donner une idée : La vie des autres est un film qui a été très populaire en Chine. Le film était illégal. Il n’a pas été présenté en salle, mais il a eu une résonance formidable.

Culture populaire

HC : Les salles sont dominées, par contre, par le cinéma hollywoodien ?

EB : Oui, oui. Prenons l’exemple de Kung fu Panda. Les autorités chinoises avec lesquelles j’ai été mis en contact cet été disaient : « Si ça prend des américains, pour venir développer un film avec notre animal national, avec notre art martial traditionnel… » Ils l’avaient vraiment dans la gorge.

HX : Dans les salles de cinéma on retrouve surtout du cinéma hollywoodien doublé en mandarin.

EB : Une anecdote : durant une conférence sur le cinéma chinois à Shanghai cet été, certains officiels chinois déploraient le fait que les Occidentaux avaient une mauvaise image de la Chine et de Shanghai parce que dans Mission impossible III on voit du linge qui sèche à la fenêtre d’un immeuble hypermoderne. Donc ça brise l’image hypermoderne de Shanghai ! C’est une anecdote qui en dit long sur l’état d’esprit actuel et la susceptibilité de la Chine à l’égard à sa propre image.

HC : Et au niveau de la télévision et du cinéma populaire, qu’est-ce qui domine, hormis le cinéma hollywoodien ?

EB : Au niveau populaire, les mélodrames coréens et japonais sont très populaires.

HX : Surtout les séries télévisées…

EB : Là il y a une espèce de communauté culturelle pan-asiatique de facto.

HC : C’est le cas en Amérique latine ou au Moyen Orient, où c’est toujours le mélodrame qui triomphe, en nivelant toutes les identités singulières. Il faudrait un jour réfléchir au succès du mélodrame. Mais revenons à la question des susceptibilités.

Retour sur la censure et l’histoire

HC : On a parlé de quelques sujets tabous : la place Tiananmen, Falun Gong, le Tibet, la révolution culturelle. Comment cela se trouve traité par les cinéastes en Chine ? Summer Palace de Lou Ye tente de traiter un peu directement le sujet de la Place Tiananmen…

HX : Quand on regarde ce film, on voit qu’il a été de forcer de traiter cette séquence comme un jeu. Il ne peut pas filmer ça. Personne ne peut filmer ça.

EB : Il a tout de même été interdit de filmer pour cinq ans. Toute l’équipe présente à Cannes a été ramenée illico en Chine. Les acteurs, les cinéastes ont été rapatriés sur ordre du gouvernement. Dans le film, la scène de place Tiananmen dure quelques minutes, c’est un arrière-fond.

HX : Et même ces deux minutes sont mal faites.

EB : Le gouvernement chinois fonctionne avec une idée de la dénégation. Si tu nies un événement pendant suffisamment de temps, il finit par cesser d’exister. Il y a une dénégation de la révolution culturelle, et la même chose s’est produite avec Place Tiananmen.

Lou Ye, Summer Palace, 2006

HC : Est-ce que cette conception n’est pas profondément archaïque, dans le monde médiatique actuel ?

EB : Tu oublies le great firewall of China. Ce sont toutes les technologies développées pour filtrer l’information sur Internet. On l’a vu durant les Olympiques.

HC : Mais ils seront fatalement débordés à un moment donné ou un autre.

EB : Bon, ce n’est pas comme si nous vivons dans la grande liberté de presse ici. Bien sûr, c’est incomparable avec ce qui se passe en Chine. Mais eux, quand ils parlent des médias occidentaux, ils vont regarder CNN et Fox. Quand on regarde Fox et CNN on n’a pas l’impression que c’est tellement différent de la télévision en circuit fermée chinoise, toutes proportions gardées.

HC : Sur les trois autres zones grises, ou encore la question des minorités ethniques, qu’en est-il ?

HX : C’est un thème qui n’est pas valorisé du tout, il n’y a pas d’intérêt. Je suis issue d’une minorité en Chine. Je peux dire que le sujets des minorités (il y en a 56 en Chine) n’a jamais eu la place qui lui revenait, ni chez les cinéastes des générations précédentes, ni chez les nouveaux cinéastes. Les films au sujet des minorités sont à 95% soutenus par le gouvernement, comme une obligation politique : ce sont aussi, pour cette raison, des films très contrôlés. C’est presque un acte totalement gouvernemental. D’après moi, il y a deux raisons principales : les minorités sont toujours un groupe faible en Chine ; il n’y pas vraiment d’attention ni d’intérêt culturel pour les minorités chez le grand public en Chine, où la culture Han tient une place absolument dominante. Pour le Tibet c’est la même chose. C’est un sujet tellement plus chaud à l’étranger qu’en Chine.

EB : D’un point de vue chinois, le problème ne se pose même pas. Pour les Chinois, le Tibet fait partie de la Chine, c’est tout. Et Taiwan est le petit frère qui devra tôt ou tard rentrer au pays. Mais le cas de Taiwan est plus délicat, dans la mesure où il rappelle qu’il y a eu une guerre civile en Chine. Il y a un parti communiste qui a triomphé contre un parti nationaliste.

HX : La plupart des gens pensent que c’est seulement une question de temps avant que Taiwan rejoigne le giron.

EB : Taiwan est le reste d’une guerre civile… Taiwan représente un enjeu géopolitique majeur. Ça ne peut pas vraiment se régler. La Chine en fait une cause de guerre. Taiwan fait partie de la Chine et reviendra à la Chine. C’est tout. Il n’y a pas de négociation possible semble-t-il….

HC : Sans vouloir « essentialiser » à mon tour, est-ce qu’on peut dire que la sixième génération du cinéma chinois est homogène ? Quels sont ses caractéristiques ?

EB : Le retour au réel, utilisation de décor urbain, d’acteurs non professionnels. Ils filment les mutations, en renonçant à filmer des grandes fresques historiques. Il y a un ensemble de points qui distinguent la 5e de la 6e génération. Mais à l’intérieur de ça, malgré tout, Jia Zhangke a peu à voir avec Lou Ye.

HX : Il y aussi le fait que ce sont des cinéastes qui acceptent de traiter de certains sujets tabous. Si la censure finira par être levée en Chine, je suis curieuse de savoir ce qui se passera, quels genres de films seront réalisés.

HC : La question que je pourrais me poser, c’est si les films seront meilleurs, une fois qu’on lèvera la censure.

EB : La question est intéressante. En Chine, les chinois vont souvent dire que, s’il a été censuré, c’était parce qu’il n’était pas assez mature, assez mûr. Comme si il suffit d’être assez à point, assez mature, et à ce moment là ils peuvent passer. L’idée de mûrissement et de maturité est très idéologique. Dès que quelqu’un commence à parler comme ça il faut tendre l’oreille, parce qu’il y a anguille sous roche, il y a du contrôle. Oui, est-ce que le cinéma chinois va sombrer dans une extrême immaturité du moment que la censure va tomber, c’est une grande question…

HC : Ça reste à voir!

(Propos recueillis et retranscrits par André Habib)

Emily Tang, Conjugaison, 2000