Nous
Commémorer un génocide en faisant le deuil d’une nouvelle guerre. 45 jours de combat en Artsakh, un accord de cessez-le-feu signé. L’Arménie a perdu la guerre. Décider de revoir Nous d’Artavazd Pelechian (1969).
Un an plus tard, des contestations, des cessez-le-feu, interventions russes, interventions turques, ventes d’armes israéliennes à Bakou, alliances géopolitiques, héritage culturel détruit, revendications territoriales, la défaite et la déception et une rupture entre la diaspora, ses attentes, et les Arméniens au pays.
Nous.
Un film qui commence par le noir, un souffle, sept vues de montagnes ou peut-être sept jours, et puis la création, la lumière. Un accouchement sonore et une naissance ; l’explosion de la terre… Tremblement ou explosion, guerre ou création ? Effondrement ou émergence ? Les deux en même temps ! Tragédie et victoire.
De cette terre émerge une scène d’enterrement et les hommes forment une vague, une marée humaine qui vibre au son des voix élégiaques. On enterre toujours, guerre après guerre. Pelechian prophétise, il le sait, on n’en finira jamais d’enterrer les nôtres. Les brebis, les agneaux et le sacrifice. La longue marche ! Est-ce un pèlerinage ou les marches de la mort ? La liturgie qui emporte l’image. Une voix qui lamente : « Seigneur ait pitié » (Der Voghormia, vers la 15e minute).
On vous regarde, on vous voit, on sait que vous avez été témoin, on connaît vos regards détournés même cent ans après. Statue d’ange de marbre ayant tout vu.
Le temps, le cinéma, les images par secondes. Lieu de commémoration et d’interprétation de la mémoire. Mémoire singulière ou collective.
Naître de réalités instables, de rythmes sociaux, d’un inconscient collectif lié à la scène traumatique originelle.
Peuple et anachronisme. Qu’est-ce qu’un génocide non reconnu ? Qu’est-ce qu’un fait marquant si toujours nié ?
Essayer de sculpter le temps à notre convenance.
Le présent est tissé de passés multiples 1 , aucune image n’est vierge. Pelechian n’utilise pas seulement des images de guerres contre les Arméniens, mais des images de Guerres, de partout. Le tout sous le regard d’un enfant. Un enfant dont le portrait et le regard ressemblent à des centaines de photos d’enfants témoins, prises pendant et après le génocide.
Abolir le temps, lutter avec le temps, s’en rendre maître, le transformer et peut-être ainsi transformer le destin des peuples et mouvements. Les mouvements politiques, le mouvement des peuples, celui des corps. Exode, tremblements, chaos, foules, élégies ou liturgies ? Des mouvements qui nous dépassent, nous enracinent. Une dérive ou un geste, un rapport. Un devenir continuel.
Passer du discursif aux émotions.
Se prendre toute cette modernité dans la gueule.
Enterrer et rebâtir, redevenir terre. « Souviens-toi que tu es né poussière et que tu redeviendras poussière », et de cette même chair, de ces mains, se voir renaître.
Nos frontières, nos terres, traitées après traités, frontières tracées, retracées. Populations déplacées, diaspora, fragments, retrouvailles et réunifications et puis, qui sait, le retour ! Un retour symbolique aux terres qui portent nos noms, mais d’où on n’a pas surgi. Car nos poussières parsèment les géographies outre les montagnes, bordures et nations.
Nous sommes nos montagnes 2 . Nos corps éparpillés qui se rapprochent en lutte continue, en réincarnation constante. Un montage de montagnes et d’exaltation d’un peuple remplace le deuil du début. Un retour, une rencontre avec la terre, l’aspiration à un renouveau.
Comme vers la fin du film, travelling arrière, inversez les images de la destruction des collines et rendez-nous nos montagnes !
Virer l’image au noir et répéter. Ararat se tient toujours de l’autre côté et tant qu’il y est, la musique du départ revient.
Le cycle, la boucle qu’on croit bouclée n’en est pas vraiment une et la résolution ne reste que provisoire, inachevée.
Notes
- Georges Didi-Huberman, L’image survivante, Paris, Éditions de Minuit, 2002, p. 55. ↩
- Nous sommes nos montagnes (en arménien Մենք ենք մեր սարերը), est une sculpture massive située à la sortie nord de Stepanakert, la capitale du Haut-Karabagh, sur la route d’Askeran ; ce monument est devenu le symbole de cette république autoproclamée, ainsi que de l’union de ses habitants avec leurs montagnes. Nicholas Holding, Armenia and Nagorno-Karabagh, Bradt Travel Guide, Chalfont St Peter, coll. « Country Guide », 2006, p. 210. ↩