Quel cinéma ?
Le cinéma m’a fait. Je lui dois d’avoir vécu et de vivre les plus extraordinaires rencontres que l’on puisse imaginer, précisément parce qu’il réinvente la réalité. Je lui dois de connaître Méliès, Feuillade, Sjöström, Flaherty, Mizoguchi, Buñuel, De Sica, Renoir, Ford, Bresson, Ozu, Tati, Keaton, Groulx, Perrault, bien d’autres et certains dont je parlerai ici. Je lui dois d’avoir mis de la beauté, des idées, du rêve, de la conscience et de l’espoir dans mon ciboulot de petit bourgeois de « race canadienne-française catholique 1 ». Le cinéma m’a fait. J’ai fait du cinéma. Je n’en fais plus. Ou devrais-je dire : je ne m’en fais plus ? Mais le cinéma sera toujours mon pays d’adoption, grand comme le monde entier. Et il me permet de voyager sans bagage, dont celui de mon âge.
Le cinéma m’a fait. Pas tout le cinéma, bien entendu. Un certain cinéma, surtout celui qui représente un possible modèle pour le Québec tant sur le plan social et culturel que de la production. Exemple type : Umberto D (1952) de Vittorio De Sica, qui en mon adolescence a défini les paramètres de ma création future. Je suis entêté : j’ai toujours cru et je crois plus que jamais que rien ne sert d’adopter les modèles industriels dominants (faut-il les nommer ?) à moins de souhaiter et de vouloir accélérer notre assimilation à une culture dont nous ne pouvons de toute façon être que les parasites éternellement insatisfaits. Car par ailleurs, le cinéma est un art : n’est-ce pas, monsieur Malraux 2 ? Vous l’avez astucieusement affirmé par l’absurde en concluant ainsi votre Esquisse d’une psychologie du cinéma : « Par ailleurs, le cinéma est une industrie ». On se comprend ?
Art, parfois. Quand il regarde l’humanité avec l’objectif (de caméra) de la compassion et de la lucidité. Quand, pour me répéter, il imagine, réinvente, réinterprète la réalité. Tracez vous-mêmes la frontière entre vos préférences et leurs raisons d’être. Voici certaines des miennes, frontières et préférences. Certains de mes coups de cœur et de foudre parmi le nombre restreint de films que je peux voir.
D’occident
Il y a tout d’abord — à mes yeux — cette trilogie : The Station Agent (Tom McCarthy, 2003, scénario et réalisation, premier long métrage, 500 000 $), Paterson (Jim Jarmusch, 2016, scénario et réalisation, 5 millions) et Lucky (John Carol Lynch, 2017, premier long métrage, scénario Logan Sparks et Drago Sumonja, budget inconnu, mais réputé bas). Trois films américains indépendants, de ton, de forme et de production, dont les personnages principaux sont des marginaux ordinaires, si je puis dire : Finbar McBride (Peter Dinklage) de The Station Agent, une petite personne, n’a qu’une seule passion dans la vie, celle des trains, et il se tient à prudente distance des autres, des « grandes » personnes, afin de ne pas souffrir davantage de sa différence ; Paterson (Adam Driver), le chauffeur d’autobus de Paterson (la ville), écrit des poèmes et vit avec sa femme Laura, la plus innocemment excentrique qui soit, et leur bourru bouledogue Marvin, seul personnage « dramatique » du film ; enfin, Lucky (Harry Dean Stanton), le vieux, entêté et solitaire Lucky, vit seul malgré ses 90 ans dans un lieu désertique à proximité d’une petite ville où il se rend à pied faire ses courses, fume à répétition, fait des mots croisés, du yoga, et retrouve ses amis dans un petit bar le soir. Le bar, au reste, est un lieu commun — dans les deux sens du terme — aux trois films, un lieu hors du temps quotidien, familier, des personnages, mais également celui de rencontres ou de conflits avec autrui ; où Finbar, un peu éméché, sentant l’hostilité à son égard, se hisse sur le comptoir et hurle « Take a good look! » (regardez-moi bien !) ; où Paterson peut mesurer la distance entre le calme relatif, indolent, de son existence et les drames personnels de plusieurs (dont l’amoureux fou qui menace de se suicider parce que celle qu’il aime refuse son amour, les conflits entre le patron du bar et sa conjointe) ; où Lucky vient échanger — confronter — sa conception de la réalité, de la vie et de la mort avec ses amis et tout le monde : « All going to go away […] into darkness. The void » (Tout va disparaitre dans les ténèbres). Le vide. Mais, lui demande-t-on, qu’est-ce qu’on fait alors ? « You smile », répond-il (Vous souriez). Les trois films ont par ailleurs en commun une esthétique dépouillée consécutive à une réalisation et une mise en cadre 3 réduites à l’essentiel, elles-mêmes consécutives à leur coût bas de production (peut-être moins dans Paterson) tout autant qu’au point de vue éthique de leur réalisateur.
D’orient
J’accroche ici à ma locomotive trois autres wagons, trois autres films à petit budget : Dwelling in the Fuchun Mountains (Xiaogang Gu, 2019, scénario et réalisation, premier long-métrage, non-acteurs uniquement), Yi Yi (Edward Yang, 2000, scénario et réalisation) et Driveways (Andrew Ahn, 2020, scénario de Hannah Bos et Paul Thureen), dont l’esthétique-éthique est du même ordre. Nous n’en sommes pas moins dans le spectacle, dans la représentation ; mais pas dans le spectacle pour le spectacle, pas dans de la représentation pour le seul show dont les ultimes exemples sont les ennuyeux, nuls, James Bond et compagnie de ce monde 4 . Nous sommes ici dans la représentation pour la signification, la contemplation et la communication (on pourrait même dire « communion » si le terme n’avait pas été galvaudé par la religion catholique). Tout ça se trouvait déjà chez Ozu et Mizoguchi, mais s’était quelque peu évaporé avec la chauffe industrielle du « cinétéléma », chauffe plus que jamais alimentée par tous les HBO et Netflix de notre monde numérique.
En somme, dans ces films, nous sommes en territoire humain, nous vivons avec des personnes-personnages qui cherchent comme nous, comme tous les êtres humains, leur place parmi les autres, parmi les âges, parmi les civilisations, parmi les grandes rivières du Temps, telle la Fuchun, et parmi les paysages qu’elles habitent et auxquels elles finissent par ressembler. Et nous réapprenons, car peut-être l’avons-nous oublié, que nous sommes toutes et tous différent·e·s et semblables à la fois. Qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil, sauf notre smog qui lui fait ombrage. Et que les histoires des unes et des uns constituent notre patrimoine le plus vital. Histoire, étalée sur quatre saisons, d’une grand-mère et de ses quatre fils dans Dwelling (et ce n’est que la première partie d’une trilogie). Histoire d’un ingénieur et de trois générations de sa famille de classe taïwanaise moyenne dans Yi Yi. Histoire d’une mère monoparentale d’origine asiatique dans Driveways. Histoires d’hommes sans famille dans The Station Agent et Lucky, mais où se créent des arrimages essentiels à leur vie, à leur survie : Finbar avec Joe, le propriétaire latino (Bobby Cannavale) qui stationne sa cantine mobile devant la gare où il habite, et avec une adolescence afro-américaine qui l’invite à venir parler des trains à son école ; Lucky avec la grande famille de la propriétaire mexicaine du dépanneur qui l’invite à la fiesta de l’anniversaire de son fils, où il se met tout de go à chanter en espagnol (c’est une scène à pleurer). Quant à Paterson, personne de son entourage ne pourrait se douter que cet individu, dont la vie est aussi réglée que l’horaire des autobus qu’il conduit, filtre l’existence des autres et le passage du temps à travers son quotidien, sa routine, et les matérialise en poésie.
Néo néo-réalisme ?
Lucky fait des mots croisés. Pour trouver un mot, il consulte un ami au téléphone qui lui dit qu’il s’agit de « realism ». Il va alors à son dictionnaire pour en trouver la définition et lit à haute voix : « Realism, the attitude or practice of accepting a situation as it is and being prepared to deal with it accordingly. Or, the quality or fact of representing a person, thing, or situation accurately or in a way that is true to life ». Ma traduction : « L’acceptation d’une situation telle qu’elle se présente ou de la manière d’y faire face ; ou un attribut ou un fait représentant une personne, une chose ou une situation de manière exacte, conforme à ce qu’elle est ». C’est l’histoire de ce film. De ces six films. L’histoire du cinéma. L’histoire de son réalisme relatif, car nous ne pouvons pas toucher, câliner, embrasser les personnages. Ils font ça entre eux, à notre place. Ce peut être aussi jouissif que frustrant. C’est vrai et ce n’est pas vrai en même temps. Mais ce n’est pas faux non plus. Alors ? Alors le choix et le point de vue du réalisateur, de la réalisatrice, font toute la différence. Montrer ou non telle ou telle chose, telle ou telle personne, de telle ou telle manière, pour telle ou telle raison, pendant une durée déterminée, qui elle, est la mesure de l’émotion transmise et par la suite ressentie, vécue par le spectateur. En d’autres mots, l’émotion n’est pas nécessairement fonction de gros plans mélodramatiques, de déclamations larmoyantes, d’aveux psychologiques à faire saigner le cœur des statues comme la télévision en fait trop souvent son pain et son beurre. Dwelling in the Fuchun Mountains et Yi Yi sont en ce sens d’une exemplarité à rendre Bresson jaloux et à faire se prosterner Ozu et Mizoguchi. La souffrance comme l’amour ne supportent pas — ne devraient pas supporter — les excès, les enflures, les grossièretés de représentation. Question de culture, de rituels sociaux ? Manière de voir la place de l’individu dans sa société, dans son pays-paysage ? Par exemple, si John Ford laisse ses personnages se fondre « naturellement » dans Monument Valley, Sergio Leone, pour sa part, les dénature complètement en les « supergrosplansissant », fait de la vulgaire — commerciale — caricature. Et on pourrait imaginer semblable catastrophe si on adaptait à l’hollywoodienne des films comme Dwelling et Yi Yi ; car la forme même de ces deux films reflète la place de l’individu noyé dans l’océan humain, le premier provenant de Chine, le second de Shanghai. Toutefois, Kathy, le personnage principal de Driveways, est asiatique et le réalisateur, coréen-américain. On pourrait ajouter à cette liste l’exquis Eat Drink Man Woman (Ang Lee, 1994, coscénarisé avec James Schamus et Hui-Ling Wang, 1,5 million) ; Lee est Taïwanais et a été partiellement éduqué aux États-Unis. Ajouter également l’émouvant Un printemps d’ailleurs (Xioadan He, 2017, sino-québécoise, scénario et réalisation), qui me fait penser à certains égards à Un printemps tardif (Ozu, 1949) : tourné partiellement à Montréal, sous la neige et la froide brisure d’un couple, lui québécois, elle chinoise, le reste du film se déroule en Chine, principalement à Dazu où Fang (Wensi Yan) renoue, tente de renouer avec ses racines (« Peu importe où nous vivons, nous devons nous souvenir de nos racines », dit-elle). Le drame de Fang, c’est qu’elle ne peut avoir d’enfant : est-ce là le symbole d’une impossible fusion culturelle ? Ce serait sans doute aller trop loin que de l’affirmer, mais la question est posée sans équivoque. Je dirais plutôt que le film illustre davantage une tentative de réconciliation avec soi-même et les siens.
D’orient en occident
Quel est donc ce souffle de renouveau qui nous provient de l’Orient et qui a tant d’écho en Occident ? Renouveau ou continuité historique ? Retour à l’essence du néo-réalisme témoignant de la place de l’individu dans la famille, de celle de la famille dans la société et de la société dans son contexte géopolitique ? Témoignant de la vie traditionnelle qu’on enferme dans la coquille de béton de la vie moderne, à l’image de ces habitations anciennes qu’on démolit dans Dwelling pour en construire de nouvelles plutôt monstrueuses ? Témoignant du sort des grands-mères, grands-pères qu’on songe à placer en institution au lieu de les garder à la maison et de leur rendre la pareille de leur dévouement et amour à élever leur famille ? Le vieil âge est dans tous ces films (sauf dans Paterson, qui toutefois se conclut avec la rencontre de Paterson avec un poète japonais venu à Paterson parce que c’est un admirateur des grands poètes William Carlos Williams et Allen Ginsberg qui y ont vécu) : le père de Joe, malade, qui dérange constamment (au téléphone) son fils et, conséquemment, son interaction avec les autres (The Station Agent) ; Del (Brian Dennehy), le vétéran de la guerre de Corée (décidément tous les signes s’alignent), voisin de Kathy (Hong Chau, Driveways), qui devient ami avec son fils Cody (Luca Jaye) ; le chef veuf à la semi retraite, M. Chu, qui doit s’occuper de ses trois filles dans Eat Drink Man Woman ; le grand-père de Fang dans Un printemps d’ailleurs, qui lui cache son cancer, et sa deuxième conjointe qui fait l’impossible pour amadouer sa petite-fille ; et, bien sûr, le vieux, le solitaire, l’irréductible « cowboy » Lucky, à l’antipode social et géographique des personnages âgés des films asiatiques, qui, bien qu’agnostique, vit des moments de grande angoisse existentielle — et lui, il a fait la guerre du Pacifique en tant que cuisinier !
Plusieurs semaines après avoir écrit ce qui précède, je vois Nomadland (Chloé Zhao, 2020, scénario d’après le livre de Jessica Bruder, réalisation et montage, 5 millions), un amalgame on ne peut plus convaincant entre un regard oriental (Zhao, chinoise, a étudié à Londres et New York) et une réalité crument occidentale, celle d’une errance humaine au milieu d’une géographie brute, de paysages qui lui correspondent, au point où Fern (Frances McDormand), le personnage principal, rejette ce qui pourrait lui offrir sécurité et stabilité, la maison bourgeoise de sa sœur ou celle du fils de David, un autre errant rencontré au hasard. Strictement aucune violence physique dans ce film où l’on aurait pu en retrouver à tous les tournants, sur toutes les routes, dans tous les racoins perdus du désert, mais une violence existentielle incurable posant les questions fondamentales qui hantent l’humanité depuis toujours.
Si des film-jockeys existaient comme il y a des disc-jockeys, ils auraient ici belle matière à remixer ; centaines de personnages, situations, paysages, langues, gastronomies, sentiments à entrelacer ; milliards de sons, musiques, images à dérouler comme la fabuleuse toile horizontale de 33 × 690 cm de Huang Gongwang, Séjour dans les monts Fuchun (1347-1350), à laquelle Xiaogang Gu a emprunté le titre de son film. À dérouler au rythme du passage du temps, comme ces plans-travellings aériens du film (jamais à ma connaissance a-t-on utilisé des drones de manière aussi significative) ou à pas de tortue comme « President Roosevelt », nom que le personnage joué par David Lynch (aucun lien de parenté avec John Caroll) a donné à sa tortue qui s’est sauvée à son grand désespoir. On la voit errer dans le désert au début du film et dans le dernier, sublime plan : après avoir contemplé le décor de cactus, Lucky allume une cigarette et emprunte la route vers la gauche de l’écran tandis que President Roosevelt fait son entrée au bas du cadre et poursuit son chemin vers la droite. Symbole de la liberté, de la vie, du temps qui passe ? Chose certaine, Harry Dean Stanton-Lucky n’est plus (il est décédé à 91 ans peu après la sortie du film), mais il vit encore. Vive le cinéma ! Enfin, celui qui permet de faire se rencontrer, s’épouser des cultures aux antipodes géographiques et politiques du monde entier. Et aucun des films dont je viens de parler n’a coûté plus de 5 millions USD !
Notes
- Oh quelle horreur que cette nation ambitionnée par le très petit chanoine Lionel Groulx, quelques fussent les gants de velours violet qu’il utilisa pour manipuler, caresser, savourer et publiciser son « saint » concept comme il l’a fait dans la préface de la deuxième édition de La Naissance d’une race, Librairie d’Action canadienne-française limitée, Montréal, 1930. ↩
- Homme de lettres et d’action qui fumait sans arrêt et avait beaucoup de tics, dont celui d’être un grand écrivain, il rédigea en 1939 un célèbre essai quelques fois remanié par la suite. C’est une brève synthèse des modes universels de représentation : « J’appelle art, ici, l’expression de rapports inconnus et soudain convaincants entre les êtres, ou entre les êtres et les choses ». ↩
- Mise en cadre, oui, non « mise en scène ». Je ne suis plus capable d’entendre cet archaïsme appliqué au cinéma, héritage vicié du théâtre. Je m’en suis expliqué dans mon essai L’Homoman à la caméra. Qu’on parle de la direction d’acteurs, je veux bien, et surtout de « réalisation », mais il n’y a pas de « scène » au cinéma, il n’y a qu’un, que des plateaux de tournage. Est-ce qu’en anglais on parle de « staging », équivalent de mise en scène ? Jamais. ↩
- Je ne méprise aucunement le cinéma-spectacle quand il est astucieux, sensé, fascinant, bien fabriqué, qu’il s’agisse notamment de Alien, Mars Attack, Le Festin de Babette, Doctor Strangelove, Rio Bravo, Princess Bride, Les 7 samouraïs, The Best Years of Our Lifes, Glory, Plane, Trains and Automobiles, The Dead Don’t Die, ou Game of Thrones, même si chaque plan et chaque coupe y est aussi prévisible que le contenu d’un bon club sandwich : c’est du prêt-à-tourner et prêt-à-consommer comme il y a du prêt-à-porter. Par ailleurs, si le polar, roman, télé ou cinéma, ne m’intéresse d’aucune manière, la série danoise de six heures The Investigation est carrément magistrale, peut-être parce qu’il ne s’agit pas d’une fiction. Mais les Bond, c’est moins que le vide absolu. ↩