Itinéraire en pointillés d’un processus de restauration collectif

Dans l’aventure qui nous a rassemblés, beaucoup d’entre nous connaissions Jocelyne Saab avant de rencontrer ses films. Nous savions son engagement, avons côtoyé sa personnalité intrépide, et avons été touchés par son refus de l’injustice, touchés à tel point que nous l’avons presque tous suivie dans ses projets gigantesques, à un moment ou à un autre de sa carrière.

C’est sans doute pour cette raison que nous avons naturellement souhaité nous emparer nous-mêmes des films pour les restaurer, les analyser dans leur matérialité, avec nos yeux, nos mains, notre ouïe. Nous voulions préserver la mémoire de l’énergie militante de Jocelyne Saab, la comprendre au plus près pour pouvoir mieux la transmettre. La cinéaste au travail resté longtemps trop peu visible n’était pas, dans le milieu cinéphile, au panthéon des auteurs dont on vénère l’œuvre complète et les inédits. Pour défendre ces quarante ans de carrière, il fallait d’abord se donner les moyens d’en montrer la teneur.

Nous sommes donc partis chercher le matériel original des films de la cinéaste aux Archives françaises du film. En l’exhumant, nous avons rencontré Jocelyne Saab, à trente ans, alors qu’elle chargeait ses bobines de film inversible dans sa caméra 16 mm pour filmer les rues de Beyrouth avec son chef opérateur Hassan Naamani, qu’elle taillait la pellicule pour donner du sens en un coup de scotch à ses images, tirant ensuite quelques copies positives pour les montrer. Pas le temps de réaliser des copies intermédiaires, tout était tiré et retiré à partir des copies de travail dans une urgence criante !

Ce travail de restauration effectué entre Beyrouth, Marseille, Paris et San Sebastian a été encadré par des spécialistes travaillant à l’INA ou qui sont membres de la commission technique de la FIAF. Il est le résultat d’un travail de trois ans de valorisation, de réflexion et de formation, où l’engagement de chacun d’entre nous semble avoir su s’inscrire dans l’héritage de l’énergie mobilisatrice de Jocelyne Saab. Le texte qui suit a l’envie de retracer le parcours collectif du processus de restauration, afin de mettre des noms sur les multiples personnes qui se sont engagées pour rendre possibles ces résultats, et pour présenter ce réseau d’interlocuteurs sur lequel nous espérons pouvoir continuer à compter à l’avenir.

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Partager, engager, montrer

Mathilde est arrivée en 2019 avec des DV, des Beta, qu’elle a commencé à numériser dans la chaleur étouffante d’un été marseillais… Première découverte des films de Jocelyne Saab, dont j’ignorais tout, malgré ce que je peux avoir d’attachement, personnellement, politiquement, pour les Palestiniens — et quelque chose a passé, là, au travers de ces images de mauvaise qualité, la puissance, la générosité des films, l’émotion, leur poésie. Ne pas juger. Chercher toujours ce qui relie les humains plutôt que ce qui les sépare : ce que Saab nous donne là, c’est ce dont nous allons avoir besoin, alors que les extrêmes-droites sont au pouvoir. Saab était journaliste, elle nous rappelle ce que peut être le courage, l’engagement, la puissance critique…

Mais : depuis 2020, le Polygone étoilé, outil collectif de création cinématographique indépendant s’est équipé d’un scanneur numérique 4 K 1 . Dès l’origine du lieu a été posé le rapport à l’histoire du cinéma et à ce qui en a été écarté : films hors industrie, cinéma hors capital(e). Plusieurs restaurations ont été menées en collaboration avec des cinémathèques (Bologne, notamment). Une collection de livres-DVD témoigne de nos recherches, dont le prochain numéro sera consacré à Jocelyne Saab (Les éditions commune 2 ). Une grande partie des membres du collectif Film flamme 3 , nom de l’association qui gère le Polygone étoilé, tourne en pellicule : il était temps de se saisir des outils techniques en vue de la liberté (et de casser les prix). Ce que nous ne pouvions pas imaginer, c’est que dès son début, cette nouvelle activité accueillerait un nombre insoupçonné de films et de rushes venus du passé, de France, d’Algérie ou du Niger, des films qui percutent notre présent avec des artistes qui travaillent ces archives dans leurs films à l’écriture de leur propre histoire.

Alors : ce que nous apporte cette collaboration autour de Jocelyne Saab, c’est déjà son ampleur, c’est la plus importante que nous ayons à faire, celle qui nous permet d’apprendre, d’élever nos compétences. Celle qui nous permet de poser notre façon propre de travailler, de savoir ce qu’on peut et nos limites, de préciser notre place. C’est celle qui ouvre le questionnement le plus vaste sur l’histoire, sur le cinéma, sur l’histoire du cinéma et le cinéma qui fait histoire. 

– Martine Derain, 23 avril 2022,
Artiste, éditrice et administratrice de Film flamme-Polygone étoilé (Marseille)

Lorsque j’ai demandé à Martine Derain de m’écrire quelques lignes sur ce qui lui semblait important dans le travail de Saab, elle a choisi de mettre en avant une filiation de l’engagement. L’engagement de Jocelyne qui nous porte fait écho à l’engagement de deux décennies du Polygone étoilé, lieu ancré dans un territoire, et rêve concret pour le cinéma : le Polygone étoilé est un endroit où les choses se font, grandissent et s’épanouissent, et il n’est pas étonnant qu’il ait été le premier à accueillir notre envie de rendre mieux visibles les images de Jocelyne Saab.

Cet engagement s’est indubitablement retrouvé dans toutes les collaborations rendues possibles au fil des années. Le principe du projet de restauration des films de Jocelyne Saab — que j’ai porté avec Jinane Mrad à partir de 2019 — était de ne travailler qu’avec des gens pour qui le cinéma de Jocelyne Saab s’est imposé comme une évidence, sans condition, sans recul.

En sortant les films des Archives françaises du film où ils sont précieusement gardés et en nous réappropriant, collectivement, un matériel artistiquement et historiquement fondamental, nous avons pu rassembler autour de nous suffisamment d’énergie et de compétences pour créer, à notre façon, un réseau international désormais capable de restaurer des films, de la remise en état mécanique à la restauration numérique image, en passant par la numérisation et la restauration du son.

Notre envie initiale était de nous plonger dans l’image et dans l’histoire de leur production. Après avoir numérisé, synchronisé et sous-titré, avec l’aide de Mahdi El Lyoubi, toutes les ressources analogiques que nous avions retrouvées pour permettre aux films de circuler, et avant que le Polygone étoilé ne se dote d’un numériseur, Mohanad Yaqubi, artiste palestinien associé à l’université belge KASK & Conservatorium m’avait accueillie à Gand muni d’un scanneur 2 K. C’est avec lui que j’ai pour la première fois ouvert les boîtes d’archives de films de Jocelyne Saab, elle qui souhaitait tant travailler sur la sauvegarde de ses films et qui n’avait pu donner accès qu’à de très mauvaises copies sur Beta ou sur DVD gravé pendant toutes nos années de travail ensemble. La curiosité de découvrir le matériel original de Jocelyne était partagée. La plupart des films sont des copies de travail sur positif inversible, avec du son optique et du son magnétique, avec une bande internationale et plusieurs bandes de commentaires (français, anglais ou arabe, parfois les trois).

En découvrant ce matériel, Mohanad Yaqubi, lui, a vu le luxe dans lequel travaillait Jocelyne qui, pour chaque film, multipliait les bandes sonores dans une économie qui était loin de celle du cinéma militant. Pour ma part, je découvrais pour la première fois des images qui avaient été retirées des versions que j’avais comme références, celles passées à la télévision française au moment de la guerre, sauvegardées aujourd’hui par l’INA. J’ai pris conscience à la fois des méthodes de travail de Saab, très clairement formée par son expérience de journaliste à la télévision française, mais aussi de sa capacité — s’il fallait encore la prouver — d’être à contre-courant de l’opinion générale, au point de se faire remonter ses films sur les tables de l’ORTF avant leur diffusion à l’antenne.

Libérer, diffuser, restituer les archives

À la suite d’une petite rétrospective des films de Jocelyne programmée par Gary Vanisian à l’Arsenal de Berlin en octobre 2019, le philanthrope suisse Simon Philips nous a proposé un petit fonds pour soutenir l’entreprise de restauration, que j’avais annoncée en début de séance. Ce financement, délivré par le Gwärter Stiftung, a été la base de tous nos possibles. Jocelyne Saab avait cette curiosité pour l’humain ; ce qui rend son cinéma très riche, et le discours qu’elle porte sur la situation libanaise, éminemment actuelle. Il en allait de la nécessité de valoriser ces films qui touchent la mémoire de la guerre du Liban, de cette mémoire qu’ont toutes les personnes adultes avant la proclamation de la fin de la guerre en 1991.

Aujourd’hui, six personnes travaillent à la restauration numérique des films de Jocelyne au Liban, en lien avec leurs homologues à Paris, à Marseille et à San Sebastian, avec lesquels ils débattent de choix techniques et éthiques de manière à rester au plus près de ce qui a été pensé au moment de la création. Le matériel original est resté en Europe où il a été numérisé, mais les fichiers numériques passent au-dessus des contraintes d’accès ou de circulation. Après leur numérisation, les films seront rendus aux Archives françaises du film où les avait déposés Jocelyne Saab. De même, une fois numérisée, l’ensemble de l’archive papier de la cinéaste sera déposée à la Cinémathèque française selon ses vœux. Les institutions inventorient, préservent, conservent. Mais pour permettre à l’histoire de s’écrire, les archives doivent être accessibles le plus largement possible. Si l’émotion n’est pas la même lorsqu’on feuillette les notes manuscrites de Jocelyne que lorsqu’on lit leur image scannée sur un écran d’ordinateur, le potentiel du numérique ne doit pas être négligé, particulièrement dans le cas d’un œuvre comme celle de Jocelyne Saab : une œuvre multiculturelle, transnationale, que chacun peut s’approprier et faire parler depuis l’endroit où il se trouve.

Notre objectif, dès le début de ce long cheminement, était de former nos regards sur cette œuvre. Indépendamment des institutions et en opposition à l’idée de faire faire ce travail par des prestataires privés, nous avons commencé à bâtir, dès 2019, un projet de formation à la restauration numérique de films. Nous voulions nous adresser à des professionnels ou à des apprentis de la postproduction actifs et intéressés par ce travail sur l’archive établis d’abord et avant tout au Liban, en plus d’avoir le désir de travailler en Égypte — Jocelyne ayant réalisé une grande partie de sa carrière dans ce pays, sa troisième maison. Le drame qui s’est abattu sur le Liban avec l’explosion du 4 août 2020 a renforcé cette nécessité de faire avancer concrètement ce projet de formation sur place avec des partenaires, de lancer ce chantier sur le long terme, avec les films de Jocelyne Saab comme première expérimentation. L’étape suivante de notre travail, soit l’organisation des premiers ateliers, s’est adressée d’abord aux Libanais. L’Institut français du Liban, qui avait accepté de nous accompagner, a intégré le projet Cinematheque Beirut de Metropolis dans la boucle pour cette mission, dont Nour Ouayda s’est saisie pour nous accompagner. Nous avons obtenu, grâce à l’engagement de Manuèle Debrinay-Rezos, un fonds de soutien de la part du Roberto Cimetta Fund ayant permis, en 2021, l’organisation d’une série d’ateliers entre la France et le Liban, accueillis à Beyrouth par Mahmoud Korek qui nous a ouvert les portes de ThePostOffice ; et en France par Martine Derain qui, une fois de plus, a ouvert avec enthousiasme les portes du Polygone étoilé à ce projet. À ce moment est arrivé dans l’association Mounir El Abbassi, devenu rapidement un collaborateur précieux, qui a pris en charge la diffusion des films et toute une réalité administrative qui pesait sur nos frêles épaules ; sans lui, nous n’aurions pu accomplir un tel travail.

Ces ateliers ont été accompagnés par la commission technique de la Fédération internationale des Archives Film (FIAF) grâce au soutien de sa directrice, Céline Ruivo, et par la Cinémathèque Suisse grâce au soutien de Caroline Fournier. Les films ont ainsi été restaurés à partir des enseignements de Robert Byrne, président du Silent Film Festival et restaurateur indépendant, et de Julie le Gonidec, collaboratrice secteur production numérique à la Cinémathèque Suisse.

L’idée de développer un regard et une expertise technique sur des images qui nous disent autre chose de l’histoire nous semble être une combinaison fructueuse. L’Association des amis de Jocelyne Saab, devenue Association Jocelyne Saab, a décidé d’étendre ce travail à d’autres filmographies et archives non-film. Nous continuons de faire fructifier ce réseau en poursuivant son travail de formation, en France, au Liban, dans les territoires Palestiniens ou ailleurs, à partir d’images délaissées par les institutions et redécouvertes par des chercheurs, des artistes ou tout autre curieux. L’achat du logiciel Diamant HS-Art, que nous devons à l’indéfectible générosité de Jonathan Randal, en plus de nos nombreuses collaborations avec des associations disposant d’outils de numérisation, nous permettent d’envisager le soutien et l’accueil d’autres projets, d’ainsi permettre à d’autres images de revoir le jour.

Numériser, restaurer, décoloniser

Nombreux sont les artistes, les programmateurs et les chercheurs qui ont récemment trouvé dans les films de Jocelyne Saab une incroyable matière à réflexion. Stéphane Moro, cinéphile aguerri et débusqueur d’archives incroyables, est entré dans le projet par fascination pour cette capacité à parler au présent :

Le premier film de Jocelyne Saab que j’ai vu, c’était Beyrouth ma ville. Le titre ne me disait absolument rien ni le nom de la cinéaste, d’ailleurs. On projetait le film au Polygone étoilé à Marseille 4 , un lieu ouvert sur ce que le cinéma a de meilleur, j’étais confiant. Beyrouth ma ville a été pour moi un choc de cinéma considérable, c’est peu de le dire. J’avais pourtant beaucoup de lacunes sur les événements de la guerre civile libanaise, mais tous les aspects essentiels de l’homme allaient être traités dans Beyrouth ma ville : la dignité, le courage, la fraternité, l’intelligence, dans un monde où tout s’était rétréci. Enfin, il s’agissait d’une femme, Jocelyne Saab en personne, et elle était aussi durement frappée par la maladie de la mort comme elle le dira elle-même. La Trilogie de BeyrouthBeyrouth jamais plus (1976), Lettre de Beyrouth (1978) et Beyrouth ma ville (1982) — est une œuvre documentaire parmi les plus exaltantes des grandes odyssées du cinéma (dans le prolongement d’un Joris Ivens) qui nous révèle comment une jeune cinéaste conquiert son registre poétique dans le quotidien de la guerre civile comme dans les phases les plus meurtrières du conflit libanais. 

– Stéphane Moro, 22 avril 2022

Stéphane a entrepris de scanner toutes les archives papier de Jocelyne Saab, que j’avais inventoriées en 2019, avec l’aide de Lucie Charlier et de Victoria Rezelman. À terme, son travail permettra le lancement d’un site et d’une base de données où apparaîtront, en libre accès, toutes les archives de Jocelyne qui seront déposées à la Cinémathèque française, comme elle le souhaitait.

L’engagement de Stéphane, qui ne connaissait ni le Liban ni Jocelyne, a servi d’étalon pour constater de l’universalité des films que nous souhaitions diffuser — ses archives papier, principalement en français, deviennent déjà source d’inspiration pour des cinéphiles qui y retrouvent aussi leur histoire — une histoire politique, mais aussi personnelle et humaine.

Lors d’une discussion que j’ai eue avec Mohanad le 3 février 2022, celui-ci est, quant à lui, revenu sur la spécificité du travail de la cinéaste :

Ce qui est troublant avec Jocelyne Saab, c’est qu’elle ne suivait aucun parti politique et pourtant, elle était militante. La plupart des films que j’ai retrouvés dans d’autres collections ont généralement un parti politique derrière eux. Ceux-ci pouvaient couvrir le prix de l’équipement, ou prendre soin de la distribution, qu’il s’agisse du Parti communiste français, ou celui des Chinois, des Vietnamiens, des Cubains — il y a toujours une structure politique. Jocelyne, elle, travaillait avec les systèmes de production occidentaux, ou en tout cas français, et en même temps elle y insuffle de l’idéologie personnelle. C’est le début d’une sorte de décolonisation du médium lui-même par l’utilisation des moyens coloniaux. C’est en réalité une grande discussion parmi les réalisateurs dans les années 1960 et 1970, spécifiquement les réalisateurs diplômés à l’Ouest. J’ai vu apparaître ce genre de discussion dans le journal d’un réalisateur du Palestinian Film Unit Group. Il écrit : « comment peut-on produire un cinéma pour notre peuple en utilisant les mêmes techniques que nous utilisions dans cette école qui nous enseignait finalement le cinéma colonial ? ». Les exemples de films documentaires qu’ils ont vus à l’école de cinéma de Londres ou de San Francisco sont généralement au sujet des politiques expansionnistes, des récits nationaux ou de science. La question pour eux était de savoir comment s’équiper avec des outils qui leur permettent de parler à leur peuple. Les réalisateurs diplômés de Russie ou d’Allemagne de l’Est ne se posaient pas ce genre de questions, parce que les racines du cinéma qu’ils ont étudiées sont différentes. Ça vient déjà d’une perspective activiste selon laquelle le cinéma est un outil pour le changement, et qu’il devrait être entre les mains du peuple. Ils ont lu Lénine, ils ont lu toute son expérience, c’est à partir de là qu’ils ont appris. Mais pour les réalisateurs qui ont eu une éducation occidentale, comme Jocelyne par exemple, ou Mustafa Abu Ali et d’autres, ils font souvent face à cette question esthétique : comment construire un récit en utilisant la méthodologie coloniale, mais en le faisant pour son propre peuple ? Chez Jocelyne Saab, on peut sentir cette discussion progresser du premier au dernier film. Le premier, Femmes palestiniennes, est un film très didactique, et d’une certaine façon, il est presque contre les femmes palestiniennes. Dans sa structure — ce sont des entretiens très directs, les gens tiennent des discours de propagande, cela n’a pas de sens, tu ne sens pas que c’est une femme arabe progressiste qui est derrière la caméra, tu sens juste que c’est encore un journaliste français. Je veux dire par là qu’on voit qu’elle est encore en train d’apprendre comment décoloniser son propre langage, sa propre esthétique à travers ce processus. Avec Le Sahara n’est pas à vendre, et en particulier Égypte, la cité des morts, on voit déjà qu’elle commence à se débarrasser de ce langage. Elle s’engage davantage avec les gens, avec le cadre, elle devient plus expérimentale, particulièrement avec le personnage du fou dans Égypte, la cité des morts, qui porte la suggestion d’un récit alternative. Mais c’est avec la trilogie de Beyrouth que l’on voit cette force fleurir de plus belle. On y trouve l’indépendance, la voix, de cette réalisatrice issue des mouvements de gauche arabes. Les films sont plus modernes. Elle s’est détachée de l’école cinématographique occidentale ainsi que de l’approche du reportage. Dans Lettre de Beyrouth, elle laisse la caméra au milieu des gens, elle enregistre la voix du peuple, avec leurs récits drôles et les récits tragiques… Lettre de Beyrouth aurait pu se passer intégralement dans le bus. 

Mohanad Yaqubi travaille aujourd’hui, lui aussi, sur une publication autour de ces films, réalisée dans le cadre de son travail de recherche à KASK, qui a pour objectif de déployer les traces de la pratique de Jocelyne Saab. Quelques réflexions à cet effet ont surgi durant notre discussion :

Plusieurs de ses films témoignent de la migration d’images d’un film à l’autre. On trouve une ou deux images montées d’une certaine façon dans ses premiers films, puis en retraversant la collection tu vois que cette même séquence est utilisée dans un autre film, mais elle est alors prise comme un tout. Travailler avec les négatifs vous dit des choses à propos du format, à propos de la nature des négatifs — ces séquences montées sans coupe, que l’on retrouve collées dans les films précédents, qui nous permettent de dire qu’elle remonte ses anciens négatifs dans ses films suivants. Ce processus de collage est une thématique très intéressante dans son cinéma, posant aussi la question des droits d’auteurs. Qu’est-ce que ça veut dire de parler de droits d’auteurs dans un sens militant et politique ? Est-ce qu’il serait possible aujourd’hui de faire la même chose et de remonter des séquences d’un autre film ? Où est-ce que cette émigration des images s’est arrêtée ? Il semble que les frontières de la transnationalité se sont dessinées non seulement pour les peuples, mais aussi pour les images. Maintenant, si tu veux faire quoi que ce soit, tu dois t’en référer au cinéaste. Durant la période militante, 99 % des cinéastes ne pensaient pas aux images d’archives comme des images, ils y pensaient comme des archives dans lesquelles il y a des images que tu peux utiliser, faire migrer, et dont tu peux continuer à parler d’où qu’elles viennent, que ce soit du Japon, du Mozambique ou de Palestine. Mais comme les règles de l’industrie sont très strictes et que tout est contrôlé par les multinationales (télévisions ou plateformes), s’ils ne possèdent pas les droits, il faut que tu clarifies toute la chaîne de droits pour diffuser un film. C’est la gestion industrielle de la chose. Mais à l’époque, les films n’étaient pas produits pour avoir ce genre de distribution. La plupart des films militants ont été produits pour éveiller les consciences et non pour faire du profit. On retrouve cette même réalité dans l’œuvre de Jocelyne.

La question de la « migration » de ces images est quelque chose de marquant dès lors qu’on commence à découvrir l’œuvre de Jocelyne Saab dans son intégralité : les images reviennent, les gens qui les traversent reviennent, les obsessions de la cinéaste reviennent elles aussi sans cesse, jusqu’à la fin de sa vie. Mais en ayant accès au matériel original des films — c’est quelque chose que je souhaite soulever dans le court papier que je propose pour ce numéro —, on découvre beaucoup de choses sur la fabrique du cinéma de Jocelyne Saab. Les questions posées par Mohanad Yaqubi, lesquelles concernent également sa pratique personnelle d’artiste, manifestent l’impact politique de l’œuvre par-delà sa narration et les images projetées. Une histoire du matériau propose des pistes à une histoire des pratiques, et c’est pour nous une chance d’avoir pu approcher de si près cette histoire d’une époque que les numérisations écrasent un peu dans sa réalité politique.

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Itinéraire en réseau et résonance, transnational et transgénérationnel

Je me permets de saisir l’occasion de cet article pour remercier, en mon nom et en celui de Jinane Mrad, avec qui je travaille au coude à coude depuis trois ans sur ce projet, toutes les personnes qui ont rendu possible l’établissement d’un projet ainsi en passe de se pérenniser.

Cet engagement au service de l’œuvre de Jocelyne Saab s’est manifesté à de nombreuses reprises. Grâce au travail graphique de Nathalie Rizk, nous avons pu donner une identité au projet. Les tentatives malheureusement infructueuses de Manon Gorecki, de Mathilde Chassagneux et des membres actifs de l’Association des amis de Jocelyne Saab pour trouver des financements nous ont contraintes, Jinane et moi, d’appréhender le projet de façon élargie et pérenne.

Nous ne saurions d’ailleurs suffisamment remercier Robert Byrne pour son précieux soutien lors de ces ateliers, et par la suite. C’est à lui que nous devons le partenariat que nous avons établi avec Walter Plaschzug, constructeur du logiciel Diamant HS-Art, qui a accepté d’équiper à titre gracieux huit mois durant cinq postes de travail sur lesquels les participants de nos ateliers (Mounir Al Mahmoud, Ralph Aoun, Adrien Von Nagel, Séverine Préhembaud, Nadim Kamel, Wassim Tanios) ont pu travailler à la restauration des films documentaires de Jocelyne Saab.

Nous avons également organisé, avec la participation de l’Institut National de l’Audiovisuel (INA), un atelier de formation au scan dans le laboratoire de Mohanad Yaqubi à Gand. Celui-ci nous a permis de saisir davantage de nuances dans le travail de numérisation et d’étalonnage. Nous avons cette fois fait la connaissance de Jean-Philippe Bessas, qui s’est lui aussi engagé dans le projet en participant au scan de plusieurs films et de l’ensemble des bandes magnétiques dont nous disposions.

L’étalonnage des films, réalisé par Chrystel Elias à Beyrouth, a été accueilli dans les locaux de LucidPost. Une fois encore, le Polygone étoilé a soutenu cette nouvelle étape en se joignant à ThePostOffice pour la mise à disposition de leurs stations de travail.

À la suite du premier atelier organisé au Polygone étoilé, un véritable travail de suivi a été rendu possible grâce à la disponibilité d’Adrien Von Nagel, « couteau suisse » de notre équipe technique, qui a numérisé la plupart des films sur le scanneur du Polygone étoilé et a également réalisé la restauration image et l’étalonnage numériques de certains films. Le groupe de restaurateurs a été rejoint par Manal Zakharia, en formation à l’INA, par Margaux Chalençon, en formation à la ZinEskola, et par Maël Simon, formée auprès de Jean-Philippe Bessas à l’INA. La restauration du son a été entièrement prise en charge par Monzer El Hachem, ayant réalisé par le passé un remarquable travail de restauration sur la numérisation des disques de la collection de la fondation AMAR 5 .

Cette rétrospective, organisée dans une Cinémathèque évidemment équipée pour montrer de la pellicule, rend hommage à ce paradoxe du numérique qui permet aux films de circuler et donc, d’exister. Il nous semble en effet que le numérique rend la question de la préservation des matériaux originaux d’autant plus indispensable : les films, quand ils sont facilement visibles, peuvent plus naturellement prendre place parmi les exemples incontournables de la grande histoire mondiale du cinéma : c’est le cas, désormais, des films de Jocelyne Saab.

NB : Un coffret DVD accompagné d’un livre sera édité en France, en 2023, par Les Mutins de Pangée, pour permettre aux films une distribution élargie.

Notes

  1. Saluons là Adrien Von Nagel, responsable de toutes les numérisations au Polygone étoilé.
  2. Pour le catalogue de ces éditions, voir leur site : http://www.editionscommune.org/article-cinema-hors-capital-e-avec-film-flamme-et-le-polygone-etoile-73084437.html (consultation le 15 juin 2022).
  3. Film flamme est le nom de l’association qui gère le Polygone étoilé : http://www.polygone-etoile.com/ le 15 juin 2022).
  4. Il s’agissait de la série de projections « Beyrouth, plusieurs fois » programmée internationalement par Nour Ouayda et Philip Widmann en soutien aux victimes de l’explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020, que j’ai coordonnée à Marseille grâce à l’accueil de Martine Derain au Polygone étoilé.
  5. Foundation for Arab Music, Archiving and Research, https://www.amar-foundation.org/ (consultation le 20 juin 2022).